Le tremplin

Concentration et résistance, persévérance et courage : d’après un vieux manuel, ce sont les capacités nécessaires pour devenir un plongeur professionnel et épater la galerie avec un saut périlleux. Ludo, lui, n’en est pas encore là. Ce soir de novembre, il semble plutôt effectuer une prodigieuse microsieste dans le divan. Il rigole, jure que ce n’est pas le cas et se redresse lorsque la voix de la présentatrice qui sort de la télévision l’invite à rejoindre le stade de football pour le coup d’envoi. Car peu importe le sport, Ludo le préfère derrière l’écran. Pourtant, depuis le 15 juin 2020, ce natif d’Herstal avance prudemment sur un autre genre de plongeoir.

Ce jour-là, il a rangé son linge et son DVD de Titanic dans la chambre n°8 de l’ancien Hôtel Albert, devenu une initiative d’habitation protégée (IHP). Une chambre que Marie-Charlotte, l’assistante sociale qui l’a accueilli, lui a présentée comme un tremplin. « Je veux rebondir pour, un jour, être capable de vivre tout seul dans un appartement et terminer mes études de cuisine en cours du soir », s’enthousiasme aujourd’hui ce quadragénaire. « Je vais devoir faire tout ça avec l’étiquette que j’ai dans le dos. Elle y restera jusqu’à la fin de mes jours. Je suis alcoolique depuis 7 ans mais abstinent depuis 12 mois et quelques jours. Ici, je me vois enfin évoluer et je suis fier de moi », sourit l’homme au timbre rocailleux.

Dans cette grande maison, Ludo vit avec Pascal, Réginald, Patrick, William, Ezequiel, Jonas et Izu. Ils ont pour voisins Karim et Pierre, et cent-cinquante mètres en amont de la rue, Christophe vit dans un petit appartement individuel. Ces onze hommes sont de passage à l’IHP de Lierneux. Depuis 1990, ces structures résidentielles alternatives et complémentaires à l’hôpital accueillent des individus présentant un trouble psychique chronique et stabilisé.



« Notre but est d’aider les gens à aller plus loin, à être capables de vivre seul et avec leur maladie. »

Schizophrénie, phobie ou dépression, avec ou sans assuétude : peu importe leurs maux, les personnes en habitation protégée ne requièrent pas (ou plus) de traitement hospitalier continu mais ont encore besoin d’être soutenues dans leur milieu de vie. « Notre but est d’aider les gens à aller plus loin, à être capables de vivre seul et avec leur maladie. La reconnaître ? Ouais, c'est mieux. Mais si, au moins, ils parviennent à vivre avec et en harmonie avec les autres, c’est déjà très bien », résume le Dr Gaule, médecin responsable de l’habitation.



Mardi, 16h. Ludo tire sur une roulée dans le fumoir à l’avant de la maison. Comme ce matin, comme ce midi, comme souvent. D’habitude gominés vers l’arrière, ses cheveux semblent avoir cette fois-ci esquivé le coup de peigne matinal. Au coup de sonnette, Ludo prive ses bajoues des dernières bouffées et ouvre la porte d’entrée à Marie-Charlotte. Deux fois par mois, on échange les tâches ménagères. En plus de son espace personnel, chaque résident doit nettoyer une partie des pièces communes. « À l’hôpital, on est logés, nourris, blanchis, raconte Ezequiel. Dans la rue et les refuges, je me lavais peu les dents. On doit réapprendre à prendre soin de nous et de la maison. Faire en sorte que ça devienne un automatisme et plus un effort. » Face à l’expectative des habitants, Marie-Charlotte dynamise l’échange : « Pascal, le local à poubelles. William, ce sera le salon. Tout le monde va bien ? Qui veut s’occuper du repas communautaire cette semaine ? » Timidement, Ludo se porte volontaire. Il cuisinera donc un repas qu’il maîtrise pour ses colocataires vendredi midi. Un boulet sauce lapin ? Les autres acquiescent presque en silence. Vendu !

Autour de la table, à peu près tous ont séjourné à l’hôpital psychiatrique du village, la plupart a aussi côtoyé la rue le temps d’une nuit, ou plus. Beaucoup souffrent de schizophrénie paranoïde, d’autres de dépressions ou d’anxiété généralisée. « On évite que plusieurs personnes dépendantes et abstinentes depuis peu cohabitent, mais c’est un des rares moments où les pathologies entrent en compte, précise l’assistante sociale. Sur mille personnes schizophrènes, il y a mille schizophrénies différentes et autant de méthodes pour les aider. »

Après plusieurs mois passés dans un hôpital psychiatrique, rares sont ceux qui souhaitent intégrer une habitation protégée de leur plein gré. Cependant, les conditions de post-cure en font souvent un passage obligatoire entre les murs hospitaliers et l’indépendance. « Lorsqu’une personne arrive, on établit un préprojet avec elle. On définit les activités qui vont structurer sa semaine. Il y a, au choix : des séances à l’hôpital de jour, un atelier créatif, des journées en milieu agricole, du sport et ‘À bas Mont’, un restaurant social au centre du village tenu par les volontaires », énumère Marie-Charlotte, seul équivalent temps plein de la structure de Lierneux et contact quotidien des résidents. Deux mois après la découverte de son nouvel environnement, la personne rencontre à nouveau les membres de l’équipe pluridisciplinaire : médecin, psychologue, assistantes sociales et éducateurs. « On fait le point ensemble, reprend Marie-Charlotte. Qu’est-ce que tu attends de ton séjour ici ? Quelles sont tes ressources, tes envies, tes craintes et tes difficultés ? C’est la personnalité du résident qui guide notre travail. » Chacun est responsable de son projet. Il doit se laver, être à l’heure chez le médecin et le psychiatre généralistes, faire les courses, laver le linge, avaler les dizaines de cachets prescrits chaque jour, gérer son propre budget et, si besoin, demander de l’aide aux membres de l’équipe ou à une personne extérieure, comme un gestionnaire de biens.

 Alors que la carcasse avance sur le rail, en retrait, Nordin dépiaute une tête de bœuf

Parmi les habitants actuels, ils sont nombreux à avoir choisi d’œuvrer derrière les fourneaux d’« À Bas Mont ». Tous les jeudis, les plus aguerris dégainent poêles et couteaux au rythme des instructions de Fred, le responsable du restaurant. Les néo-cuistots attendent que ce dernier montre l’exemple. Avec la crise sanitaire, le resto a dû se réinventer en service traiteur à emporter. Leur meilleur commande ? Les 104 plats de cannellonis. Leur plus grande fierté ? Être parvenus à ouvrir le restaurant tout seuls durant les trois semaines de congés d’été de Fred. « Ce sont souvent des personnes qui ont peur de mal faire ou d’être jugées. À travers le restaurant, on encourage la prise d’initiative. Elles apprennent ou réapprennent à cuisiner et prennent confiance en elles au fur et à mesure des recettes », observe le chef de cuisine. À midi, les premiers clients masqués enlèvent leurs repas. Ezequiel, diplômé comptable, encaisse les commandes pendant que les autres savonnent les marmites.

Après avoir vidé le resto, le virus a érodé la routine sur laquelle reposent les projets d’avenir des habitants. À quoi bon se lever si c’est pour ne rien faire ? « Ils n’ont pas été bien, mais on a fait en sorte de maintenir un petit contact quotidien, avec des visites dans le jardin par exemple. On a fait au plus humain, tout en respectant les gestes barrières », estime Marie-Charlotte. En outre, l’isolement a empêché les précieux retours en famille, habituellement autorisés trois week-ends par mois. « Je m’attendais à une catastrophe, à réhospitaliser tout le monde, admet le Dr Gaule. Mais ils s’en sont bien sortis ».

Cette routine endommagée par la crise sanitaire, chacun la construit à son rythme. Une fois bien installés dans la maison, les résidents ont envie d’avancer : une activité supplémentaire ou une en moins, une nouvelle responsabilité au restaurant, un emploi, du bénévolat, un retour définitif en famille, un déménagement dans la villa de deux personnes ou dans l’appartement individuel lorsqu’une place se libère. Tous aspirent à plus d’indépendance. « Je passe ici, mais j’espère ne pas rester trop longtemps. Je veux suivre des études pour essayer de trouver un emploi », ambitionne Izu, 20 ans et cadet de la bande.

L’article 2 de loi relative aux IHP indique que le séjour y est « justifié aussi longtemps que la personne concernée ne peut pas être totalement réintégrée dans la vie sociale ». Aucun risque, donc, d’être mis à la porte, mais si on est prêt à partir, on laisse la place. À Lierneux, les propriétaires d’immeubles savent que s’ils adaptent leurs biens aux besoins des résidents de l’habitation protégée, ils seront rapidement loués. Ces logements, pas trop chers et pas trop grands, ont permis à une dizaine de sortants de vivre dans ce village, parangon de l’altruisme. D’autres s’en sont allés plus loin. S’il s’en réjouit sans aucun doute, le Dr Gaule se doit de préciser qu’en habitation protégée, « on n’a pas que des victoires. »





Régulièrement, certains ne parviennent pas à trouver leurs marques dans la maison ou rechutent la énième fois qu’elles passent devant les bouteilles qui décorent la caisse du supermarché. Les retours à l’hôpital sont même fréquents. « Quand un séjour ne dure pas, il permet tout de même de mettre en lumière certaines difficultés, assure Marie-Charlotte. La personne apprend des choses sur elle-même et peut continuer à travailler dessus à l’hôpital. Le temps passé ici n’est jamais perdu. »

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