La nostalgie de la "Pac de papa"

par Gilles Toussaint

On l’oublie souvent, mais la faim fut l’un des moteurs de la construction européenne. Et la Politique agricole commune, son bras armé. Ces vingt dernières années, celle-ci s’est radicalement transformée, laissant de nombreux agriculteurs sur le carreau. La dernière réforme en date , en 2013, a définitivement mis fin à la philosophie originelle, basée sur une régulation des prix et de la production. Trois mots-clefs guident la Pac actuelle : libéralisation, productivité et compétitivité.

D’aucuns, parmi lesquels l’eurodéputé écologiste José Bové, pourfendent une réforme qui laisse aux Etats membres la latitude d’adapter à leur gré la mise en œuvre de bon nombre de mesures, ne servant plus qu’à tracer le sillon d’une agriculture toujours plus industrielle. D’autres jugent que cette évolution est conforme à ce qu’est devenue l’UE, embarquée dans le grand bain de la mondialisation.

"Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, la Politique agricole commune concernait six pays et avait pour objectif principal de nourrir les populations. A présent, l’Europe rassemble 28 pays qui représentent des réalités agronomiques et climatiques très différentes", explique un expert qui fut impliqué dans ces négociations. "Le cœur de la Pac - les aides directes - reste commun, mais il est devenu totalement impossible d’avoir des modalités de mise en œuvre partout identiques."



Un renversement complet


Considérant que l’on parviendra désormais toujours, d’une manière ou d’une autre, à couvrir les besoins alimentaires des Européens, "on a mis fin aux mécanismes protectionnistes et de régulation", poursuit notre interlocuteur. Si les pays et régions du sud de l’Europe (France, Italie, Espagne, Portugal, Wallonie…) digèrent mal cette nouvelle donne, les autres (le Royaume-Uni, les Etats scandinaves, l’Allemagne et les pays de l’Est) considèrent que l’agriculture est un secteur économique comme un autre, "où les règles de concurrence doivent jouer et où la compétition entre producteurs est un moteur d’amélioration pour la rendre plus performante". Les politiques de subsides sont vues d’un mauvais œil et le budget agricole, qui fut longtemps le premier poste des dépenses de l’Union, est passé au second rang, l’accent étant mis sur les secteurs perçus comme les nouveaux vecteurs d’expansion économique.



La variable d’ajustement du libre-échange


En outre, ajoute encore ce spécialiste, "l’UE a conclu de nombreux accords commerciaux internationaux où l’agriculture a souvent été la variable d’ajustement. Pour avoir accès au marché des services ou au marché industriel des pays partenaires, on a ouvert l’accès au marché agricole européen". Si dans le passé, une exploitation peu performante pouvait s’en tirer grâce aux systèmes de quotas et de prix garantis, les agriculteurs sont aujourd’hui condamnés à adapter leur production au prix du marché. Tous n’ont pas pris la mesure de ces changements, déplore notre expert, soulignant que les pouvoirs publics n’ont pas eu le courage de les préparer à ces évolutions peu populaires.

Ces agriculteurs se retrouvent aujourd’hui avec de lourds investissements sur le dos et des structures de production inadaptées à cette concurrence exacerbée, alors que, dans le même temps, les exigences, environnementales entre autres, ont augmenté. "L’Europe est le premier importateur mondial de produits agricoles non transformés, mais elle est aussi le premier exportateur de produits transformés. Il faut donc des prix bas pour l’industrie agroalimentaire. Sur le plan macroéconomique, l’Europe agricole se porte bien. Les difficultés se trouvent au niveau microéconomique : certains secteurs, certaines exploitations ou certaines régions souffrent. La crise laitière en est un exemple."

Si un retour en arrière est peu probable, la Pac pourrait être améliorée en s’assurant que l’argent des aides directes "bénéficie uniquement aux agriculteurs qui sont confrontés à des vraies difficultés de revenus et n’aillent plus à des gens qui n’en ont pas besoin". Une autre piste serait de s’inspirer de ce qui existe aux Etats-Unis et de réfléchir à la mise en place d’un dispositif assurantiel financé en partie par les pouvoirs publics et les agriculteurs. "Cela leur permettrait de bénéficier d’un filet de sécurité réel face aux fluctuations du marché."




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