Hôtel de ville

Par : Sophie Devillers et Isabelle Lemaire

"Une salle de conso permet de redorer l'environnement urbain"

Interview : Sophie Devillers


Elles existent dans les pays voisins, pas (encore ?) en Belgique. Le bourgmestre Willy Demeyer est un fervent défenseur du concept de "salle de consommation à moindre risque", qu'il souhaiterait implanter dans sa ville de Liège.  “Il s’agit d’un lieu prévu et aménagé pour que les utilisateurs de drogues qui fument ou s’injectent des substances puissent accomplir cet acte dans de meilleures conditions sanitaires  et sécuritaires. L’objectif est d’éviter une série de nuisances connexes qui y sont liées, autant pour les riverains, que pour l’usager lui-même”, détaille Pablo Nicaise, expert en santé publique (UCL) qui a visité plusieurs de ces salles, et qui participe à une étude scientifique commandée par la Politique scientifique fédérale sur le sujet.




La loi belge à changer

Les avantages ? “La première chose utile, pour la population, c’est que la consommation, interdite, illicite,  ne se fait plus sur la voie publique, de manière clandestine et cachée : parkings, escalier d’immeuble, où les riverains se retrouvent face à des personnes qui s’injectent de la drogue. Cela les  met en danger, c’est désagréable et choquant pour eux. Et pour les villes, cela permet de redorer l’environnement urbain en supprimant les nuisances." Cependant, la loi belge condamne explicitement “l’entretien de la toxicomanie”. Pour créer une telle salle,  une solution serait de changer la loi, ou, à défaut, de considérer la salle comme une expérimentation médicale et scientifique, qui ne pourrait alors être que transitoire. La question se règle donc au niveau fédéral.  La N-VA, entre autres, s’y oppose fermement : pour elle, il s’agit d’une “libéralisation des drogues”.

“On ne dit pas aux gens : 'c’est très bien de se droguer, on va vous aider à le faire'", expose Pablo Nicaise,  "le but c’est d’éviter les problèmes de santé et les aider à reprendre pied. Ne vont dans ces endroits que les gens qui ont l’intention de consommer. Je comprends ceux qui disent : 'vous facilitez la drogue, alors qu’il faut l’interdire' ! Mais la réalité c’est que ces produits sont interdits et ils circulent. C’est une solution pragmatique. A ceux qui disent 'vous facilitez la toxicomanie', j'ai l'habitude dire : vendre des verres chez Ikea ne facilite pas l’alcoolisme, cela rend juste plus confortable de boire. Et les deux points de vue ne sont pas si incompatibles qu’ils en ont l’air. La salle de conso, qui pourrait apparaître comme du fatalisme (on ne lutte pas contre la drogue) peut faciliter le retour vers des soins plus classiques (par exemple, de désintoxication)."



Hausse de 30 % des entrées en programme de "désintox"

Les “salles de conso” existent aux Pays-Bas, en Allemagne, en France, au Luxembourg, pays ayant des approches et des cultures différentes en matière de répression de drogues. Les études montrent des effets positifs, résume l’expert. "En  ce qui concerne l’usager, la consommation devient moins dangereuse. En matière de toxicité, à part la dépendance, ce sont surtout les conditions de vie qui accompagnent la prise de drogue qui sont dangereuses", souligne Pablo  Nicaise. Lors de consommation “sauvage”, le risque réside ainsi dans l’usage d’un matériel déjà utilisé ou dans une une injection mal réalisée en état de stress. Outre des conditions sanitaires et sécuritaires améliorées, comme la salle est un lieu encadré par des professionnels (infirmiers, assistants sociaux), le dispositif permet aussi un contact social et il peut être une voie pour entamer une démarche thérapeutique. Particulièrement pour un noyau dur de population plus marginale, qui ne franchit pas la porte des dispositifs existants, selon Pablo Nicaise. Une étude à Vancouver (Canada) a ainsi montré une augmentation de 30% d'entrée dans des programmes de désintoxication.




Pas d'effet sur la petite criminalité

Mais le concept ne règle pas tout. “Les études montrent ainsi que les salles de consommation n’ont pas d’effet sur la criminalité découlant du besoin  d'argent pour se procurer le produit (vols…), mais qu’elles ont un effet majeur sur les nuisances. Cinq études menées à Vancouver, Sydney et Barcelone ont montré une diminution de 40 à 75 % des seringues abandonnées. Cela fait disparaître les problèmes de scènes ouvertes,  où les usagers se retrouvent, attirant les dealers qui connaissent ces endroits.” Scènes de deal qui ne disparaîtront pas mais qui seront davantage “dispersées”, donc plus discrètes. Sur la mendicité, cela jouera aussi “indirectement”, en remettant en contact les personnes désorganisées en contact avec les services sociaux, donc éventuellement avec des sources d'allocations.

Les recherches montrent que les salles sont fréquentées par les usagers du voisinage proche mais qu'elles ne semblent pas attirer les personnes d’autres quartiers. La réussite implique cependant que l’implantation de la salle de consommation se fasse près de lieux déjà fréquentés par les toxicomanes. Cela exige également une importante information et concertation vers la population et l’établissement d’un bon rapport ou au moins d’un modus vivendi entre usager et policiers. “J’ai vu, dans une salle de conso au Pays-Bas, flics et toxicomanes, manger ensemble au réfectoire”, raconte encore Pablo Nicaise.

Willy Demeyer : "La salle de consommation est une solution mais le fédéral fait obstacle"

Interview : Isabelle Lemaire et Sophie Devillers


Willy Demeyer (PS) est le bourgmestre de Liège depuis 18 ans. Il évoque sa gestion politique de la toxicomanie à Liège et son actualité : le combat pour ouvrir une salle de consommation à moindres risques dans la ville.



Il nous parle tout d'abord de l'impact que la toxicomanie a sur Liège.



Quand vous êtes entré en fonction en 1999, aviez-vous conscience du problème de la toxicomanie à Liège ?

Ce que j'en connaissais, c'est au travers du contrat de sécurité, avant que je sois bourgmestre. J'avais été associé à la définition des pistes de travail à faire dans ce secteur. Je n'étais pas un grand spécialiste de la chose. Je savais que ça existait, que ça se passait à Liège et qu'on s'en occupait mais j'y étais fort peu confronté. J'ai découvert cela plutôt comme bourgmestre.




Le 1er novembre 2017, quand vous avez quitté votre poste de député fédéral, vous avez fait cette déclaration : "ma présence à Liège est plus que jamais requise pour régler des problématiques sociales comme la mendicité ou la toxicomanie". C'est donc bien une priorité et une problématique cruciale à Liège ?

On pourrait se contenter de ce qu'on a, de ce qui est mais, oui, c'est une priorité par rapport aux ambitions que nous avons, qui sont sociales et vis-à-vis de la ville, de la population. Nous avons déjà une ville plutôt inclusive et il faut encore perfectionner cela. C'est la mentalité des Liégeois : ne pas se diviser, ne pas se dresser les uns contre les autres. On aime vivre ensemble. Il faut donc trouver une manière de traiter socialement le problème, dans le respect des personnes concernées mais aussi de toutes les autres personnes qui demandent la tranquillité et de la ville elle-même. J'ai cette priorité qui, malheureusement, n'a pas pour le moment trouvé de réponse, malgré les efforts des secteurs concernés et les miens, législatifs et autres. J'ai roulé ma bosse dans toutes les assemblées du pays (Communauté française, Région, Sénat et Chambre) mais, malgré mon travail assidu et celui des experts qui m'ont alimenté, on n'a pas trouvé de réponse structurée et structurelle.



Il y aurait une solution unique au problème ?

Non, pas nécessairement unique. Elle est plurielle, comme toujours quand il y a un grand problème. Il y a plusieurs réponses qui vont fragmenter le problème, l'amoindrir avant de l'annuler. La distribution de seringues, c'est l'exemple : la mesure est nécessaire mais le problème reste le produit. Une belle solution qui a ma préférence: ouvrir un centre intégré, une salle de consommation avec des services de base socio-médico-sanitaires, qui serait un dispositif parmi d'autres. Je trouverai le budget communal pour l'ouvrir.



En quoi une salle de consommation serait-elle la solution ?

Pour moi, cela tombe sous le sens car je suis un pragmatique. Et que, dans la vieille Europe, ces dispositifs existent et fonctionnent. La situation actuelle à Liège est grandement insatisfaisante et elle ne contente personne. Ces personnes qui sont dans la rue s'injectent les produits sur la voie publique, dans les parkings souterrains, au vu et au su de tout le monde, dans des conditions d'hygiène déplorables. Elles ont des comportements liés au manque, au trafic, au fait d'assouvir immédiatement leur assuétude. Elles sont dérangeantes et nuisibles. Un centre intégré leur donnerait accès à des douches, des toilettes, une tasse de café, à un peu de dignité, une accroche avec des travailleurs sociaux, qui peuvent les ramener vers autre chose, vers la société. C'est donc une solution pour ces personnes, la société et pour la police, qui pourra leur dire qu'il y a un endroit approprié pour elles. La police est assez démunie car on voit que les priorités du parquet ne sont pas celles-là. La population, elle, ne sera plus confrontée à des scènes choquantes. Et c'est une solution qui est réfléchie, réclamée par la Province et tout le secteur d'aide et de soins.




Ce dossier pour lequel vous avez déposé une proposition de loi est bloqué politiquement ?

Au fédéral, il faut changer trois mots dans l'article 3 de la loi de 1921 (sur le trafic de stupéfiants). Si on met une salle à disposition, la loi dit qu'on facilite la toxicomanie. Les freins sont dus à une attitude dogmatique, à une frilosité dans certaines régions. La N-VA et le CD&V font obstacle parce que, pour eux, c'est tolérance zéro mais avec une police fédérale dont les effectifs sont réduits et une justice qui est sinistrée. C'est donc un leurre. Ils ont toutefois consenti à une étude de faisabilité. La Région est compétente pour le financement de ce type de projet mais on nous dit qu'il n'y a pas d'argent. Laisser ce problème de toxicomanie perdurer à Liège est de nature à ce qu'il se répande. Je vais revenir à la charge, en partant de la base locale. Et je vais demander à ce que la création de salles de consommation soit incluse dans le programme du PS pour les élections communales de 2018.



Sans ces deux partis flamands, il y aurait une majorité politique pour valider votre proposition de loi ?

Il existe, dans différents groupes politiques, des parlementaires convaincus des thèses que j'ai personnifiées.


Le tout répressif dans la gestion des toxicomanes n'est pas, pour vous, une option ?

Il faut un tout, allier le préventif, le répressif, etc. Quand vous avez besoin que la répression s'exerce, je ne suis pas frileux. Je ne m'inclus pas dans une caricature de la gauche permissive. La prévention sous toutes ses formes, la réduction des risques sont aussi très importantes.



On nous rapporte certains abus commis par la police de Liège sur des toxicomanes de rue et que les policiers, finalement, ne font que les chasser, les rendre invisibles très temporairement...

Les policiers ne font qu'appliquer le règlement communal sur la mendicité (autorisée du lundi au samedi, notamment sous conditions géographiques – par quartiers - et d'horaires stricts, NdlR). Nous avons un service interne disciplinaire bien organisé qui veille à ce que le comportement des policiers soit exemplaire. Je n'ai jamais été informé d'abus manifestes. S'ils avaient eu lieu, je le saurais.


Vous le répétez depuis longtemps : vous en faites plus pour l'accueil des précarisés que vos homologues de la province, au risque de créer un appel d'air. Qu'avez-vous à dire aux bourgmestres voisins ?

Liège est victime du problème de la centralité : elle attire des personnes venues d'autres communes. Nous avons sur le dos le poids de la grande précarité. Quand il s'agit d'ouvrir des infrastructures, cela peut donc être un puits sans fond, avec un effet d'aimantation. Il faudrait trouver un moyen pour que les gens soient aidés là d'où ils proviennent.



Et que répondez-vous aux commerçants autour de la place Saint-Lambert que nous avons rencontrés, qui disent qu'ils se sentent abandonnés des autorités communales ?

Je leur dis : oui, c'est vrai, la ville est abandonnée par le fédéral, par la Région et la Communauté française, par les pouvoirs qui ont dans leurs attributions les solutions potentielles. Personnellement, j'ai fait presque tout ce que j'ai pu.



Tadam a été un projet important à Liège. Quelles sont les conséquences de son arrêt ?

On m'a dit que la plupart des patients, qui avaient fondé un espoir dans le projet, sont retombés plus bas que leur situation avant Tadam, dans une forme de marginalité. J'aurais souhaité que l'expérience se poursuive, afin qu'ils puissent recevoir des soins et mener une vie quasiment normale. La distribution contrôlée d' héroïne médicalisée s'inscrirait dans le dispositif général, à proposer à certains qui fréquenteraient la salle de consommation.



Liège a lancé une opération de marketing territorial, Liège Together. Quelle image voulez-vous qu'on ait de Liège à l'extérieur et en quoi la question de la toxicomanie vient percuter ou perturber cette campagne de marketing ?

L'image d'une métropole connectée, résiliente, moderne, culturelle et cultivée. Sur la toxicomanie, on ne le nie pas : on a un problème et il faut le régler. Si on nous laissait faire, ce serait déjà réglé.



Quel bilan dressez-vous de vos 18 ans de mayorat en matière de gestion de la toxicomanie ?

Le phénomène urbain n'est pas correctement apprécié par des entités comme la Région, la Communauté française et le fédéral. Tout est prêt de notre côté. Nous avons des équipes au fait de ces choses-là. C'est une déception de ne pas être entendu par ceux qui peuvent adapter le cadre législatif, alors que le dossier est prêt et étudié scientifiquement. Il fallait mener à Liège, et c'est ce que j'ai fait, une politique de coproduction des solutions avec la population, les toxicomanes, les associations, les services publics. Ce sont des problèmes tellement lancinants... Si derrière le commerçant qui se plaint, il y a un chiffre d'affaires, des clients un peu perdus, derrière chaque toxicomane, il y a une détresse humaine. Et derrière un policier qui doit intervenir, il y a aussi une détresse. Quand la ville va bien, je vais bien. Et quand elle va moins bien, je vais moins bien.

Trois visions politiques de la toxicomanie à Liège

Interviews : Isabelle Lemaire


Nous avons rencontré trois chefs de groupe du conseil communal de Liège, Michel de Lamotte (CDH, majorité), Christine Defraigne (MR, opposition) et Caroline Saal (Ecolo, opposition), pour les questionner sur la politique de gestion de la toxicomanie menée et à mener dans la ville.





Comment jugez-vous la politique de gestion de la toxicomanie menée par le bourgmestre ?



Il faut des solutions nouvelles pour gérer le problème et Tadam en a été une. S'il fallait relancer ce projet, nous serions partie prenante. Je souligne et remercie l'action du monde associatif (soins, prévention), des centres d'insertion socio-professionnelle. Les pouvoirs publics ont pris leur part et sont complémentaires avec les associations.



Je reproche à Willy Demeyer de s'être contenté d'avoir lancé la thématique de la salle de consommation comme argument de com' et de campagne, au détriment d'une approche globale et de réseautage. Egalement son absence de structure et de coordination dans l'action ainsi que le fait qu'il se retranche derrière les autres niveaux de pouvoir et les obstacles purement juridiques pour justifier le blocage du dossier de la salle de consommation, au lieu d'activer d'autres leviers. Je soutiens ce qui a été fait (Tadam) mais ça a coûté cher.



Un bon point, c'est son ouverture aux innovations comme Tadam et la salle de consommation. Sa limite, et même si je comprends le sentiment d'insécurité, c'est sa considération de la toxicomanie comme nuisance publique. Il faut en effet rappeler que la plupart des personnes que l'on voit en rue ont des problèmes importants de santé mentale. Ce ne sont pas juste des tox mais bien des citoyens qui ont des besoins. Il n'y a pas non plus de réduction des risques dans les événements festifs liégeois de grande ampleur (comme le festival Les Ardentes) liés par des conventions avec la Ville. Je me demande également si les policiers sont formés à l'approche des usagers de drogues : être capables de détecter quel produit ils ont pris ou savoir quelle aide leur apporter.





La toxicomanie est ou sera-t-elle un sujet, un enjeu de campagne pour les élections communales de 2018 ?



Ce n'est pas un thème qu'on met en avant mais il va s'inviter dans un dossier plus complet, celui de la sécurité, également dans ceux du vivre ensemble, de la santé publique et de la prévention. La toxicomanie n'est pas, je crois, la priorité des Liégeois mais ce n'est pas une raison pour ne pas s'en inquiéter.



Oui, comme pour toutes les campagnes électorales. Je déplore qu'en 2012, la salle de consommation a surgi comme un lapin d'un chapeau avec un débat manichéen : pour ou contre. Je les ai réclamés mais on n'a pas eu de vrais débats à ce sujet au conseil communal.



Je le souhaite car il y a une responsabilité à évoquer cette question, à constater le phénomène important de la consommation. Il faut porter le débat à d'autres niveaux de pouvoir et voir comment Liège, au niveau communal, peut répondre à ce phénomène de consommation.





Si vous êtes élu(e) bourgmestre en 2018, quelle politique de gestion de la toxicomanie mènerez-vous ?

cdh

Je n'ai pas de solution toute faite mais il faut gérer le problème de façon impérative et dynamique. On n'a pas à rougir de ce qu'on a fait dans le passé ; il ne faudra rien révolutionner. On pourra s'appuyer sur ce qui existe, évaluer avec les professionnels du secteur comment améliorer les politiques de soins car la toxicomanie est un problème de santé publique qui se gère dans les hôpitaux. Je prône une gestion du phénomène dans le respect des personnes (toxicomanes, Liégeois, commerçants, travailleurs de terrain). Je salue le travail des policiers et j'aurais peut-être envie de les former davantage à l'approche des toxicomanes et à ce qu'ils peuvent subir de leur part, en maillage avec les travailleurs sociaux. Je suis très favorable à la traque au racolage car je trouve ça insupportable et il faudra peut-être envisager la pénalisation du client. Le volet de la prévention est très important. Il y a un travail à faire avec les mouvements de jeunesse, l'école, les maisons de jeunes, les clubs de sport. C'est une problématique qui touche les familles, toutes les couches de la population. Il ne faut donc laisser personne sur le bord du chemin.



Je suis mère d'un adolescent et c'est une question qui m'a toujours interpellée car c'est ma plus grande angoisse. Je n'aurais pas la prétention de tout régler en un claquement de doigts mais j'aurais de l'énergie. Il faut une stratégie multidimensionnelle, sur plusieurs fronts et angles d'attaque, un dispositif intégré. Je salue le travail de la police, de la justice ; aussi du monde associatif mais il est saturé et ne peut pas tout gérer. Les pouvoirs publics doivent donc aussi prendre le relais en répondant à des questions de santé, d'hygiène, d'alimentation, de lien social, de réduction des risques. C'est une guerre qu'il faut mener contre la toxicomanie. Je serais sans pitié vis-à-vis du deal et la consommation doit rester une infraction pénale. La répression doit faire son œuvre mais être intelligente et s'accompagner d'une sanction. Ce qui est fondamental, c'est l'éducation (mais pas en vase clos, en réseau) et la prévention via les familles, l'école, les centres PMS.



Ma philosophie serait de développer les services adéquats, une stratégie sociale de réduction des risques pour permettre aux usagers de drogues de prendre soin de leur santé. Je m'inscrirais à la plateforme citoyenne Stop 1921 (qui vise à remettre en question la politique prohibitionniste des drogues, NdlR) car je m'inquiète de l'approche répressive du gouvernement fédéral en matière de drogues. Concernant l'approche des prostituées de rue toxicomanes, il faudra les rencontrer, les inviter au conseil communal pour leur demander leur avis, leurs besoins, ce qui n'arrive jamais. Et pourquoi pas créer une zone de travail sécurisée pour les prostituées. Quant aux policiers, il faut les outiller en leur apprenant les techniques de communication et d'approche, améliorer leur supervision sans attendre des événements traumatisants, leur permettre d'exprimer leurs questions, leur ressenti, leurs difficultés et de pouvoir être aidés.

Consensus liégeois

A Liège, du côté des acteurs médico-sociaux, le consensus semble régner. La salle de consommation constitue "un chaînon manquant de la prise en charge des toxicomanes à Liège", comme l'évoque Philippe Bollette, responsable de Start Mass, centre d'accueil liégeois pour usagers de drogues. "On remarque que les toxicomanes à Liège sont devenus beaucoup plus visibles et que leurs tabous se lèvent : ils ne se cachent plus pour consommer, souligne pour sa part  Richard Mewissen, assistant social à la Ville de Liège. "Ils n'ont pas non plus d'endroit prévu pour ça. Il faudrait peut-être y penser. Si on a un endroit où on peut consommer, on ne le fera plus au milieu de la ville et on pourra avoir un message autre que : 'va le faire ailleurs'. Ce sera : 'va le faire là'.  Ce qui peut rassurer la population et les toxicomanes, par rapport au produit qu'ils prendront."

Pour le professeur Christian Figiel, psychiatre pionnier de la prise en charge de la toxicomanie à Liège : "la salle de consommation a une double visée : sanitaire, pour permettre la consommation dans de bonnes conditions, et de réduction de la visibilité, des nuisances liées à la consommation dans l'espace public. Cela permet également d'entrer en contact avec un population de SDF, de jeunes en passage, insaisissable mais la plus dérangeante pour tout le monde. Avec Tadam (NdlR : projet-pilote de traitement à l' héroïne médicale), c'est cela qu'il faudrait faire à Liège. Les expériences menées à l'étranger sont positives". La police approuve elle aussi l'initiative : "le projet Tadam  avait permis de réduire la criminalité induite par la toxicomanie. La Zone de police de Liège ne peut que soutenir l'initiative de la mise en place d'une salle de consommation à moindres risques", indique Christian Beaupère, le chef de corps.

"Pas ma tasse de thé mais..."

Au niveau politique, même si l'enthousiasme n'atteint pas le même degré au sein de tous les partis du conseil communal, il n'y a pas de franche opposition. Ainsi, pour le partenaire de majorité du PS, le CDH, la salle de consommation "n'est pas une réponse universelle. Nous n'y sommes pas opposés mais ce serait un pis-aller, afin qu'on ne voit plus les scènes de toxicomanie de rue et qu'on puisse gérer les conditions socio-sanitaires de consommation, qui sont toujours aussi mauvaises, déclare le conseiller Michel de Lamotte.  "L'idéal, c'est que la salle de consommation soit une porte d'entrée vers la délivrance d' héroïne médicalisée."

Quant à l'opposition, si la salle de conso "n'est pas la tasse de thé" de Christine Defraigne (cheffe de groupe MR), elle se dit "pragmatique. Si l'on me démontre qu'il y plus d'arguments en faveur de la salle de consommation, comme la réduction des nuisances, de la délinquance, une amélioration de la santé et de l'hygiène des toxicomanes, et si ça peut préserver l'espace et l'harmonie publics, je suis prête à l'entendre".  Caroline Saal (cheffe de groupe Ecolo) est pour sa part franchement en faveur d'un tel concept. "Je suis pour le développement des salles de consommation. Elles sont recommandées par l'Organisation mondiale de la santé et marchent très bien là où elles existent. Je comprends le côté choquant (pourquoi aider ces personnes ?) mais c'est un outil destiné à un public de rue et dépendant. La salle de consommation permettrait de recréer du lien social. C'est un environnement où l'on a des garanties d'hygiène, qui évite la consommation de rue à la sauvette et où est présent du personnel de soins, d'information et d'orientation."

Pour la N-VA, cela "équivaut à une libéralisation de la drogue"

Si à Liège, les acteurs médico-sociaux et la police se montrent favorables face à l’implantation d’une “salle de conso” et que les partis politiques ne s’y opposent pas, il n’en va pas du tout de même au niveau fédéral, de qui dépend pourtant la décision. Le sujet avait fait l’objet d’une discussion à la Chambre en 2015, et CD&V et N-VA avait affirmé leur nette opposition à la création d'une salle de consommation, expliquant que que cela équivalait à une "facilitation" et à une "libéralisation" des drogues, et rappelant tous deux la tolérance zéro promue dans l’accord de gouvernement. “Notre position n’a pas changé”, nous a indiqué fin décembre le parti nationaliste flamand. Chez le ministre de la Justice Koen Geens (CD&V), on répond, que, en matière de drogue, “la politique actuelle est déjà équilibrée”, et sans tolérance." La ministre de la Santé publique Maggie De Block (Open VLD) signale que “les représentants du gouvernement fédéral (Jambon, Geens et De Block) de la Cellule générale en matière de drogues ont jugé que la mise en place de salles de consommation à moindre risque n’était pas prioritaire. Le gouvernement fédéral n’initiera pas ou ne soutiendra donc pas une modification de la loi en la matière.” Une étude financée par Mme De Block (à laquelle a participé Pablo Nicaise), est néanmoins en cours de finalisation, pour examiner quel serait le modèle précis (conditions, implications pratiques, budget, responsabilité en cas d'overdose…) d’une telle salle, dans l'éventualité où elle était réalisée chez nous. Tentative de compromis entre les pour et les contre ou bien manière d’enterrer le dossier ? Réponse dans les toutes prochaines semaines, à la publication de l'étude.


Post-scriptum


Quelques semaines après la publication de ce travail sur la toxicomanie à Liège, le bourgmestre Willy Demeyer relançait très activement ses démarches politiques pour tenter de faire aboutir son vieux projet d'ouvrir, dans sa ville, une salle de consommation à moindres risques pour les toxicomanes. Et il a trouvé une oreille favorable puisque en avril, une commission du Parlement wallon a adopté à l'unanimité une proposition de résolution visant à mettre en place des expériences pilote en la matière dans des grandes villes de Wallonie. Mais sans l'accord, a priori pourtant indispensable du gouvernement fédéral. Il devrait en effet modifier la loi de 1921 sur le trafic de stupéfiants afin de rendre ce type de structures légales.

Le 5 septembre 2018, la Ville de Liège a ouvert, dans une certaine illégalité donc, sa salle de consommation baptisée "Såf Ti" (un jeu de mot entre l'anglais "safety" – sécurité – et le wallon "sauve-toi"). Installée en plein centre-ville, juste à côté du commissariat central, elle accueille des toxicomanes fumeurs et injecteurs. Ils peuvent y consommer leur produit (pour les trois quarts d'entre d'eux, de l'héroïne et aux deux-tiers en fumette) dans un cadre sécurisé et avec du matériel stérile fourni par le personnel.

Selon un bilan réalisé début décembre, 216 des quelque 300 toxicomanes visés par le projet sont inscrits à "Såf Ti", soit 72% du public cible. Neuf sur dix sont des hommes. En septembre, la salle a comptabilisé 520 passages, en octobre 1085, avec une moyenne de 35 usagers qui y viennent chaque jour. En novembre, la fréquentation montait à 39 personnes au quotidien. Depuis l'ouverture de "Såf Ti", aucune plainte n'a été déposée et aucun incident grave n'a été signalé.







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