“Quand c'est très bien ficelé, c'est quasiment indétectable”

Patrick, gérant dans l'horeca

Il faut réfléchir pour faire du noir. Quand c’est très bien ficelé, c’est quasiment indécelable." Patrick est donc un homme réfléchi puisque cela fait 15 ans qu'il travaille au noir et qu'il ne se fait pas prendre.

C'est une faillite causée, de son propre aveu, par une mauvaise gestion de sa part, qui l'a fait basculer dans l'illégalité. Ce dépôt de bilan le poursuit encore. Patrick doit des centaines de milliers d'euros en amendes, intérêts, frais d’huissier et de justice, redressement fiscal. Il est interdit bancaire, ne possède rien à son nom, n'est domicilié nulle part, est saisi sur salaire au-delà de 1200 euros, doit payer tous ses achats en cash et stresse au moindre coup de sonnette à sa porte, craignant l'arrivée d'un huissier. Rempli d'une immense amertume, il estime avoir été traité de manière "inhumaine" par le fisc. "On n’analyse pas les cas. On est considéré de la même manière qu’un truand qui s’est enrichi avec des détournements d’argent dû à l’État", lance-t-il. On passera sur le vocabulaire fleuri qu'il utilise pour évoquer le rôle et la gestion de l’État, dans son cas personnel et en règle générale.

En chômage corona

Quand cet homme fort en gueule, à la stature impressionnante, nous reçoit chez lui pendant l'été, cela fait quatre mois que son activité, l'horeca événementiel, est à l'arrêt, sans aucune perspective de relance, à cause de l'épidémie de coronavirus. Il vit de ses réserves et du chômage temporaire. Car Patrick est salarié.

Il nous explique sans fard la combine qu'il a montée. Après une première tentative de lancer une société seul, en personne physique, qui échoue car l’entreprise, déjà existante, avait un passif qu’il n’a pas pu redresser, commence alors ce qu'il appelle "le jeu des hommes de paille" : trouver un numéro d’entreprise, une coquille vide d’accord de l’héberger moyennant le versement d'une partie des bénéfices.

"Ça a duré jusqu’à ce que je trouve un accord avec un de mes fournisseurs qui a mis une société à ma disposition. J'en suis le salarié à temps plein, toute l’année, même si je ne travaille pas toute l’année. Le fisc n’a pas mis longtemps à découvrir que j’étais employé et, immédiatement, une saisie sur salaire a été faite. On a dû expliquer à la comptable que je ne pouvais en aucun cas dépasser les 1200 euros de salaire", révèle Patrick.

Fraude sur deux niveaux

Son business est familial. "Mes enfants ont été initiés au noir depuis qu'ils sont tout petits [grand sourire]. Ils sont actionnaires de la société et travaillent sous le statut d’aidant (ça évite des frais de lois sociales), comme actifs non rémunérés. Certains ont un autre emploi, certains non. Le noir sert aussi à les payer. Si la main-d’œuvre coûtait moins cher, on ne s’emmerderait pas à faire ça."

Les contrôles ? Même pas peur

Les contrôles, Patrick ne les craint guère. "Les grossistes font des milliers de factures par semaine. Aller trouver la fraude là-dedans est très peu probable. Et quand bien même un des prête-noms me dénoncerait, je nierais le connaître ou je ferais état d’une vengeance sans fondement", avance-t-il. "Le seul moyen pour détecter le noir dans l’événementiel, c’est de compter tout ce qui est vendu. Imaginons deux inspecteurs assis à table, soi-disant en train de boire un verre mais avec un compteur dans la poche. Qui ne va pas se faire repérer à rester toute la journée à une table ? Je pense que ce type de contrôle n’existe même pas car l'inspection n’a pas assez de personnel."

“Je connais des cas stupides. Une friterie. Le gars arrive à acheter des frites en noir mais il a une facture pour toutes les serviettes et tous les raviers. Abruti ! Je lui ai demandé pourquoi il a fait ça. Il m’a dit que c’était des frais et que ça lui faisait plaisir de diminuer son chiffre d’affaires.”

De la TVA ("pour des centaines de milliers d’euros par an"), des impôts, des charges sociales, la société de Patrick s'en acquitte. Mais entre le quinquagénaire et l’État, on l'aura compris, ce n'est pas le fol amour et c'est avec une malice non dissimulée qu'il révèle qu'une partie de sa clientèle est composée de fonctionnaires du SPF Finances et de politiciens, absolument pas au courant de la fraude sociale qu'il a organisée. "Quand ils viennent manger et boire chez moi, je leur prends un maximum de pognon et ça, j’adore [rire]."

Une épargne-pension bien au chaud

Revers de la médaille : avec cette grosse part de travail au noir, Patrick cotise beaucoup moins pour sa pension. "De toute façon, un indépendant qui a payé les lois sociales pendant toute sa carrière se retrouve avec une pension minimale. De quoi voulez-vous que je m’inquiète ? Ma pension sera au minimum légal. Le système est mal fait, c’est normal qu’on le contourne. Je me constitue ma propre épargne-pension, de l’argent qui est dans un coffre. Ce ne sont même pas des billets, d’ailleurs..."

Sa solution pour éradiquer le travail au noir ?

“Il faudrait une révolution au niveau des lois sociales et ça, ça n’arrivera jamais. Il faut diminuer les charges patronales. C’est scandaleux ! C’est impossible d’engager quelqu’un. Il faut se mettre à la place de l’indépendant... Et si on annulait ma dette, tout ce poids qui peut tomber à n’importe quel moment sur ma gueule, je serais beaucoup plus cool et je travaillerais légalement plus facilement. De façon plus générale, le travail au noir ne disparaîtra jamais car le Belge est margoulin, tricheur.”