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Un garage en dehors des clous

Un cas entre travail au noir et activités plus suspectes.

D ans une longue et rectiligne rue en région liégeoise, sur une barrière en bois fermée par un cadenas, est punaisée une affichette tellement délavée par la pluie qu'on ne peut que deviner ce qui y est inscrit : "port du masque obligatoire". Au travers des lattes de la barrière, on voit clairement des piles de pneus entassés sous un appentis. Dans l'allée qui mène à un hangar fermé, on compte quatorze voitures. Étrange, aucun panneau n'indique qu'il s'agit d'un garage automobile ou d'un atelier de carrosserie. Une recherche internet sur l'adresse ne permet pas non plus de trouver la trace d'une quelconque activité professionnelle en ces lieux. Pourtant, dans ce hangar, depuis trois ans, on répare, repeint, désosse de très nombreux véhicules, en toute illégalité, semble-t-il.

Joseph habite dans une ruelle à l'arrière du hangar. De son jardin, il a une vue imprenable sur le terrain qui l'entoure. Sa vie, ainsi que celle de ses voisins, est devenue un enfer. Les nuisances sonores et olfactives, entre bruits de disqueuse, de ponceuse, odeurs de peinture et de mazout, sont leur lot quotidien, en semaine et le week-end, à toute heure du jour et de la nuit, ou presque. "Au départ, il n'y avait qu'une personne qui venait travailler deux ou trois fois par semaine, à des heures tout à fait correctes, et quelques véhicules. Je croyais que c'était juste du bricolage amateur de véhicules", évoque-t-il.

“Sans doute quelqu'un qui arrondit ses fins de mois”

En 2017, à la suite d'une tentative de cambriolage à son domicile, Joseph appelle la police. "J'ai signalé au policier qu'il y avait un garage automobile à côté, avec des gens qui n'avaient pas l'air très net. Il m'a dit qu'il irait voir, ajoutant : 'C'est sans doute quelqu'un qui arrondit ses fins de mois en faisant quelques voitures'. Des semaines plus tard, j'ai croisé le propriétaire du site. La police n'était pas venue lui parler. Il n'y a eu aucune suite à ma plainte et j'ai laissé tomber."

Le propriétaire habite la maison attenante au garage. Selon Joseph, il est donc parfaitement au courant de ce qui se déroule sur son terrain. "Quand les nuisances se sont amplifiées, je l'ai interpellé et il m'a répondu : 'Je leur avais dit qu'ils devaient faire moins de bruit et mettre moins de voitures mais je ne suis coupable de rien. Je ne m'occupe pas de ça'".

Comme dans un film

Les activités du garage se sont considérablement intensifiées depuis un an, notamment pendant le confinement du printemps, et le nombre de travailleurs, des hommes venant probablement d'un pays de l'Est, a augmenté. "Je vois régulièrement un ballet de voitures aux plaques belges, allemandes, françaises, roumaines, ne mentionnant jamais le nom d'un garage. Certaines sont même garées à l'extérieur du site, dans la rue à l'avant. Des camions plateaux déposent des véhicules accidentés et largement déclassés. Un dimanche soir, après avoir subi un boucan incroyable pendant tout le week-end, j'ai vu un véhicule entièrement découpé qu'on mettait dans une remorque", explique-t-il. "Les clients ont l'air essentiellement issus des pays de l'Est. Ils arrivent dans des Mercedes récentes ou en SUV Audi avec des plaques belges. Une fois, j'ai vu quatre hommes, la bonne soixantaine, vêtus de costumes et de manteaux sombres. Ils sont sortis d'une grosse voiture immatriculée en Allemagne. On a changé les plaques de leur véhicule et ils sont repartis. On se serait cru dans un film."

Joseph soupçonne un maquillage de véhicules, peut-être un trafic de pièces détachées. Des activités criminelles, en tout cas. De son jardin, il prend des photos, qu'il nous montre. On y voit par exemple un même pick-up, garé dans la cour du garage ou dans la rue sur plusieurs périodes, arborant trois plaques d'immatriculation différentes, dont une allemande, sans qu'il s'agisse de plaques "garage".

En juin 2020, excédés, Joseph et l'un de ses voisins décident de dénoncer les faits. D'autres riverains, tout aussi victimes des nuisances mais craignant des représailles, ne se sont pas joints à la démarche. Les deux hommes envoient un signalement détaillé au Point de contact pour une concurrence loyale du Sirs puis tentent de réalerter la police. Commence alors un incroyable et inattendu parcours du combattant.

Une réaction étonnante de la police

“La situation perdure depuis des années et je vous trouve soudainement bien pressé d'y mettre fin. Nous n'avons pas pour habitude de travailler sous ce genre de pression mais c'est vous qui voyez”. La phrase du commissaire de la zone de police en réponse aux plaignants est pour le moins déconcertante. Dans un but de transparence vis-à-vis de la police alors que la situation perdure, ceux-ci avaient signalé avoir discuté avec des journalistes. Chose que la police n’a visiblement pas appréciée. Mettons cela sur le dos de la pression, du besoin de temps pour enquêter. Laissons donc un peu de temps couler. Nous sommes alors mi-août.

Pendant ce temps, on peut constater aisément, sur place, que plusieurs personnes sont actives dans le garage en question. Aussi bien par l’avant du bâtiment que par l’arrière. Surtout par l’arrière, où n’importe quel passant qui utilise le chemin qui y mène peut constater le chantier. Moins c’est discret, plus ça passe. Rappelons que les premiers signalements datent de 2017 et celui de juin reste, à ce moment, sans suite apparente.

On parle alors encore de “signalements” car, selon les plaignants, la police ne leur a d’abord pas laissé la possibilité de déposer une plainte en bonne et due forme. Une plainte aurait compromis leur anonymat, nous dit-on.

Mais en octobre 2020, les inspecteurs de police en charge du dossier demandent finalement que les plaignants viennent faire une déposition. Une demande qui n’a pas rassuré ceux-ci car leur anonymat ne serait plus assuré. Excédés, ils l’ont tout de même fait.

En novembre, le porte-parole de la police de la zone confirme, aimablement et après avoir vérifié le dossier, que l’enquête était en cours et qu’il était difficile d’en savoir plus car c’est l’auditorat du travail qui est désormais en charge du dossier. Difficile d’en savoir plus de ce côté-là sur le contexte, les évolutions et la prise en compte des faits qui sont reprochés.

Que dit l’auditorat du travail ?

L’auditorat est effectivement sur le coup. L’activité du garage est sur les radars mais le dossier, “récent”, ne bouge pas encore beaucoup.

“Pour nous, c’est un dossier de 2020, donc on doit encore faire des devoirs d’enquêtes. Il n’y en a pas eu avant. Je ne sais pas comment la police a géré le dossier auparavant mais pour le moment nous travaillons dessus”, nous dit-on du côté de l’auditorat.

La question de savoir s’il est risqué ou non de publier l’histoire dans la presse se pose. L’auditorat avance que cela pourrait effectivement donner l’alerte aux personnes soupçonnées et donc leur laisser le temps de détruire de potentielles preuves.

Des preuves que la police semble pourtant, vu de l’extérieur, peu pressée de réunir. Dernièrement, un inspecteur a même demandé aux plaignants de prendre de nouvelles photographies (alors que le dossier est déjà bien rempli, grâce aux plaignants, à ce niveau). “Ils veulent qu’on fasse leur boulot”, s’esclaffe l’un d’eux. De plus, des preuves récoltées de la sorte pourraient être considérées comme irrecevables. Cela pourrait même être qualifié de voyeurisme, nous affirme-t-on du côté des autorités.

Les inspecteurs du travail pour leur part ne peuvent pas pénétrer les lieux sans une demande d’un juge d’instruction. Donc sans une enquête faite par la police, avec des éléments apportés par celle-ci, cela reste entre les mains de l’auditorat du travail. Qui ne peut rien faire puisque c’est un lieu privé et non un garage déclaré qui en profiterait pour faire du travail au noir sur le côté. A croire qu’il est donc moins risqué de faire du travail à 100% au noir, 100% dans l’illégal, complètement hors cadre. “Undercover”.

Fin 2020. L’un des citoyens, qui n’en pouvait plus de voir des véhicules garés aux abords du garage et devant ses fenêtres, a même alerté la police et fait des photos desdits véhicules.

C’est alors que les véhicules ont commencé à disparaître de la voie publique et l’activité est devenue plus discrète.

En janvier 2021, le garage clandestin procède à un déménagement. Direction Herstal, apprend-on à bonne source. Du côté de la police de Liège, on nous signale qu’à part le dossier à l’auditorat du travail, désormais, ce n’est plus de leur ressort.

Pendant ce temps, les plaignants osent espérer ne pas être victimes de représailles. Certes, les nuisances ont cessé, puisqu’elles ont été délocalisées. Mais la plainte y est visiblement pour quelque chose.

Février 2021. La police de Herstal nous signale ne pas avoir reçu de dossier correspondant à nos descriptions et que si tel était le cas, elle n’était pas tenue de nous le dire. Circulez, il n’y a rien à voir, en quelque sorte.

Et pendant ce temps, les plaignants se demandent toujours ce qu’il en est.