Qui n'a jamais travaillé au noir de sa vie ? Ne serait-ce qu'une fois, avec un service rendu contre un billet glissé dans la main, ponctuellement quand on est étudiant ou sans emploi, quand les fins de mois sont difficiles ? Cette question, un peu provocante, recouvre toutefois une certaine réalité. La Belgique serait même championne du travail au noir en Europe occidentale. Pour certains Belges et personnes résidant dans notre pays, le travail au noir n’est pas du tout occasionnel. De gré ou de force, c’est leur seule source de revenus tout au long de l'année ou, en tout cas, une part significative. Des indépendants affirment qu’il est impossible de s’en sortir autrement, que le noir fait partie de l’ADN de l’activité entrepreneuriale. On entend d’ailleurs des professeurs de gestion dire en cours aux futurs chefs d’entreprise que le travail au noir est incontournable s’ils veulent éviter la faillite.
Pourtant, le travail non déclaré a non seulement des conséquences sur les recettes de l’État mais aussi sur ceux qui l’exercent. Ils s'exposent à de l’exploitation, des accidents non couverts par une assurance, des sanctions parfois lourdes s'ils se font prendre.
Cette enquête a été réalisée pendant la crise du Covid-19. Nous avons pu constater qu’elle a des conséquences sur le travail au noir, même si elles ne sont pas clairement quantifiables. En raison des fermetures de certains secteurs professionnels, des travailleurs au noir ont dû cesser leurs activités. À l’inverse, il est probable que des travailleurs déclarés, mis au chômage par l’épidémie, se sont tournés vers le noir pour améliorer leurs revenus. Les contrôles de terrain n’ont pas cessé mais ils ont été beaucoup moins nombreux que d’habitude.
Sans jugement ni parti pris, nous sommes allés à la rencontre de travailleurs au noir afin de comprendre pourquoi ils ont choisi cette voie de l’illégalité et de quoi est fait leur quotidien professionnel. De l’autre côté de la barrière, nous avons interrogé ceux qui traquent le travail au noir. Enfin, une personne ayant dénoncé une activité suspecte, au-delà du “simple travail au noir”, raconte la difficulté de se faire entendre de la police pour faire cesser les nuisances qu’elle subit. Un économiste et un fiscaliste nous éclairent également sur la situation.
Avertissement aux lecteurs
Afin de préserver l’anonymat de nos témoins, travailleurs au noir et dénonciateurs, les prénoms ont été modifiés. Les éléments permettant d’identifier ceux qui exercent une activité non déclarée ont été ôtés de leurs récits.
Qui travaille au noir ?
Très peu de secteurs d’activités sont exempts de travail au noir. Celui où la part de travail non déclaré est la plus invariablement importante, c’est l’horeca, avec, sur base des contrôles de terrain, un établissement sur deux en infraction d’année en année.
Tant les salariés que les indépendants, les allocataires sociaux, les sans-papiers et les étudiants travaillent au noir. Ces derniers, si l’on se réfère à un sondage mené par l’agence d’intérim Randstad, travailleraient de plus en plus sans être déclarés : 17% d’entre eux en 2018 contre 13% l’année précédente.
L’Union européenne estime qu’en 2013, 12% de la main-d’œuvre du secteur privé en Belgique n’était pas déclarée. Cela place notre pays en milieu de classement européen. Mais tous les États membres qui font pire sont des pays de l’Est ou du Sud, ce qui fait de la Belgique le champion du travail au noir en Europe occidentale.
-
“Quand c’est très bien ficelé, c’est quasiment indécelable”
Patrick, gérant dans l’Horeca
Lire le récit -
“Pour des gens qui commencent, c’est difficile de faire autrement”
Julien, producteur
Lire le récit -
“La fonction première d’un travail, c’est de gagner de l’argent”
Olivier, coach sportif
Lire le récit -
“Beaucoup de gens ne savent pas vivre autrement”
Louise, garde-malade
Lire le récit -
“En déclaré, ça coûte au moins deux fois plus cher au client”
Fred, élagueur
Lire le récit -
“Obligé de travailler au noir
pour vivre”Martin, sans papier
Lire le récit -
Un garage en dehors des clous
Lire le récit -
Menaces, arme à feu et cachettes improbables:
"On ne s'ennuie jamais"Lise-Ange Traufler, ex-contrôleuse de terrain, 25 ans de carrière
Lire le récit -
"Ce n'est manifestement pas
Lire l'entretien
une priorité politique d'arrêter le travail au noir"
Quelles sanctions encourt-on en cas de travail
au noir ?
Pour l’employeur, c’est une sanction de niveau 4 du Code pénal social : une amende allant de 4800 à 48.000 euros par travailleur en infraction ou de six mois à 3 ans de prison, ces peines pouvant être cumulées. Pour les travailleurs (y compris les étudiants), qui ne sont pas allocataires sociaux, la sanction est administrative et va de 80 à 800 euros. S’ils bénéficient d’allocations sociales, les faits sont qualifiés d’escroquerie sociale et les peines encourues sont identiques à celles appliquées aux employeurs.
“Aujourd’hui, on ne poursuit plus spécialement les allocataires sociaux qui travaillent au noir car ça n’a aucun intérêt pour l’auditorat d’aller devant le tribunal correctionnel”, précise Charles-Éric Clesse, auditeur du travail du Hainaut. “Cela va encombrer nos chambres, alors qu’on n’a déjà pas énormément d’audiences. Il est plus facile de demander à l’Onem de prendre la sanction, en excluant l’intéressé du bénéfice des allocations de chômage et en récupérant les allocations indûment perçues. C’est plus percutant que de venir avec une sanction de 4800 euros parce que, dans ce cas, le chômeur va pleurer, le juge aussi et il va rendre un jugement d’acquittement, de sursis ou de suspension. Puis, c’est le ministère public qui va pleurer car on aura perdu notre temps”, glisse-t-il, reconnaissant que parfois, les allocations de chômage ne suffisent pas pour vivre normalement et que cela devrait être réévalué.
Même si les sanctions administratives restent privilégiées, les poursuites au pénal sont beaucoup plus fréquentes qu’il y a 20 ans. “À Charleroi en 2005, il y avait 750 dossiers au pénal, actuellement, c’est 3500. La mentalité est totalement différente maintenant dans les auditorats : on a plus d’audiences et la répression est effective. On fait beaucoup plus d’enquêtes et on a formé les services de police qui travaillent bien davantage avec nous. Il y a 15 ans, la police ne nous connaissait pas”, indique l’auditeur.
D’ailleurs, quand on lui parle de restaurateurs qui font du noir, il tranche dans le vif directement: “J’ai des amis restaurateurs et je ne vais manger chez eux que s’ils sont clean. Il y en a un qui s’est fait coincer et je l’ai fait fermer. Je ne suis plus jamais allé chez lui depuis. C’est totalement faux d’affirmer qu’on a impérativement besoin d’avoir du travail non déclaré dans l’horeca. Ce dont les restaurateurs ont besoin, c’est d’une aide sur la TVA car cela permet une consommation accrue de la part des clients”.
Combien pèse le travail au noir dans l’économie belge et quel est le manque à gagner pour l’État ?
Par essence, le travail au noir, qui s’exerce le plus souvent dans la discrétion, est difficile à quantifier. Alors, calculer de façon fiable son poids économique relève de l’utopie. Et quand des institutions se risquent à des estimations, elles varient énormément.
Ainsi, pour la Banque nationale de Belgique, l’économie souterraine représentait, en 2017, 4% du produit intérieur brut (PIB) belge, soit 17,9 milliards d’euros . Si l’on retire les activités illégales comme la prostitution ou le trafic de drogues, la part est de 3,6%. Les chiffres avancés par le Fonds monétaire international sont tout autres : le travail au noir en Belgique, ce serait environ 17% du PIB en 2015, 15,8% en 2017 et près de 15% en 2018. Et pour les statisticiens de l’Union européenne, le pourcentage du travail non déclaré dans le PIB belge se situerait entre 6 et 20%, entre 1992 et 2006.
Le travail au noir coûte cher à l’Etat (même si moins que l'évasion fiscale), en raison de recettes en charges sociales, impôts et TVA qui ne rentrent pas dans les caisses. On peut estimer une partie de ce manque à gagner en se basant sur ce que la lutte contre la fraude sociale a permis de récupérer. Entre 2015 et mi-2019, ceux qui se sont fait prendre la main dans le sac avaient fraudé pour 725 millions d’euros en cotisations sociales et 279 millions en allocations sociales, d’après les chiffres donnés par l’ex-secrétaire d’État à la Lutte contre la fraude sociale, Philippe De Backer (Open VLD).
Comment s’organise la lutte contre le travail
au noir ?
En Belgique, c’est le Service d’information et de recherche sociale (Sirs) qui chapeaute, coordonne et organise la lutte contre la fraude sociale. Cette institution publique fédérale réceptionne et traite les dénonciations de travail au noir. Elle emploie notamment des inspecteurs sociaux chargés des contrôles de terrain.
Le Sirs travaille en collaboration avec la police, la justice (l’Auditorat du travail), l’Office national de l’emploi (Onem), l’Office national de sécurité sociale (ONSS), le Contrôle des lois sociales, l’Institut national d’assurances sociales pour travailleurs indépendants (Inasti), le Contrôle du bien-être au travail et l’Institut national d'assurance maladie-invalidité (Inami).
"C’est fini de traiter la lutte contre la fraude sociale chacun dans son coin. L'approche multidisciplinaire est la seule possible”, soutient Bart Stalpaert, le directeur du Sirs.
Les inspecteurs sociaux du Sirs n’ont pas la qualité d’officiers de police mais ils ont le pouvoir de vérifier les identités, de saisir des documents et de pénétrer “librement, à toute heure du jour et de la nuit, sans avertissement préalable”, dans les lieux qui font l’objet d’un contrôle. Aux fraudeurs, les inspecteurs peuvent donner un avertissement, la fixation d’un délai pour se mettre en règle ou bien un procès-verbal.
En 2019, près de 15.000 inspections de terrain concernant le travail au noir ont été effectuées et plus de 5500 infractions ont été constatées. En 2020, le nombre de contrôles a chuté puisque de nombreux secteurs d’activités ont été mis à l’arrêt en raison de l’épidémie de Covid-19. Au 30 septembre, on comptabilisait tout de même près de 7000 contrôles, majoritairement dans la construction, l’horeca et les commerces de détail, pour un total de 2200 infractions.
Au niveau politique, si le gouvernement Vivaldi a supprimé le secrétariat d’État à la Lutte contre la fraude sociale, la traque du travail au noir ne s’arrêtera pas pour autant. Elle va devenir transversale. “La lutte contre la fraude est de la compétence de chaque ministre. Par conséquent, le ministre responsable des Affaires sociales est également habilité à lutter contre la fraude sociale”, déclarait le 8 octobre à la Chambre le Premier ministre Alexander De Croo (Open VLD). L’accord de gouvernement prévoit la mise en œuvre d’un “contrôle strict et dissuasif” de la fraude sociale et une augmentation progressive du nombre d’inspecteurs.
Le Sirs, Big Brother du travail au noir
“En Belgique, nous sommes les meilleurs du monde !” Bart Stalpaert, le directeur du Sirs, n’est pas peu fier des réalisations de son service. Malgré des moyens limités (il n’y a que mille contrôleurs pour couvrir tout le pays), mais grâce à des outils pas toujours disponibles ailleurs, comme un grand nombre de bases de données, la lutte contre la fraude sociale affiche des résultats probants, selon le haut fonctionnaire, qui fut lui-même inspecteur social.
Ces dernières années, le Sirs est entré dans le 21e siècle, usant d’outils et de techniques 2.0. "Il y a dix ans, les inspections, c’était plic-ploc : on prenait notre voiture et on allait faire des contrôles. Aujourd’hui, en combinaison avec les contrôles de terrain, on utilise en amont le data mining (l’exploration de données informatiques, NdlR), des listes de l’ONSS basées sur des schémas intelligents, des bases de données sur les personnes qui badgent pour entrer sur un chantier, les plaintes introduites sur notre site internet, la caisse noire dans l’horeca...”, explique le directeur. “Avec le data mining, on voit que 80% des employeurs sont en infraction. C’est incroyable ce que nous savons grâce à ça. C’est Big Brother. Plutôt que d’aller contrôler le nez au vent, le data mining nous permet de cibler les inspections et augmente le taux de résultats positifs”, poursuit-il.
Restons discrets : les fraudeurs s’adaptent
Et puis, il y a les techniques sur lesquelles Bart Stalpaert préfère ne pas s’étendre dans la presse, “parce que les fraudeurs, alors, s’adaptent”. On parle ici plutôt de la recherche de travailleurs au noir offrant leurs services via Internet. Tout au plus apprendrons-nous que le Belgian internet service center (Bisc), la division du SPF Finances qui lutte contre la fraude sur Internet, travaille avec l’Onem pour identifier les chômeurs se livrant à des activités non déclarées. Et qu’il suffit aussi parfois de surfer sur Facebook ou sur le site de petites annonces 2ememain.be pour les repérer.
Les mille inspecteurs du Sirs doivent atteindre un quota de résultats positifs sur l’ensemble des contrôles qu’ils effectuent, c’est-à-dire menant à un avertissement ou à un procès-verbal d’infraction (pro justitia) dressés aux personnes en infraction. “Ce taux est compris entre 25 et 28%.Tous y arrivent mais il n’y a pas de sanction si ce n’est pas le cas. Certains pulvérisent les records en atteignant jusqu’à 40 % de résultats positifs. Ceux-là, pourtant, ne touchent pas un sou de plus. Parfois, je leur offre des pralines”, précise Lise-Ange Traufler, ex-contrôleuse de terrain et actuelle coordinatrice de plusieurs cellules d'arrondissement (unités du Sirs organisées en arrondissements judiciaires) de Bruxelles et de Wallonie.
Mutation digitale grâce au Covid
L’épidémie de coronavirus a évidemment bouleversé le travail d’inspection. L’horeca, de très nombreux commerces et chantiers ayant dû fermer, les contrôles du travail au noir ont cessé eux aussi. Avant de se réinventer lors du déconfinement. Sur décision gouvernementale, les inspecteurs ont reçu l’autorisation de vérifier si les mesures sanitaires étaient bien respectées dans les bars, les restaurants ou les entreprises. Le Sirs contrôle également les infractions liées au droit passerelle, accordé aux indépendants qui ont dû fermer boutique, et au chômage temporaire corona. Quant à savoir si l’épidémie a favorisé ou pas le travail au noir, Bart Stalpaert estime qu’il est encore trop tôt pour l’évaluer.
La crise sanitaire a mis un coup d’accélérateur à l’utilisation d’outils digitaux. “Par exemple prendre des photos au lieu de rédiger des notes lors d’un contrôle. Le projet ‘My digital assistant’ est en développement. Il sert à faire des constatations de terrain immédiates, qui sont envoyées dans une base de données. Les inspecteurs sociaux ont accès, par voie digitale, à toutes les données sur la personne contrôlée, ce qui leur permet de déterminer immédiatement si on est face à une situation infractionnelle, de faire une constatation immédiate en somme”, détaille Bart Stalpaert. Des tests d’auditions par téléphone ou visioconférence de personnes prises en infraction sont en cours. De quoi faciliter l’intervention des interprètes, quand il s’agit de contrevenants qui ne parlent pas une des langues nationales.
Comment signale-t-on une suspicion de
fraude sociale ?
Le moyen le plus direct, c’est le Point de contact pour une concurrence loyale, sur le site internet du Sirs, qui existe depuis 5 ans. Tout un chacun (citoyens, entreprises, syndicats, institutions publiques, travailleurs au noir…) peut y introduire un signalement mais la démarche n’est pas anonyme puisqu’il faut donner son nom, son numéro de registre national et son adresse e-mail. L’identité des “signaleurs” ne sera toutefois jamais révélée, y compris devant les tribunaux, sauf autorisation explicite de leur part. En 2019, le Point de contact a reçu 5234 signalements pour suspicion de travail au noir émanant de particuliers et d’entreprises.
Les dénonciations anonymes par courrier restent fréquentes, selon l’auditeur du travail du Hainaut Charles-Éric Clesse. “Tous les mois, j’ai un courrier qui arrive sur mon bureau. Il n’est parfois même pas de mon arrondissement. On s’adresse à moi parce qu’on m’a vu à la télé : ‘Monsieur Clesse, on vous dénonce ceci’, signé ‘un citoyen qui vous veut du bien’ ou ‘un citoyen qui paie ses impôts’, ‘un citoyen qui ne fraude pas’”, raconte l’auditeur.“Je ne suis pas du tout contre la dénonciation”, dit-il. “Dès lors que la sécurité sociale reste un ciment de la solidarité, en trichant et en ne déclarant pas votre personnel, vous ne faites pas rentrer les cotisations sociales dans les caisses de l’État. Je trouve que dénoncer, même si je sais que, derrière, il y a toujours un acte qui s’apparente à la délation, c’est forcément un acte civique qui permet, à tout le moins, de tenter de sauvegarder la sécurité sociale", précise-t-il.
Exemples de lettres de dénonciation
Que faudrait-il pour éradiquer le travail au noir ?
Jean Hindriks, professeur d’économie à l’UCLouvain et Edoardo Traversa, professeur de droit fiscal à l’UCLouvain, nous livrent leurs avis sur les raisons de l'existence du travail au noir et les moyens d'en sortir.