Prostitution

Par Sophie Devillers et Isabelle Lemaire

Vanessa, de l'enfer d'Ibiza au trottoir à Liège

Interview : Isabelle Lemaire


Vanessa est assise dans la salle d'accueil de Start Mass. Un vendredi sur deux, elle vient au centre pour voir le médecin et se faire prescrire de la méthadone en gélules. "J'en suis à 75 mg par jour et je vais lui demander de passer à 70 mg. J'espère que d'ici un an, je touche du bois, j'aurai arrêté complètement", précise-t-elle. Vanessa a 37 ans mais, curieusement, on peut lui en donner 10 de moins. L'extrême minceur, sans doute, et l'allure juvénile qui va de pair. On la sait jolie, malgré les stigmates des excès, des violences, des maladies qui s'affichent sur son visage et sur son corps. Ses yeux ont une couleur lumineuse, entre le bleu et le vert pâle, avec une touche ambrée. Sa voix est un peu traînante, comme celle de la plupart des toxicomanes. Elle accepte d'emblée de nous raconter son histoire, sans fard.

J'espère que d'ici un an, je touche du bois, j'aurai arrêté complètement.

Tout a mal commencé. Un père qui meurt quand elle avait 12 ans et une mère qui se désintéresse de son sort. Vanessa est confiée successivement à différents membres de sa famille, dont un oncle alcoolique et toxicomane, et elle ne peut créer d'attaches durables. A 13 ans, elle commence à fuguer et finit en IPPJ. (Institution publique de protection de la jeunesse, NdlR). "Même de là, j'ai fugué." La plus longue et la dernière escapade aura duré un an et demi. Elle loge chez son petit copain Ugo, de quelques années plus âgé qu'elle. Un jour, "il est tombé en prison". L'adolescente de 17 ans, sans aucune ressource financière, s'est "retrouvée à tapiner. Toute seule (sans souteneur, NdlR). Personne n'a envie de faire ça mais tu penses à la vie. Il faut bien manger, te loger." Ce que Vanessa ne sait pas encore, c'est qu'elle est enceinte. Elle ne s'en rendra compte qu'à deux mois du terme.

Brutalisée par ses souteneurs

La jeune femme a des envies d'ailleurs et elle rencontre "un personnage", comme elle le désigne. "Il m'a demandé si ça m'intéressait d'aller en Espagne. J'ai dit oui. Je suis partie avec lui et une autre fille. A la sortie de l'aéroport, j'ai vu un visage différent. Je me suis dit : 'Merde, voilà...'". Ce qui l'attend, c'est l'abattage en club, à Ibiza. "Je devais faire des clients régulièrement et lui ramener une quantité d'argent. Lui ne m'en donnait pas. Si je ne faisais pas assez de clients, j'étais censée en faire sans préservatif, ce que j'ai toujours refusé." Et elle raconte les brutalités commises par ses souteneurs : privée de nourriture, brûlée au bras avec un briquet ou des cigarettes. "J'étais terrorisée." Les filles sont sous surveillance étroite. "Je me suis sauvée grâce à un client qui m'a prise à son domicile. Je lui ai expliqué ma situation et on a pris le premier avion pour Palma de Majorque. J'ai déposé plainte et mes maquereaux ont été arrêtés. Ils étaient recherchés par Interpol."

Peu de temps après sa libération, Vanessa accouche d'une petite fille qu'elle laisse aux bons soins d'un couple de Français et elle entame une nouvelle vie en Espagne. Des boulots réglos mais aussi une lourde consommation d'alcool. "Dès le matin, avant même de boire un café, et tous les jours." Cela va durer 18 ans. Elle découvre qu'elle a un cancer des ovaires. Après traitement, c'est la rémission.

Il y a 5 ans, Vanessa doit quitter l'Espagne à cause de la crise économique qui frappe durement le pays. "Je ne trouvais plus de travail." Où aller ? Ce sera retour à Liège, en terre connue, mais sans sa fille qu'elle laisse là-bas. "Elle n'aurait pas eu un bel avenir : à Liège, il y a beaucoup de toxicomanes, de deals. Ma fille ne fume pas, ne boit pas, ne se drogue pas. Je lui ai dit de ne pas toucher à cette merde."



Quelques taches pour se changer les idées

Elle s'installe brièvement chez sa mère mais ça ne passe pas, vu leur passif, et elle règle ses comptes avant de la quitter. "Depuis que je lui ai dit tout ce que j'avais sur le cœur, je n'ai plus bu une goutte d'alcool." Vanessa a renoué avec son petit ami d'adolescence, le père de sa fille. Il prend de l' héroïne. "J'ai commencé à consommer avec lui. Je me suis dit que ça allait un peu me changer les idées de fumer quelques taches. C'était une erreur que j'ai payée très cher et qui a ruiné ma vie. Au bout d'une semaine, je pensais que je n'allais pas être en manque. Quand j'ai voulu arrêter, ce n'était pas tout à fait le cas. Je me suis sentie très mal. Prendre de l' héroïne n'a jamais été un plaisir. Pas du tout."

Prendre de l' héroïne n'a jamais été un plaisir. Pas du tout.

La manière de financer la consommation du couple est vite trouvée : retourner sur le trottoir. "Je travaillais tous les jours dans le quartier (de la prostitution, Cathédrale Nord, NdlR) pour acheter 5 grammes de à Maastricht, notre consommation quotidienne, à 120 euros." Tarifs : 50 euros la passe et 25 euros la fellation, qu'elle a dû revoir à la baisse. "Il y a des filles qui font ça pour une dose, une tache de ou une tête de coke, pour 5 ou 10 euros."



Dégoût, danger et violences

L’écœurement est permanent. "C'est horrible. Je ferme les yeux et je pense que c'est pour l'argent. Je n'ai jamais eu de plaisir ; c'est impossible." Et le danger omniprésent. Un jour, elle passe à deux doigts de la mort, selon ses propres dires. "Le client avait l'air gentil. Arrivé dans la maison, il sort un couteau et m'attache les mains. J'ai vécu 8 heures d'enfer. Il m'a fait mal, il m'a frappée mais je ne l'ai jamais laissé me violer. Je l'ai supplié de me détacher et j'ai réussi à m'enfuir, à poil."

Vanessa s'injecte de temps en temps de la cocaïne. "C'est comme ça que j'ai attrapé l'hépatite C il y a quatre ans. Je n'avais plus de seringue propre. J'en ai demandé une à quelqu'un. Elle était soi-disant propre..." Elle se fait dépister avec une copine. Elles apprennent qu'elles sont toutes les deux contaminées. "On a pleuré."

Au bout de trois années d'héroïnomanie, Vanessa entend parler, par une prostituée, de Start Mass et de son programme de délivrance de méthadone. Elle s'inscrit et entame un traitement de substitution. Elle fera deux brèves rechutes dans l' héroïne mais elle s'accroche.

Vivre dans l'insalubrité

Aujourd'hui, sa situation reste extrêmement difficile. Vanessa n'a pas d'adresse à faire valoir ; elle a perdu son droit au CPAS et n'est plus en ordre de mutuelle. Avec le père de sa fille, un injecteur d' héroïne, elle squatte un lieu sans eau, chauffage et électricité. Elle dort sur deux fins tapis de mousse empilés. "Je me débrouille. Pour aller aux toilettes, j'ai un seau et de la Javel. J'ai une bassine pour me laver et un camping gaz pour me faire du café ou réchauffer de la nourriture." Pour gagner de l'argent, elle a gardé quelques clients. Elle s'appuie aussi sur un "papa gâteau". "J'ai un ami qui m'aide souvent ; un ancien policier qui m'aide à téléphoner à Start pour les prises de rendez-vous ou à laver mon linge. Je peux me laver chez lui de temps en temps." Il y a des contreparties ? "Oui." Des faveurs sexuelles ? "Oui. Je n'ai pas le choix. Je n'ai vraiment pas le choix."

Si on me trouve du travail, je suis partante. Je suis prête à nettoyer les rues. Il me faudrait juste un petit coup de chance.

La jeune femme veut reprendre pied dans une vie normale. "Si on me trouve du travail, je suis partante. Je suis prête à nettoyer les rues. Il me faudrait juste un petit coup de chance." Elle n'a rien dit de sa situation à sa fille, qu'elle a pu revoir en 2016 en Espagne et avec laquelle elle reste en contact via Facebook. "Je n'aimerais pas qu'elle sache. J'aimerais bien la revoir mais pas dans ces conditions-là."

Deux drames de plus

Le sort, en tout cas, continue à s'acharner. Après avoir fait deux hémorragies cet été, elle a été informée que le cancer des ovaires avait récidivé. Et puis, le 30 septembre, Ugo, son compagnon et père de sa fille, a fait une overdose sous ses yeux. Vanessa a veillé, pendant plusieurs jours à l'hôpital, son homme plongé dans un état végétatif, avant que la décision de le débrancher soit prise.

Si Vanessa témoigne, c'est aussi et avant tout pour faire passer un message. "J'ai honte d'être toxicomane. On n'est pas fier. Ce n'est pas un diplôme qu'on a. J'ai déconné. Franchement, j'ai déconné. Si je peux dire quelque chose aux jeunes filles, c'est qu'elles ne tombent jamais dans cette merde, qu'elles n'y touchent jamais car ça va détruire leur vie et leur santé."


"On tombe dans la prostitution parce qu'on se drogue"

Interview : Sophie Devillers et Isabelle Lemaire


André Renouprez est retraité de la police. Il a été inspecteur à la brigade judiciaire de Liège, en charge de la prostitution.



En quoi drogue et prostitution sont-elles liées à Liège ?

Vers 2005, la prostitution de vitrine a été supprimée par un arrêté du bourgmestre. Cela a changé la dynamique. On a fermé leur lieu de travail, leurs revenus et il y a donc eu un flux migratoire vers les villes où il y a des lieux de prostitution. Mais la prostitution de rue s'est maintenue à Liège. Sont restées, en grosse majorité, les racoleuses. Je suis sûr et certain que ces prostituées de rue, qui sont issues de n’importe quel milieu, parfois même favorisé, sont en majorité des consommatrices de drogue. Pour moi, les filles - ou les hommes, il y en a aussi - sont des victimes. Pas des victimes de l’humanité mais de la drogue. On tombe dans la prostitution parce qu'on se drogue. A un moment, la drogue coûte tellement cher, qu'elles se prostituent. Ces garçons et ces filles n’ont pas d’argent de poche et ne peuvent pas assumer la consommation de quatre ou cinq boulettes par jour. Pour ça, il faut un bon salaire ! On remarque aussi que ces dames et ces jeunes messieurs sont SDF : ils habitent dans un squat, chez une copine...



Comment aborder ce phénomène quand on est policier ?

Le but de la police, c’est le maintien de l’ordre public. Et en terme d'ordre public, c’est dérangeant de voir des filles qui se promènent rue Cathédrale, de se faire aborder quand votre femme et vos enfants sont un peu plus loin en train de faire du shopping. Je comprends le bourgmestre qui dit : "on en voit trop". Il y avait donc des consignes de tolérance zéro, avec des arrestations systématiques. Je me souviens qu'on faisait des rafles systématiques le soir. On relâche la prostituée après 12 heures mais, après une nuit au poste de police, elle est en manque. Donc elle se prostitue pour acheter sa came et, automatiquement, au début de la journée, on la retrouve dans la rue alors que les commerces sont ouverts ! Face à ce phénomène de la prostitution de rue, la création d'un Eros center a été beaucoup étudiée mais il y a eu des marche avant et arrière (il se fera finalement dans la ville toute proche de Seraing, NdlR). L'idée serait que les prostituées travaillent dans un endroit encadré, où il y a une permanence sociale, où la police est là. Une autre possibilité, c'est de créer une zone P pour la prostitution de rue (une zone où le racolage serait toléré et sécurisé, NdlR). Ca, c’est la seule solution. La zone P ne doit pas être nécessairement au centre-ville ; elle peut être délocalisée. On pourrait y trouver un container avec une petite salle pour la police et les associations, un distributeur de préservatifs... Mais il y a eu beaucoup de réunions, on discute beaucoup pour ne pas faire avancer le projet.



Vous-même, pratiquiez une approche assez "sociale" avec les prostituées de rue…

J’étais responsable des enquêtes. C'est un autre aspect du travail de la police. Mon idée était qu’il fallait une présence permanente parmi les prostituées. C’est un peu comme le radar fixe : vous levez le pied. Ce ne sont pas des filles méchantes mais il y a aussi tout ce qui gravite autour. C’est un milieu qui rapporte de l’argent et les toxicomanes essayent de vendre de la drogue. Le fait pour la police d’être souvent présente, ce n’était ni pour protéger les filles - ce n'est pas notre rôle - ni pour les embêter. Mais s’il y a un problème, on est là. Et puis, surtout, les filles sont des “balances”. Dès le moment où on est correct avec elles, dès qu'il se passe quelque chose, elles nous en parleront. Le service avait d’ailleurs un GSM de garde sur lequel elles pouvaient laisser des messages. Il y avait un lien de confiance avec elles. On essayait aussi de les inciter à aller vers les associations de quartier comme Icar, Espace P. Mais je n’ai vu aucune fille s’en sortir durablement. Parfois, si elles mettaient un pied de travers, elles allaient en prison. Après 7 ou 8 mois, on les voyait revenir remplumées, et puis elles replongeaient... Le but du jeu était pourtant d'essayer de les sortir de tout cela. Mais c'est un peu le même phénomène que celui qui fume, qui arrête pendant dix ans, et qui replonge à cause d'un petit problème personnel. Ce sont des filles fragiles psychologiquement. Le taux de mortalité est aussi très élevé : de 2004 à 2017, on recense 22 décès parmi les prostituées de rue à Liège.







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©La Libre.be 2018 - Immersion dans le Liège des toxicomanes By La Libre.be