Des électeurs aux "grands électeurs"

  • Par: Philippe Paquet

Un compromis historique entre scrutin direct et élection indirecte est à l’origine d’un système tarabiscoté.

Les pères fondateurs de la nation américaine étaient partagés entre l’élection directe du Président par la population et son élection indirecte par le Parlement ou le Congrès. Ils convinrent d’un compromis qui mit en place un des plus singuliers systèmes électoraux qui soient.

Le "mardi qui suit le premier lundi de novembre", cette année le 8 novembre, les Américains qui sont âgés de 18 ans au moins (depuis l’adoption en 1971 du XXVIe Amendement qui abaissa la majorité électorale) et inscrits sur les listes électorales (le vote n’est pas obligatoire aux Etats-Unis), se rendront aux urnes pour élire notamment leur Président, mais pas directement. Certes, ils cocheront effectivement sur leur bulletin de vote le nom de leur candidat préféré (et celui de son colistier, candidat à la Vice-Présidence). Toutefois, ce qu’ils éliront, en fait, ce sont de "grands électeurs" (ou membres du "Collège électoral"), préalablement désignés par les instances des partis. Ce sont eux qui, dans un deuxième temps, éliront formellement le Président et le Vice-Président.

Ce "Collège électoral" est constitué Etat par Etat (on oublie trop que les Etats-Unis sont un Etat fédéral : la procédure électorale y relève de la prérogative des Etats). Le nombre de "grands électeurs" dans chaque Etat est égal au nombre de députés que cet Etat élit à la Chambre des représentants à Washington, augmenté des deux sénateurs que chaque Etat envoie aussi à Washington. Ce chiffre varie donc selon la population des Etats et suit l’évolution démographique que mesure tous les dix ans le recensement national. Le total reste invariable, fixé à 538 : les 435 députés, plus les 100 sénateurs, plus trois grands électeurs pour Washington DC depuis que le XXIIIe Amendement à la Constitution assimile le siège de la capitale fédérale à un Etat. Pour être élu, un candidat à la Maison-Blanche doit rallier à lui la moitié du Collège, soit 270 grands électeurs, le chiffre "magique" par excellence dans la vie politique américaine.


nombre electeurs

Les gros lots et les Etats qui "balancent"

Il en découle que les Etats les plus peuplés déterminent largement le cours d’un scrutin présidentiel. En vertu du recensement de 2010 (qui sert de référence pour les élections de 2012, 2016 et 2020), le gros lot demeure la Californie, forte de 55 grands électeurs. En deuxième position avec 38, le Texas a détrôné New York, qui partage désormais la troisième place avec la Floride (29). Suivent la Pennsylvanie et l’Illinois (20), l’Ohio (18), la Géorgie et le Michigan (16), la Caroline du Nord (15)… Tous les Etats octroient la totalité de leurs grands électeurs au vainqueur du scrutin présidentiel ("winner-take-all"), à l’exception du Nebraska et du Maine qui les répartissent à la proportionnelle.

Si les Etats les plus peuplés sont donc d’une importance primordiale, certains le sont plus que d’autres : ce sont les "swing states", ces Etats qui, historiquement, "balancent" entre les deux grands partis. Car, si la Californie se prononce traditionnellement pour le candidat démocrate et le Texas pour son adversaire républicain, la Floride, l’Ohio et d’autres Etats cruciaux choisissent tantôt l’un tantôt l’autre. Ce sont donc ces "swing states" qui constituent le véritable enjeu pour un prétendant à la Maison-Blanche, bien plus que le vote populaire - l’élection de George W. Bush en 2000 a rappelé qu’un candidat (en l’occurrence Al Gore) pouvait perdre un scrutin présidentiel tout en ayant obtenu plus de voix à l’échelle nationale que son rival.

La véritable élection du Président

Le "premier lundi qui suit le deuxième mercredi de décembre", les grands électeurs désignés lors du scrutin présidentiel se réunissent dans la capitale de leur Etat respectif pour "élire" le Président. Les résultats de ces votes dans les cinquante Etats plus Washington DC seront officiellement comptabilisés par le Congrès (Chambre et Sénat réunis), le 6 janvier, et l’élection du Président sera dès lors proclamée - de quoi entretenir la fiction d’un chef de l’exécutif choisi par le pouvoir législatif. Deux semaines plus tard, le 20 janvier, le Président prête serment et le mandat de son prédécesseur se termine.

L’ultime originalité du système réside dans le fait que ni la Constitution ni aucune loi fédérale n’impose à un grand électeur de voter pour le candidat à la Présidence qu’il est censé soutenir conformément au vote populaire. On peut donc très bien imaginer une rébellion - c’est au demeurant arrivé, mais dans moins d’un pour cent des cas depuis la fondation des Etats-Unis, insistent les historiens. Les "traîtres" ont été systématiquement désavoués et parfois punis, ce qui n’empêche pas les partis d’exiger de plus en plus des grands électeurs un serment de loyauté.

  • Par: Philippe Paquet