Place Saint-Lambert

Par Isabelle Lemaire et Sophie Devillers

"On n’a plus de cœur, tellement il y a de toxicomanes"

Reportage Sophie Devillers


V ous n’auriez pas une petite pièce ?” C’est l’heure de midi, en cette journée de début d’automne ensoleillé, et la foule sur la place Saint-Lambert. Cette grande dalle minérale est le centre névralgique de Liège où se croisent bus, voitures et piétons. Sur les larges trottoirs, devant les devantures des boutiques, se pressent travailleurs en quête d’un sandwich ou amateurs de lèche-vitrines. De loin en loin, au milieu du trottoir, ils sont arrêtés par un homme qui tend son gobelet de carton. La plupart du temps, le passant jette un regard, parfois écoute l’explication mais continue son chemin sans mettre la main à la poche. Pas de regard non plus pour les petits groupes d’hommes et de femmes à la mine hâve, rassemblés un peu plus loin, assis sur des bancs ou debout en cercle, chiens en laisse et canettes de bière à leurs pieds.

Il y a quelques jours, j’ai traversé la place et je ne me suis pas fait accoster une seule fois. Ca m’a fait vraiment bizarre !

En train de manger leur sandwich, au soleil sur un banc, Jennifer, 23 ans, et Lola, 26 ans, supposent qu’il s’agit de toxicomanes sans domicile fixe mais “ne font plus attention”. Même chose pour leur mendicité. “On est habitué”, assure Lola. “Il y a quelques jours, j’ai traversé la place et je ne me suis pas fait accoster une seule fois. Ca m’a fait vraiment bizarre ! C’est vrai que, quand ils sont beaucoup à demander de la monnaie, c’est dérangeant. Sinon, on s’y fait. C’est toujours difficile de savoir si la personne dit la vérité. Elle demande de l’argent pour manger mais c’est peut-être pour acheter de la drogue. Tu vois que la personne regarde ailleurs. Qu’ils sont ailleurs... Parfois, j’ai peur aussi qu’ils deviennent un peu agressifs.”

La déchéance, la misère s'étalent

Les deux jeunes femmes constatent en tout cas les ravages du produit sur ceux qu’elles croisent au fond tous les jours. “Je pense à un homme que je vois depuis trois ou quatre ans. Au début, il était 'frais', si je peux dire. Maintenant, vous ne le reconnaîtriez plus... On ne devrait pas les laisser dans cet état.” Un passant entend la conversation, interrompt. Pour lui, lance-t-il, la situation est de la faute de la société actuelle, “qui laisse les gens dans une misère crasse. C'est honteux”.



Cabas à la main, sollicité pour une petite pièce, Jean-Louis Maréchal, 67 ans, préfère baisser la tête et continuer son chemin. “Une personne en manque, on ne sait jamais comment elle va réagir", explique-t-il en justifiant son choix. "C’est ça le problème. J’aimerais pouvoir les aider mais je ne peux pas prendre la main de ces personnes pour les amener dans un lieu de soins. Oui, les Liégeois sont compréhensifs, mais tant qu’on ne les embête pas. S'il y avait des agressions plus violentes, comme des attaques au couteau en mode Daech, leur position ne serait plus du tout la même.”



Au coin de cette même petite ruelle piétonne et commerçante qui donne sur la place Saint-Lambert, un groupe d’hommes et de femmes à l’allure fébrile déboule soudain de la place : “combien, t’en as toi ?”. Quelque chose s’échange, passe de main à la main puis le petit groupe se sépare brusquement, chiens sur les talons. Dans la boutique de vêtements, juste derrière, la vendeuse n’a rien vu de ce deal. “En fait, on ne les voit plus, même si au début, quand je suis arrivée, ça me paraissait bizarre. Mais c’est clair que ce n’est pas positif pour l’image de la rue. Même si je pense que nous ne sommes pas la rue la plus concernée, contrairement à la place Saint-Lambert elle-même.”



“La Ville devrait faire un grand nettoyage”

Avec son commerce alimentaire, directement installé sur le trottoir de la dite place, Audrey, la tenancière, estime en effet qu’elle est sans doute la plus concernée par ce phénomène de la mendicité des toxicomanes. Et elle est très remontée. “La Ville devrait faire un grand nettoyage. La police les a déjà fait évacuer mais après, ils reviennent. Cela dérange les clients. Ils les accostent pour leur demander des sous ou pour qu’ils leur payent quelque chose à manger. Ils sont complètement drogués ! Ils sont aussi arrogants, agressifs. Nous, ils savent qu’on ne donne rien mais j’ai déjà eu des noms d’oiseaux, même si ce n’est pas récurrent.”



Elle ne craint pas vraiment d’actions plus graves : “on n’a pas accès au cash, sinon, je serais moins à l’aise”. Un peu plus loin, le long de la place, dans une autre boutique pourtant plus en retrait, un jeune commerçant renchérit : “on voit bien à la tête des clients que, pour eux, ça ne passe pas. Ils crient, ils sont malpolis quand on refuse de leur donner des sous... Quelle solution ? Ce n’est pas à moi d’en trouver !  Mais il en faut une, ça, c’est sûr !”

Ils crient, ils sont malpolis quand on refuse de leur donner des sous.

“Ca devient une catastrophe”, estime quant à elle la vendeuse d’une sandwicherie. “Depuis 7 ans que je travaille, pour moi, il y a de plus en plus de toxicomanes, de SDF. Ils sont dans un état second - une fois, il y en a un qui m’a lancé une canette ! - , on les met à la porte, mais ils rentrent tout le temps. C’est triste à dire mais on n’a plus de cœur, tellement il y en a ! Pourtant, les trois quarts, je les connais, vous savez... Il y a une sorte de respect entre nous, en tout cas : ils comprennent pourquoi je les mets à la porte. La police, elle est là, elle tourne mais il n’y a pas de différence. Elle est dépassée. Au bourgmestre, j’ai envie de dire : 'descendez de votre hôtel de ville et venez voir ce qui se passe ici !'”

Tapis de Galak, tapage nocturne et cave squattée : David, riverain des tox pendant dix ans

Interview : Isabelle Lemaire


David a vécu pendant toutes les années 2000 dans deux rues de l'hypercentre, parmi les plus fréquentées par les toxicomanes. Et près d'un lieu pivot : le night shop devant lequel ils traînaient nuit et jour. "Ils y achetaient du Galak, uniquement pour l'aluminium de l'emballage puisqu'ils jetaient le chocolat sur le trottoir", raconte-t-il. Extraordinaire opportunisme commercial ou bien immense lassitude d'avoir à balayer chaque jour un tapis de barres de chocolat blanc de sa devanture : le tenancier du magasin s'est mis à vendre aux toxicomanes des carrés d'aluminium. "Un des vendeurs fumait de l'héroïne. Je le sais car une de mes fenêtres donnait sur l'espace privatif du night shop et je l'ai vu à l’œuvre", signale par ailleurs David.

Alors, c'est quoi vivre malgré soi au milieu des toxicomanes pendant une décennie ? "C'est subir leurs cris. Ils se hèlent : 'hé, t'as pas vu Machin ?'. Ils sont à portée de voix les uns des autres mais ils hurlent. Le tapage nocturne est fréquent, au point de me réveiller", dit-il. "Parfois, l'ambiance était électrique : les mecs sont nerveux, en manque, ils cherchent leur dealer. Cela dit, les toxicomanes ne m'embêtaient pas car ils m'avaient identifié comme étant un habitant du quartier. A ma connaissance, il n'y avait pas trop de cambriolages chez les riverains car ils préféraient ne pas commettre ce genre de délits dans le périmètre (afin de ne pas attirer la police, NdlR)."



La cave servait de fumoir

Pourtant, des toxicomanes se sont introduits à de multiples reprises dans l'immeuble de David, une maison à appartements dont il occupait les troisième et quatrième étages. "Dans un souci de sécurité, les locataires avaient convenu que la porte d'entrée serait fermée à clé en permanence. Mais celui du premier étage la laissait ouverte car il dealait du cannabis chez lui. Il y avait donc beaucoup de va-et-vient et il en avait marre de descendre ouvrir chaque fois la porte à ses clients", évoque-t-il. "Il suffisait alors de la pousser pour entrer. Les tox n'ont pas mis longtemps à le comprendre... Ils ont commencé à fumer des taches dans la cave. Nous y avons retrouvé des tas de morceaux d'aluminium brûlé et des bouteilles de Cécémel vides, qui est LA boisson des tox."

Quelque temps plus tard, les locataires apprennent que l'appartement du premier a été cambriolé. "On a donc recommencé à fermer la porte à clé. Et, un jour, nous avons enfermé sans le savoir un toxicomane dans la maison. Il a essayé de s'enfuir en défonçant la porte de l'appartement du premier pour sortir par la fenêtre de façade. Alertés par le bruit, nous sommes descendus et nous avons constaté qu'il s'était barricadé dans la cave. Nous avons appelé la police. Le policier arrivé sur place a enfoncé la porte, extirpé, arme au poing, un jeune homme qui faisait l’innocent et il l'a embarqué", explique David.



Calé entre deux battants de porte

J'ai vu un jour un toxicomane qui essayait de ressortir de la décharge, piquer du nez et rester calé entre entre les deux battants de la porte, tellement il était défoncé.

Le Liégeois a plusieurs amis qui habitaient aussi ces rues de l'hypercentre où se concentrent les toxicomanes et les prostituées. "Une amie se faisait très régulièrement accoster par des hommes qui pensaient qu'elle était une prostituée, alors qu'elle ne faisait que promener son chien", se souvient-il. En riant, il relate une scène assez hallucinante. "Un ami habitait en face d'un espace de décharge d'ordures réservé aux ouvriers communaux, où des toxicomanes venaient très régulièrement consommer. Les portes du lieu étaient fermées par une chaîne et un cadenas, ce qui fait qu'il y avait un peu de jeu entre les battants. On pouvait se glisser entre. Par la fenêtre, j'ai vu un jour un toxicomane qui essayait de ressortir de la décharge, piquer du nez et rester calé entre entre les deux battants de la porte, tellement il était défoncé."

David a subi beaucoup de nuisances pendant toutes ces années mais elles ont fini par s'inscrire dans une forme de normalité. "Au bout d'un moment, cette présence des toxicomanes devient invisible. Cela fait partie de la vie du quartier. C'est en déménageant qu'on se rend compte à quel point c'était insupportable."



J-M, toxicomane depuis 40 ans :
"L'héro est, hélas, l'amour de ma vie"

Interview : Isabelle Lemaire

Ne m'appelez pas Jean-Marie, je ne supporte pas. J-M, Jean-Ma, ce qu'on veut", nous lance-t-il d'emblée. Va pour J-M. J-M a 55 ans et, aussi incroyable que cela puisse paraître, il consomme de l'héroïne depuis 40 ans. Sans jamais avoir fait d'overdose, sans avoir contracté le sida ou l'hépatite. Il s'est pourtant déjà shooté "à l'eau de batterie et des dizaines de fois à l'eau des flaques. Comme quoi, les mauvaises herbes, c'est coriace, hein !", plaisante-t-il avec un sourire malicieux. Aujourd'hui, il se dit toutefois "très diminué physiquement".

L'addiction vient très vite et tu te prends une claque dans la gueule.

Petit et blond, les yeux d'un bleu perçant, loquace, cultivé, J-M est un être plutôt solaire mais il est "accroché à cette ombre-là, qui me suit". L'héroïne. Sa voix est cassée par les excès. Pendant l'entretien, il grille cigarette sur cigarette et s'enfile quelques bières. Il se souvient avec un plaisir non dissimulé de son premier shoot à l'héroïne, en 1977. "C'était une jouissance et, avec l'injection, ça monte très vite, en quelques secondes. Je n'étais pas du tout conscient de la dangerosité du produit. Au bout de quelques mois, je suis passé à une consommation quotidienne en injection car c'était trop bon. Ca coûtait un pont : un gramme d'héro pour 8000 francs belges mais elle était de qualité très supérieure à celle qu'on trouve maintenant et, avec un gramme, on tenait longtemps. L'addiction vient très vite et tu te prends une claque dans la gueule."

Des casses de pharmacies

Originaire de la banlieue liégeoise, J-M est né dans une famille de classe moyenne supérieure, catholique pratiquante. "J'ai eu une enfance magnifique. Ma famille était aimante, la famille modèle du village. Puis je suis devenu l'exemple à ne pas suivre." Curieux de nature, comme il se définit, il découvre les drogues à l'adolescence dans les sorties et les essaie toutes. L'héroïne et la cocaïne, sa bande d'amis se les procure via des casses de pharmacies, des effractions nocturnes. "On volait des ampoules de produits morphiniques et cocaïniques, injectables en intraveineuse. C'est pour cela que je suis devenu directement injecteur." Dealer aussi, au service militaire. "J'ai intoxiqué des gars qui n'avaient jamais touché à rien. Exactement ce qui m'est arrivé quand j'avais 15 ans. Mais je n'ai jamais forcé quelqu'un à consommer." Ensuite en rue, avec un succès certain. "J'étais capable de vendre un album photos à un aveugle."

En 1984, J-M se fait arrêter par la police pour deal. "J'ai avoué et j'ai été condamné à cinq ans ferme. Mais, grâce à l'intervention de mon père qui est allé trouver le bâtonnier, ma peine a été réduite à trois ans avec un tiers de sursis. J'ai fait presque deux ans de prison." Sevrage à la dure pendant sa détention. "A l'époque, il n'y avait pas de méthadone. On ne te donnait que du Temgésic (un antalgique, NdlR) qui ne sert à rien et du Valium pour décontracter les muscles", raconte-t-il. "En prison, sevré, j'étais dans une positivité énorme et j'ai repris une de ces pêches. Au point que je me suis dit après ma libération : 'Pourquoi tu n'y retournerais pas ?'. Mais, en même temps, je pensais tout le temps à la came alors, j'en ai fait rentrer un peu."



Prostitué, SDF

Quelques jours à peine après sa sortie, il replonge mais il reste ancré dans une vie à peu près normale grâce à un boulot décroché dans une structure d'aide à la jeunesse. J-M s'implique dans la création d'un centre d'aide aux toxicomanes, alors inexistants à Liège. Il ne lâche pas pour autant l'héroïne. Il fait plusieurs séjours volontaires en hôpital psychiatrique, "moins pour me sevrer que pour me refaire une identité sociale"; passe par la case prostitution, "homosexuelle et hétérosexuelle" et devient SDF. "J'ai vécu par moments à la rue, dans des entrées de buildings. C'est très dur, très compliqué. Tes finances ne suivent pas : le moindre fric part d'abord dans la came et rebelote le lendemain." Il affirme n'avoir jamais mendié ou volé pour se procurer sa drogue.



J-M a arrêté de se shooter il y a une quinzaine d'années. Il fume désormais l'héroïne quand il a touché ses allocations et tant que c'est tenable financièrement. "J'ai dû apprendre à fumer, c'est fou! Je n'ai plus de veines [il nous montre ses bras où seule une veine est apparente]. Elles sont aplaties. Je me suis shooté partout : bras, cou, pieds, sexe... Je ne me piquais jamais deux fois de suite au même endroit. Je laissais passer quatre jours, comme ça, il n'y avait pas trop de traces et ça avait le temps de cicatriser." Il boit aussi "entre douze et vingt cannettes de bière par jour, dès le matin, quatre en dix minutes, histoire d'avoir la tête qui tourne un peu" et prend quotidiennement des doses élevées de méthadone.

Après 40 ans de consommation, l'héroïne est-elle toujours un plaisir ? "Non mais il y a une envie. Le plaisir n'a plus rien à voir puisque je la fume maintenant et que la qualité n'y est plus", répond-il. Il s'est inscrit comme candidat au projet de distribution contrôlée d'héroïne médicalisée Tadam, mené à Liège entre 2011 et 2013, mais il n’a pas été retenu.

Docteur Jekyll et Mister Hyde

"Je suis dépressif chronique. J'ai des idées de mort tous les jours. Cela fait 20 ans que je râle tous les matins d'avoir à me lever parce que je suis ce que je suis. Je suis accroché à cette ombre-là, qui me suit. C'est infernal, une angoisse permanente. Ce qui me maintient en vie, c'est lui [montrant son chien Baloo, cadeau de son ex-copine en 2014]. S'il n'était pas là, je ne serais plus là. Une balle dans la tête direct, sans faire d'esclandre", balance J-M. l'héroïne lui a fait perdre son identité. "J'ai l'impression que toute ma vie n'a été qu'apparence. J'ai toujours triché ; je ne suis pas moi-même. Je n'ai jamais trouvé la place de Jean-Marie Halleux."





J'ai l'impression que toute ma vie n'a été qu'apparence. J'ai toujours triché ; je ne suis pas moi-même.



Le jeune Jean-Marie Halleux était doué de ses mains. Il voulait devenir technicien des Eaux et forêts. "La came a tout changé, tout court-circuité. La came, c'est mon identité. J'aurais pu faire plein de choses mais je n'ai rien fait." Maintenant, J-M va "essayer de tenir jusqu'à la mort du chien".

Il nous a parlé de ses histoires d'amour, avec des femmes, avec des hommes. Nous lui demandons si, finalement, l'héroïne est l'amour de sa vie. "Oui, hélas, je crois... Et pourtant, j'en ai connu des gens mais ils m'ont déçu." Un silence. Les larmes lui montent aux yeux. Il poursuit, la voix brisée par l'émotion. "Je n'ai que des regrets. A refaire, je ne referais plus ça. J'ai foutu ma vie en l'air. L'erreur totale, c'est de tomber dedans. J'ai tout raté. C'est le combat de toute une vie mais c'est toujours dans ma tête. C'est ça, l'héro."







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