La révolution sexuelle indienne

Nom : Ira Trivedi
Profession : Auteure
Circonscription : New Delhi
Age : 29 ans

Dans les parcs de New Delhi, l'amour se noue loin des regards parentaux



Ira Trivedi a tout de la Maharani ou princesse indienne : le port altier, une cascade de cheveux noirs de jais qui lui descend jusqu’aux reins, une beauté classique à faire chavirer tous les cœurs. Elle n’avait pas encore 20 ans, quand son grand-père, un brahmane conservateur, l’a prise à part lors d’une réunion de famille. Il est temps que tu te trouves un mari, lui-a-t-il soufflé, un brin gêné. Les femmes, lui-a-t-il enseigné, sont comme la pâte à pain. Pour réussir un bon mariage, comme pour réussir un « chapatti » bien rond, il faut une pâte souple, fraiche et jeune. Si on attend trop longtemps, la pâte durcit et elle n’est plus bonne à rien. Qu’importe son physique de rêve, son MBA de la Columbia University et son diplôme d’instructrice de yoga. Dix ans plus tard, la jeune femme est, aux yeux de son « dadaji », une tranche de pain rassit dont personne ne veut plus.

Trois ouvrages sur l’amour plus tard et au grand dam de sa famille, l’auteure, qui approche la trentaine, n’a toujours pas trouvé sa recette pour une union idéale. Cette quête du Graal pour toute une génération de jeunes Indiens, partagés entre tradition et modernité, est le fil rouge de ses chroniques dans The Time of India. Dans son blog, India in love, elle narre, souvent à la première personne, les expériences amoureuses de toute sa génération. Elle en a tiré un livre de 400 pages, « India in Love, Marriage and Sexuality in the 21st Century », paru au début de l’année.

« Il y a tellement de changements à l’œuvre dans notre société», affirme-t-elle autour d’un verre de limonade dans la maison de ses parents, dans un quartier privilégié du centre de New Delhi. L’auteure a enquêté aux quatre coins du pays, des campus universitaires à la ville high-tech de Bangalore, en passant par les milieux LGBT. Elle a aussi interrogé des dizaines de couples sur le thème des mariages arrangés, très ancrés dans la société indienne, et des mariages d’amour, une pratique plus récente qui représente aujourd’hui 30% des unions dans les milieux urbains. «Cette évolution est très importante car elle va changer pour toujours la façon dont nos familles sont structurées, dont nos communautés sont composées, et la façon dont on perçoit l’amour et le sexe dans nos relations », poursuit-elle. Sa conclusion ? L’Inde traverse une véritable révolution amoureuse, sexuelle et sociale, menée en grande partie par les jeunes de la nouvelle classe moyenne indienne en pleine expansion.

Ira Trivedi et la révolution sexuelle indienne dans TedTalk

Les notions qui régissaient les rapports hommes-femmes en Inde « ont évolué davantage ces 10 dernières années qu’au cours des 3000 ans qui ont précédés», explique-t-elle dans l’introduction de son ouvrage. Traditionnellement, les couples indiens se découvraient le jour du mariage (celui-ci basé uniquement sur des considérations économiques et de caste), faisaient l’amour (normalement pour la première fois) et s’ils avaient beaucoup de chance, tombaient éventuellement amoureux. Cette équation est aujourd’hui complétement revue et corrigée par les jeunes des classes urbaines, influencé par le modèle occidental : au vieux schéma « mariage, sexe, amour », ils préfèrent aujourd’hui la formule occidentale : amour, sexe (ou vice-versa) et ensuite, éventuellement, mariage.

La révolution amoureuse en Inde a un coût, selon l’observatrice. Le taux de divorce y est de 10%, faible par rapport aux pays occidentaux, mais représente une expansion phénoménale par rapport à la génération précédente où il était quasiment inexistant. Alors qu’il n’y avait qu’un tribunal pour les divorces en 1990 à New Delhi, il y en a aujourd’hui 16, signes de la multiplication des ruptures dans un pays où la famille est sacrée. Le nombre de maternités précoces a été multiplié par quatre et celui des avortements par trois au cours des 10 dernières années.

Dans ses interviews comme dans ses best-sellers, Ira Trivedi ne fait pas de distinction entre sa vie privée et son sujet. Quand je la rencontre un lundi à Delhi, la jeune célibataire vient faire un aller et retour à Mumbai sur le weekend. Alors que l’enregistreur tourne, elle me raconte son trouble vis-à-vis d’un réalisateur indien qui ne la laisse pas indifférente, installé dans la ville du Bollywood. Son cœur chavire mais son esprit est partagé. « Malheureusement, mes parents ne voudraient pas que je sois avec quelqu’un qui a la peau aussi sombre. Ils veulent quelqu’un de grand et de clair. Il est important pour eux que leur fille au physique agréable soit avec un homme séduisant également. C’est très étrange de voir comment l’avis des parents s’imprime chez leurs enfants. D’un côté, la tradition compte pour moi, mais d’un autre côté, j’ai ma propre vie, je suis indépendante, je suis créative, je suis auteure, et je suis attirée par les gens qui ont leur propre opinion sur les choses. Est-il possible de trouver un homme qui réunisse comme moi ces deux qualités ?».

A bientôt 30 ans, la jeune femme a l’impression d’appartenir à une génération perdue, écartelée entre le passé et le futur. « J’ai grandi dans une Inde bien plus libérale que celle de mes parents, et la génération actuelle élèvera ses enfants de manière très différente de l’éducation qu’elle a reçue. Les jeunes d’aujourd’hui se trouvent à la charnière entre un modèle ancien traditionnel et un schéma moderne. Nous sommes à la croisée des chemins, car ces deux voies n’ont pas encore convergé pour n’en former qu’une, il y a toujours deux chemins de vie bien distincts qui se présentent à nous ».

Aussi « moderne » soit-elle, Ira Trivedi n’a pas fait une croix sur le mariage arrangé : « Nous avons ce système des mariages arrangés qui fonctionne bien. Si je veux vraiment me marier, mes parents ou un match-maker trouveront quelqu’un pour moi. Les choses sont bien organisées de ce côté là ». Il y a un prix à payer, celui de vivre avec la belle-famille, mais il y a aussi beaucoup d’avantages. « Au moins il y a déjà une structure familiale en place, pas seulement un beau père et une belle-mère, mais tout une famille, ce qui peut représenter un soutien important, surtout quand vous avez des enfants». Alors mariage d’amour ou mariage arrangé pour elle? Elle n’a pas encore tranché. « Ce sera intéressant à observer » affirme-t-elle avec une certaine distance, songeant sans doute déjà à la trame de son prochain livre.