La voix des sans voix

Nom : Sunita Kasera
Profession : Journaliste locale
Circonscription : Karauli District, Rajasthan
Age : 40 ans

Il faut quatre heures d’une route, souvent encombrée, parfois inachevée, pour parcourir les 170 kilomètres qui séparent la capitale du Rajasthan, Jaipur, au district de Kaurali, en rase campagne. Le paysage blond est ponctué de troupeaux de chèvres et de moutons et de femmes en saris colorés vaquant aux occupations des champs. Sunita Kasera vit au centre de la localité, au fond d’une allée, dans une maison traditionnelle peinte en bleue, avec sa belle-mère, son mari, et ses trois enfants. Contrairement aux autres épouses, la journaliste quitte régulièrement son foyer pour parcourir seule la région, prête à en découdre avec les problèmes de sa communauté, en particulier ceux des castes inférieures.

Depuis qu’elle a commencé ses activités de correspondante locale pour l’association Video Volunteers elle va là où les autres ne vont pas pour parler de sujets encore souvent tus. Des femmes « Dalits » ou Intouchables sont habituées à retirer leurs sandales quand elles passent devant l’habitation d’un riche villageois. Sunita filme l’injustice et interpelle les chefs du village pour faire appliquer la loi indienne qui interdit toute forme de discrimination liée à la caste.

Des primes destinées à la réinsertion d’un groupe de femmes tardent à être versées? Sunita enregistre leur calvaire et envoie sa vidéo aux autorités locales, avec succès. Quelques semaines plus tard, les fonds sont débloqués. Dans une autre vidéo, elle dénonce le phénomène des mariages forcés d’enfants, illégal de nos jours mais qui persiste au Rajasthan. Equipée seulement d’une mini caméra numérique et d’un tempérament bien trempé, cette guerrière de l’info se fait la voix des sans voix.

Ses interviews et reportages sont envoyés pour montage à l’équipe de Video Volunteers, une ONG destinée à mettre en lumière des zones très rarement couvertes par les médias traditionnels. En Inde, Video Volunteers a lancé IndiaUnheard, un réseau de dizaines de correspondants issus des populations locales, la plupart sans diplôme, mais qui sont formés sur le terrain aux techniques journalistiques. Il y a quatre ans, cette mère de famille a répondu à une petite annonce d’IndiaUnheard, et a été recrutée sur le champ. Elle est payée environ 3000 roupies (37 euros) par mois pour ses vidéos, ce qui lui donne une certaine indépendance financière. Petit à petit, elle gagne aussi le respect de son entourage. « Il est très difficile de faire changer les mentalités. Mais j’ai changé la mienne. Dans un premier temps, les gens font des commentaires négatifs, je suis mal jugée, ils se demandent qui je suis et ce que je fais. J’ai dû me battre contre tout ça. Puis, ils s’habituent. C’est en montrant l’exemple que le changement s’installe».

Parce qu’elle est une femme journaliste et qu’elle prend la défense des bases castes, Sunita Kasera a reçu des insultes et des menaces, jusque dans les rangs de sa propre famille. Ses espoirs d’une carrière d’enseignante se sont évanouis quand elle avait 22 ans. Promise à un mariage arrangé, sa belle-famille a refusé qu’elle continue ses études supérieures, après avoir obtenu son « bachelor » au bout de sa troisième année d’université. « Je suis la première de la famille à avoir fait des études supérieures. Là où je vis, la mentalité est encore très arriérée. Dans le temps, la femme devait rester au foyer et s’occuper des tâches domestiques. Or je ne veux pas de ça, ni pour moi, ni pour mes deux filles », explique-t-elle dans l’intimité de sa chambre à coucher.

Diplômée de l’enseignement supérieur, Sunita Kasera est une exception dans son district, où la majorité des femmes sont illettrées. A quarante ans, elle rêve d’un jour entrer en politique. Dans les zones rurales, les décisions se prennent au niveau des conseils de villages ou panchayats, dominés par les hommes. Depuis 1993, un tiers des postes de chefs de villages ou sarpanchs sont réservés aux femmes. Dans la pratique, quand celles-ci sont élues, elles ne font bien souvent que de la figuration. Il est coutumier que ce soit leur mari ou leur père qui prennent les décisions à leur place. Il existe d’ailleurs un terme officiel, celui de sarpanch pati (pour le mari) ou sarpanch pita (pour le père), pour ceux qui dirigent les affaires du village par procuration. « La plupart des femmes qui accèdent à ces postes ont arrêté l’école très tôt. Elles ne sont jamais sorties de chez elles. Je connais une femme sarpanch, mais son mari fait tout à sa place et ne l’utilise que pour avoir sa signature. Quelle est son utilité ? ». Au fil des années, Sunita Kasera a convaincu son époux de soutenir sa cause. « Mais il me conseille d’avancer doucement », soupire-t-elle.