Dans un sous-sol de Sloviansk,
des voisins vivent en communauté
Reportage - Virginie Nguyen Hoang - Envoyée spéciale à Sloviansk
Dyma, 37 ans, est au téléphone à côté de l’entrée de l’abri, où il dort tous les soirs avec sa femme, Lilia, 35 ans, et leur fils de 14 ans, Bogdan, le 31 mai 2022.
© Virginie Nguyen Hoang

Lorsque la Russie a lancé son déluge de feu sur l’Ukraine, le 24 février 2022, Dyma, ouvrier du chemin de fer à Sloviansk, est parti travailler. “Nous pensions que ça allait durer deux ou trois mois, comme en 2014, mais on s’est vite rendu compte que, cette fois-ci, c’était différent”, raconte sa femme, Lilia. Depuis, le couple et son fils de 14 ans, Bogdan, ont vécu les bombardements, l’évacuation et une vie en communauté dans un souterrain, à plus de 680 km à l’est de Kiev.

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(1) Plusieurs voisins d'un immeuble ont décidé d'aménager leur sous-sol en abri où ils dormiront tous les soirs, cuisineront et regarderont des films, le 28 mai 2022.
(2) Dyma, Lilia et Bogdan sont sur leur téléphone dans l'abri. « On a une maison un peu plus loin, mais un des murs s’est fissuré après un bombardement, on ne se sent pas à l’aise de vivre là. On a également un petit appartement dans le building à côté de l’abri, mais il est trop petit pour nous trois », explique Dyma, le 28 mai 2022.
(3) Lilia, Dyma et Bogdan prennent le thé dans l'abri, le 10 juillet 2022. Une semaine plus tôt, alors qu'ils allaient chercher des affaires dans leur maison, un tir de roquette Smersh a atteint leur quartier. Dyma a été propulsé à terre, tandis que Bogdan était recouvert de poussière. Personne n'a été blessé.
© Virginie Nguyen Hoang

Le printemps à l’abri

Il est 16 h en ce mois de mai, l’heure où les rares supermarchés qui ouvrent encore baissent leurs rideaux. Les rues du centre-ville de Sloviansk sont désertes. Tout le monde est rentré se terrer chez soi ; à peine quelques voitures de l’armée ukrainienne roulent encore dans les grandes avenues qui entourent la place de la mairie. Avant le 24 février 2022, cette ville de l’oblast de Donetsk comptait 100 000 habitants ; les quelque 30 000 qui sont restés n’ont plus d’eau courante ni de gaz, tandis que l’électricité est aléatoire.

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L’armée russe a lancé une frappe de missiles sur une zone résidentielle de Sloviansk dans la nuit du 31 mai, tuant cinq personnes et en blessant six. Une école et sept bâtiments de plusieurs étages ont été touchés.
© Virginie Nguyen Hoang

À quelques centaines de mètres du marché central, Dyma, Lilia et Bogdan discutent avec leurs voisins, assis devant l’entrée d’un building résidentiel : de la guerre, de l’aide humanitaire, de la Russie… Trois mois que cette petite communauté s’est organisée pour aménager la cave de son immeuble en un abri viable et résistant aux bombardements. “Cette cave était très sale ! Alors, on a tous mis la main à la pâte pour la nettoyer, amener des matelas, des palettes et même des roues de voitures pour en faire des sommiers”, expliquent deux sexagénaires, Tania et Ania. Ils sont une dizaine à y passer toutes leurs nuits. La famille de Dyma en fait désormais partie.


Cette cave était très sale !
Alors, on a tous mis
la main à la pâte
pour la nettoyer...

Lilia et Bogdan avaient d’abord évacué la ville, vers la région de Ternopil. Dyma, lui, ne voulait pas abandonner son boulot aux chemins de fer, si importants dans l’Ukraine en guerre. “Je suis resté vivre dans notre maison jusqu’au jour du bombardement de notre rue, le 7 avril. Je n’ai pas été blessé, mais mon voisin est mort. Alors je me suis installé dans ce sous-sol.” Sa famille l’y a rejoint un mois plus tard. “On n’était pas les bienvenus à Ternopil. On nous a dit que le travail n’était que pour des gens du coin”, témoigne Lilia

À côté d’eux, Volodymyr, 54 ans, et son fils Oleg fument une cigarette sur un banc. Un de leurs rares moments de sortie du sous-sol. Tous deux avaient été blessés par des bombardements lors du siège de Sloviansk en 2014. Traumatisés, ils passent jour et nuit dans l’abri, ou à proximité lorsqu’il faut fumer, sortir le chien ou cuisiner au feu de bois. Le 1er mai 2022, Oleg, sa copine Louda et leur chien ont fui la petite ville pittoresque et touristique de Sviatohirsk, connue pour son monastère, tombée aux mains des milices russes du groupe Wagner le 8 juin 2022.

Dyma caresse Lord, le chien d'Oleg. Il a emménagé dans l'abri après un tir de roquette sur sa maison. « Je venais à peine de rentrer chez moi que j’ai entendu quelque chose voler au-dessus de la maison. Je suis tombé et il y a eu l’explosion. Le plafonnage s'est détaché, tout était fissuré et il n’y avait que de la fumée blanche autour de moi », raconte-t-il, le 30 mai 2022.
© Virginie Nguyen Hoang

Un été sous la pluie de roquettes

Depuis, les forces russes avancent. En ce mois de juin, elles ne sont plus qu’à 30 km de Sloviansk, les bombardements deviennent réguliers et la perspective d’une invasion russe imminente inquiète de plus en plus les habitants de la ville. Le maire leur enjoint d’évacuer ; des bus partent tous les jours vers Dnipro, mais la petite communauté de voisins a décidé de continuer sa vie ici. “On restera jusqu’à ce que des blindés russes entrent dans la ville. À ce moment-là, on verra, mais on espère que ça n’arrivera pas. Un missile, de toute façon, on peut s’en prendre ailleurs aussi. La guerre est partout en Ukraine”, soupire Lilia.

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(1) Le 1er juin, des missiles russes ont frappé, tôt le matin, un quartier résidentiel situé à 5 km de l'abri.
(2) Une dame traverse le marché central de Sloviansk, huit jours après qu'il a été bombardé par un missile russe, tuant deux personnes et en blessant sept, le 13 juillet 2022.
© Virginie Nguyen Hoang

Alors, chacun a ses tâches pour faire vivre l’abri. Volodymyr, ancien cuisinier, prépare du pain et s’occupe de l’installation d’un poêle à bois en prévision de l’hiver ; Dyma fait les courses et se charge du repas au feu de bois quand il n’y a pas d’électricité ; Tania et Lilia cherchent de l’eau au puits. Quant à Bogdan, il joue sur son téléphone.


Un missile, de toute façon,
on peut s’en prendre ailleurs aussi.
La guerre est partout en Ukraine.

À la tombée de la nuit, tout le monde se rassemble autour de la petite table posée à l’entrée de l’abri. On y fume une cigarette, on parle du quotidien en essayant d’éviter les sujets politiques. Tania et sa voisine, Valentina, regardent les chaînes d’informations russes, tandis que Volodymyr et Dyma suivent les médias ukrainiens. Les avis divergent, mais il faut bien survivre.

À 21 h, tout le monde rentre dans l’abri, le couvre-feu débute, les détonations résonnent dans toute la ville. Alors que l’été commence, les frappes russes sont de plus en plus intenses : deux personnes viennent encore de perdre la vie, le 5 juillet, dans un bombardement sur le marché central, à 500 m de l’abri…

L’accalmie de l’automne

En ce 12 septembre 2022, Sviatohirsk est libérée, alors que l’Ukraine vient de lancer une contre-offensive couronnée de succès dans la région de Kharkiv. Trois semaines plus tard, c’est au tour de Lyman d’être débarrassée des Russes, repoussant ainsi les positions ennemies à plus de 70 km de Sloviansk. Dyma respire. Devant l’entrée de l’abri, une pile de bois s’entasse. La communauté prépare l’hiver depuis plusieurs semaines. “On a déjà coupé plusieurs arbres dans la cour de l’immeuble, on va s’attaquer à ceux de la rue”, annonce Volodymyr.

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(1) Volodymyr a construit lui-même l'évacuation de la fumée du poêle à bois qui mène vers l'extérieur. Au mois d'octobre, il fait plus chaud dans l'abri que dans les appartements, le 1er octobre 2022.
(2) Bogdan joue sur son PC portable. « Il a vite grandi depuis le début de la guerre. Il sait très bien comment réagir en cas de bombardement et ça ne l’embête pas de vivre dans un souterrain, il dit que c'est comme S.T.A.L.K.E.R. (série de jeux vidéo), de la survie », sourit Lilia, sa mère, le 2 octobre 2022.
(3) Ce bâtiment résidentiel du centre-ville a été ravagé par un tir russe, le 3 octobre 2022.
(4) Les voisins ont coupé des bûches pour se préparer à l'hiver, le 5 octobre 2022.
(5) Volodymyr coupe un arbre tandis que ses voisines ramassent les branches et bouts de bois. Au mois d'octobre, la vie reprend doucement son cours, mais il est maintenant temps de se préparer pour l'hiver, le 5 octobre 2022.
(6) Volodymyr a fabriqué une « cuisine » portable à l'entrée de l'abri où il chauffe des pommes de terre, le 5 octobre 2022.
© Virginie Nguyen Hoang

Si des habitants partent, craignant un hiver trop rude, d’autres reviennent et la vie commence à reprendre à Sloviansk. Le marché retrouve des clients; des magasins, cafés et restaurants ouvrent leurs portes. Le moment est propice pour sortir du trou. “On était fatigués de vivre dans un souterrain”, explique Lilia. La famille a décidé de retrouver sa maison. “Ici le gaz devrait revenir le 1er novembre. Et Bogdan a repris des cours en ligne, on est contents d’être de retour.”

Il ne reste plus que Volodymyr, Oleg, Louda et le chien dans l’abri. Tania et les autres sont remontés dans leur appartement. “Je ne veux pas laisser Oleg et Louda seuls, ni déménager toutes mes affaires, si c’est pour revenir ici dans un mois…”, explique Volodymyr. “Je quitterai cet endroit quand la guerre sera finie.”

Un hiver incertain

Elle est cependant encore loin de l’être, en ce début d’année. Comme dans l’ensemble de l’Ukraine, Sloviansk n’est pas épargnée par les attaques massives de missiles russes. “Ce matin, toutes les fenêtres ont tremblé !”, relate Lilia, en sortant des beignets aux abricots du four.

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(1) Lilia prépare du thé dans sa cuisine, le 15 janvier 2023. Elle souhaite retourner au travail, « mais mon atelier n’emploie plus qu’un quart de ses employés. La production de céramique a été relocalisée à Dnipro et, pour l’instant, ils n’ont pas besoin de moi ».
(2) Dyma joue sur son ordinateur, le 15 janvier 2023. Au lendemain de la nouvelle année, lui et sa famille reprennent une vie plus ou moins normale.
© Virginie Nguyen Hoang

Malgré la nouvelle menace venant du front, elle et Dyma préfèrent rester dans leur maison. Alors que le couple sirote un thé dans la cuisine, Bogdan joue toujours sur son téléphone, mais cette fois dans sa chambre. Une vie presque normale avec de l’eau courante, du gaz et, parfois, de l’électricité.

Volodymyr, qui travaille maintenant comme ouvrier municipal pour un salaire de 5 000 hryvnias par mois (125 euros), vit seul, désormais, dans l’abri souterrain. Les combats font rage dans la ville de Bakhmout, après la prise du bourg de Soledar revendiquée par les Russes le 11 janvier. “Je reste pour le maintenir en état, on ne sait pas ce qui peut arriver. Bakhmout n’est qu’à une heure d’ici !”

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*La Crimée a été illégalement annexée par la Russie en 2014.