À Velyka Oleksandrivka,
la vie de Sergiy après les tortures russes
Reportage - Virginie Nguyen Hoang - Envoyée spéciale à Velyka Oleksandrivka
La famille devant sa grande maison, qui était déjà la propriété d'Olga avant qu'elle ne rencontre Sergiy, le 5 novembre 2022.
© Virginie Nguyen Hoang

Sergiy, policier de 42 ans, regarde sa femme cuisiner dans le souterrain devenu leur lieu de vie depuis presque un an. Les yeux hagards, il tient dans ses bras Eva, 8 mois, pendant que Daniel, 3 ans, garde les yeux rivés sur un dessin animé. À 80 km au nord de Kherson, la petite ville de Velyka Oleksandrivka a vécu sous occupation russe pendant plus de sept mois. Son centre, ravagé, porte les stigmates des combats d’artillerie lourde ; l’ancien poste de police où avaient été stockées des munitions russes a été pulvérisé, des voitures taguées d’un “Z” traînent dans les rues.

Quatre mois après la libération, la famille tente de se remettre peu à peu de l’occupation, des bombardements imprévisibles et de la semaine de torture qu’a vécue Sergiy…

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(1) Olga, Sergiy et leurs deux enfants. Après des mois d'épreuves sous l'occupation russe et huit jours de torture pour Sergiy, la famille tente de reprendre une vie normale, le 5 novembre 2022.
(2) Olga, 44 ans, et Eva, 6 mois, au deuxième étage de leur maison où leurs chambres ont été détruites par un tir de missile, le 5 novembre 2022.
© Virginie Nguyen Hoang

Un été en enfer

En ce 1er mai 2022, les missiles pleuvent. La maison d’Olga et Sergiy, située en face de l’école, n’y échappe pas. Le papa a pris sa décision : l’évacuation. Mais alors qu’il tente de partir avec son fils et sa femme, enceinte de 9 mois, il se fait arrêter et embarquer par les forces russes. Huit jours durant, le quadragénaire ukrainien sera torturé, physiquement et psychologiquement.

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(1) Sergiy regarde l'endroit où il a été gardé en captivité pendant trois jours, avant d'être transféré à Nova Kakhovka, 80 km plus au sud. Situé près de l'école, le bâtiment a été bombardé par un missile russe S-300 deux mois auparavant, le 24 janvier 2023.
(2) Le bâtiment, aujourd’hui détruit, où Sergyi a été détenu par les forces russes avant d'être transféré à Nova Kakhovka, le 24 janvier 2023.
(3) L’école de Velyka Oleksandrivka, située juste en face de la maison de Sergiy, le 25 janvier 2023. Les forces russes en avaient fait leur QG quand elles occupaient la ville.
© Virginie Nguyen Hoang

“Ils savaient que j’étais policier. Jusque-là, ils étaient juste venus fouiller la maison. Mais quand ils ont remarqué que je tentais de quitter la ville, ils m’ont embarqué. C’étaient des Bouriates. Ils m’ont d’abord emmené dans un garage juste à côté de l’école, où ils m’ont frappé et électrocuté. Après trois jours, ils m’ont conduit dans ce qui semblait être leur quartier général, à 80 km. Il y avait des membres du FSB”, le Service fédéral de sécurité.

Sergiy, les yeux dans le vide, continue à raconter. “Une dizaine d’autres détenus se trouvaient dans la même pièce que moi, certains déjà marqués par des contusions. Les membres du FSB nous ont déshabillés pour voir si on avait des tatouages liés aux forces de l’ATO (la Zone d’opération antiterroriste dans le Donbass de 2014 à 2018, NdlR). L’un d’entre nous en avait un, de style germanique. Ils lui ont dit de le retirer de n’importe quelle manière, sinon tout le monde allait payer. Ils nous ont donné un petit couteau, et on a dû couper le tatouage de son épaule…”


Les membres du FSB
nous ont déshabillés
pour voir si on avait des tatouages
liés aux forces de la Zone
d'opération antiterroriste.

Après cinq autres jours de calvaire, de passages à tabac et d’interrogatoires, les Russes lui proposent de “travailler” pour eux. “Je leur ai répondu que je ne pouvais pas, car ma femme allait accoucher très prochainement. Alors, ils m’ont relâché au milieu de nulle part.” Juste à temps pour assister à la naissance d’Eva, dans l’abri souterrain de la maison familiale. “Rien ne peut décrire la joie de faire naître sa propre fille. Heureusement, tout s’est bien passé…”

Sergiy n’en a pas fini avec les forces d’occupation pour autant. Elles le préviennent : s’il tente d’évacuer à nouveau, elles le tueront. Malgré la joie de l’arrivée d’Eva, le stress le ronge. Les Russes et leurs affidés ne cessent de fouiller les maisons, de tirer sur les toits pour terroriser la population. La maison familiale est à nouveau frappée par un missile, le 20 juin. Alors, quand les troupes ukrainiennes entrent dans la ville, enfin, il peut “sentir le souffle de la liberté”. “Quelle énorme joie de pouvoir dire ce qu’on veut et respirer à pleins poumons !”

L’automne de la déception

photo
Daniel, 3 ans, joue avec un pistolet en plastique dans son salon détruit par un tir de missile, le 5 novembre 2022.
© Virginie Nguyen Hoang

Emmitouflé dans sa veste, bonnet sur la tête, Daniel joue dans le salon dont les grandes baies vitrées ont été soufflées. Sa chambre, au second étage, n’est que ruines et la petite famille vit toujours dans la cave. Lorsqu’il fait beau, Olga pointe le nez dehors, à l’entrée de la maison, pendant que Daniel pédale sur son tricycle dans le jardin de la propriété.

Daniel, 3 ans, roule sur son tricycle dans le jardin de sa maison, le 24 janvier 2023.
© Virginie Nguyen Hoang

La demeure, énorme, lui appartient, elle l’avait fait construire avec son ex-mari. À leur divorce, lui a repris l’entreprise agricole qu’ils géraient ensemble, elle a gardé leur ancien domicile, aujourd’hui détruit. Sergiy tente bien de réparer les dégâts avec le peu de moyens dont il dispose. Mais “on n’a encore rien reçu pour colmater les fenêtres”, s’agace Olga.

Pour ne rien arranger, en ce mois d’octobre, le commandant de Sergiy lui annonce qu’il est viré de la police. “Il avait évacué pendant l’occupation, et m’avait dit que je devais partir aussi sous peine d’être démis de mes fonctions. J’ai essayé. Mais, après ce qui s’est passé, comment j’aurais pu encore faire ?” Il n’en revient pas vraiment, et soupçonne son supérieur d’avoir été de mèche avec les Russes : “On l’a vu prendre des cafés avec eux et lui n’a pas été inquiété quand il a voulu quitter la ville.” L’ambiance est délétère. “Je dois passer au détecteur de mensonges pour avoir une chance de réintégrer la police. Je ne sais pas quand…”


Je dois passer
au détecteur de mensonges
pour avoir une chance
de réintégrer la police.

En attendant, la famille survit grâce à ses réserves et à l’aide humanitaire distribuée dans la ville. Eva, maintenant âgée de 6 mois, n’a connu d’autre vie que celle du souterrain, où elle dort dans un grand lit avec son frère et ses parents. Sergiy et Olga pourraient quitter Velyka Oleksandrivka, mais ils se refusent à abandonner leurs murs. Un jour, bientôt, espèrent-ils, ils pourront commencer la reconstruction.

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(1) Sergiy s'occupe des enfants pendant qu'Olga cuisine. Depuis sa captivité, il lui arrive de s’énerver pour un rien ou d’être absent lorsqu’elle lui demande quelque chose, le 24 janvier 2023.
(2) Daniel regarde la télé que Sergiy a installée au sous-sol. Avec peu d’espace, c'est l'une des principales activités du garçon pendant l'hiver, le 25 janvier 2023.
(3) Olga et Eva au sous-sol, le 24 janvier 2023. Pendant l'hiver, la famille se réchauffe grâce à un radiateur électrique, quand il y a du courant, ou un poêle à bois.
(4) Olga prépare à manger dans la cuisine que le couple a récemment installée dans le sous-sol, le 24 janvier 2023.
(5) Olga donne à manger à Eva, qui a maintenant 9 mois, le 25 janvier 2023.
© Virginie Nguyen Hoang

L’hiver, une situation gelée

Fin janvier 2023. L’aide à la reconstruction tarde. Alors que les températures affichent −2 °C, Sergiy, Olga, Daniel et Eva vivent toujours dans le souterrain. Le papa y a installé une TV et un chauffage électrique qu’il avait caché lors de l’occupation, parce que “les Bouriates et les Kalmouks pillaient tout ce qu’ils pouvaient”, relate Olga.

La ville de Kherson a été libérée il y a plus de deux mois, les Russes ont reculé plus loin encore de Velyka Oleksandrivka, mais les victimes de l’occupation se comptent encore toujours. “Notre voisin est mort il y a trois jours en marchant sur une mine, qui se trouvait dans son champ. Il n’a pas survécu, son beau-fils non plus. Le lendemain, un autre habitant a sauté, alors qu’il se rendait dans la forêt”, s’attriste la maman.

Cela n’empêche pas la famille de sortir en promenade, tant que le temps le permet. Daniel, sans son tricycle, pleure. “Cela fait longtemps qu’il vit dans un souterrain, il ne fait plus beaucoup d’activité physique, il n’a plus l’habitude de marcher.”

Eva, 9 mois, dans sa poussette, devant la maison familiale, au sous-sol de laquelle elle est née, le 24 janvier 2023. La demeure a été endommagée à deux reprises par des bombardements.
© Virginie Nguyen Hoang

Sergiy, lui, profite de la sortie pour passer voir ses anciens collègues au poste de police, pendant que son commandant est à Mykolaïv. Olga se désespère de sa situation. Les tortures ne l’ont pas laissé indemne. “Il fait des cauchemars, il s’énerve pour un rien, alors qu’il n’était pas du tout comme ça avant, c’était quelqu’un de doux.” Il en est bien conscient d’ailleurs, son tempérament a changé, mais, au moins, il ne s’est pas mis à boire.

Reste à voir ce que lui réservera l’avenir. Son chef, qu’il est allé voir à Mikolaïv, vient de lui refuser sa réintégration : trop tard pour commencer la procédure, prétend-il. Alors Sergiy, complètement éperdu, se dit qu’il pourrait rejoindre un bataillon d’anciens policiers. Aller se battre sur le front…

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Olga, Sergiy et leurs deux enfants se baladent pour sortir les enfants de leur sous-sol, le 25 janvier 2023. Le couple s’est formé il y a cinq ans, lorsque Sergiy, policier, a dû assurer la protection d’Olga, après qu’elle se fut fait agresser.
© Virginie Nguyen Hoang
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*La Crimée a été illégalement annexée par la Russie en 2014.