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"Ce n'est manifestement pas une priorité politique d'arrêter le travail au noir"

Jean Hindriks, professeur d’économie à l’UCLouvain et Edoardo Traversa, professeur de droit fiscal à l’UCLouvain

Le travail au noir en Belgique est une réalité. Faudrait-il changer la fiscalité pour modifier la situation ?

Jean Hindriks : On observe une présence non négligeable du travail au noir dans tous les pays. Ce qui est intéressant, c'est que les gens déclarent trois fois plus facilement la demande de service que l'offre. En Belgique, en termes de demande de service, on est autour de 16%, par rapport à une moyenne européenne de 10%. 16%, c'est le même taux que la Suède, alors que, dans l'opinion publique, on a tendance à penser que les Suédois sont beaucoup plus disciplinés et intègres. Aux Pays-Bas, c'est 27%. On n'a pas de scrupules à y recourir et à le dire là-bas. Si on compare les écarts de pression fiscale de ces différents pays : aux Pays-Bas, elle est autour de 30%. Chez nous, c’est près de 45%, tout comme en Suède. Donc dans un pays où la pression fiscale sur le travail est plus faible… on déclare tout de même deux fois plus de travail au noir que chez nous.

Edoardo Traversa : L'élément pur et simple de la pression fiscale n'est pas le seul déterminant dans le travail au noir. Il y a des éléments d'habitude, d'absence d'information. Je prends l’exemple de ma baby-sitter, que j’ai engagée en CDD. C'est beaucoup plus facile qu'on pourrait l'imaginer. Il y a des mécanismes prévus qui réduisent énormément le coût employeur pour ce type de travaux. Bon, il faut rentrer dans différents systèmes, contacter trois administrations différentes. C'est relativement lourd au début d'un point de vue administratif mais on constate que l'information est pratiquement absente. Personne ne pense à essayer d'inciter les gens à engager, sous contrat de travail, leur baby-sitter. Ce n'est manifestement pas une priorité politique d'arrêter le travail au noir.

Quelles sont vos critiques ?

Edoardo Traversa : La lutte contre la fraude sociale et la traque aux fraudeurs ne sont pas une politique efficace, intelligente, pour faire sortir les gens du travail au noir : on entre dans une logique de stigmatisation et de sanctions. Beaucoup de choses pourraient être faites en Belgique pour avoir une meilleure information, une plus grande transparence, y compris au niveau de la multiplication des mécanismes de réduction des charges sociales, qui rend les choses très peu lisibles. On s'obstine à vouloir avoir des statuts uniques et puis on crée à l'intérieur des tas de petites niches, des réductions spécifiques pour travailleurs jeunes ou âgés, chômeurs de longue durée... Il y a aussi la question de l'adaptation de la législation à l'objet qu'on veut réguler. Je pense qu'une grande partie du noir se fait dans le cadre de services aux personnes (jardinage, nettoyage, garde de personnes âgées...). Le seul exemple où on a réussi à sortir des personnes du travail au noir sans utiliser l'outil de la sanction, ce sont les titres-services. On a trouvé un régime spécifique qui est différent de ce qui est habituel mais qui ne s'applique pas à toute une série d'activités. C'est un instrument qui remplit son but car il donne un statut, une couverture à des travailleurs, surtout des travailleuses, qui étaient dans une situation extrêmement précaire avant. Mais c'est un système très coûteux pour l’État. Si on veut l'étendre à d'autres services, il faudra évaluer si c'est une solution viable et souhaitable.

Jean Hindriks : Dans l'Eurobaromètre, on évalue aussi la confiance que les gens ont dans leur système. Aux Pays-Bas, elle est parmi les plus basses. Je paie des cotisations, des impôts mais qu'est-ce qu'on va en faire ? Ça génère une justification du travail au noir, une motivation psychologique car on pense que les taxes et impôts sont très mal utilisés, que l’État est "confiscateur". En Belgique, je n'ai pas encore vu un diaporama ou une infographie clairs, axés tous publics, qui nous explique ce qu'on a en retour des taxes. Autre élément intéressant du Baromètre, c'est l'interaction sociale. Il y a un élément de contagiosité. Le travail au noir se propage comme un virus. Les gens qui connaissent d'autres personnes qui travaillent au noir ont plus de chances de recourir au travail au noir, et inversement. Ça veut dire qu'en termes de lutte contre le travail au noir, il faut éviter qu'un noyau de travailleurs au noir trop important se forme.

Quelle serait la solution ?

Jean Hindriks : La politique de crack down. C'est-à-dire une intervention massive, un contrôle de toutes les personnes susceptibles de recourir au travail au noir, avec des sanctions suffisamment élevées pour dissuader de recourir au travail au noir et inverser la dynamique afin que le travail au noir ne soit plus considéré comme pouvant être exercé en toute impunité. Si c'est mal perçu ou qu'il n'y a plus de demande ou d'offre, il n'y aura plus de travail au noir. Un nouvel équilibre s'installe où la nouvelle norme, c'est de ne plus travailler au noir. Quand on regarde l'Eurobaromètre, qui sollicite-t-on pour du travail au noir ? Généralement, des gens de son entourage. Et c'est perçu comme acceptable car les autres le font, la pratique se banalise car elle est généralisée et une impunité s'installe. La seule réaction à avoir, c'est une politique très forte pendant un court laps de temps mais qui inverse la dynamique.

Edoardo Traversa : C'est un peu la différence entre norme sociale et norme légale. Une norme efficace, c'est une norme qui est socialement respectée, peu importe qu'elle soit écrite, non écrite, votée par un parlement. Un des problèmes avec le travail au noir, c'est justement cet écart important entre ce qui est illégal sur papier et ce qui est admis socialement, à tel point que, probablement, une personne qui se ferait prendre pour travail au noir aurait un sentiment d'injustice car les autres appliquent la règle de fait et non la règle de droit. Outre l'aspect carotte, offrir des alternatives est aussi important. Car si la personne ne voit aucune alternative à travailler au noir, elle continuera, indépendamment du risque de sanction.

Vous dites que l’État ne fait pas du tout ce qu'il faut pour enrayer le travail au noir. Il y a du pain sur la planche...

Edoardo Traversa : On part d'une situation qui est compliquée mais il y a des choses qui sont faites aussi, notamment pour essayer de redonner du travail à des personnes qui sont exclues du marché du travail. C'est une manière de lutter contre le travail au noir. Mais c'est vrai qu'on est probablement prisonniers de schémas et d'un système et d'habitudes, aussi de perception de l'opinion publique qui rendent les choses plus compliquées.