© Virginie Nguyen Hoang
Lorsque l’énorme colonne de tanks russes a déboulé dans Trostianets le 24 février 2022, Myroslav, 23 ans, n’a pas attendu : il a mis sa femme, Anastasia, et leur bébé, Vasylyna, à l’abri dans la maison de ses parents, à la campagne. La petite ville, située à 35 km de la frontière, est l’une des premières à être tombée aux mains des Russes. C’était le 1er mars 2022.
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Un boulanger en hiver
Le professeur de musique s’est alors transformé en boulanger. Il s’est installé dans le restaurant parental et a mis le four en route. “Les gens n’avaient plus assez à manger et, nous, on avait encore beaucoup de provisions, 200 à 300 miches de pain. C’est comme ça qu’avec deux amis, on a décidé d’organiser une distribution dans toute la ville, malgré l’occupation”, raconte-t-il. “Les deux premières semaines, les Russes nous laissaient chercher de la farine mais, quand les troupes séparatistes de la République populaire de Donetsk sont arrivées, c’est devenu plus compliqué. Les soldats nous fouillaient, ils nous volaient du pain.”
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L’occupation a duré un mois, durant lequel 23 civils ont été arrêtés et torturés, 50 ont été tués, dont deux enfants, et deux sont toujours portés disparus. À la libération, le 26 mars, il ne restait plus grand-chose du quartier de la gare de Smorodino, pilonnée par l’artillerie lors des combats intenses entre le contingent russe qui y stationnait et les forces ukrainiennes.
En ce mois d’avril 2022, la place de la gare garde les stigmates de l’occupation : quelques tanks russes détruits, des rations et des bottes de soldats probablement tués lors de la contre-offensive ukrainienne. Les rues sont désertes et calmes. À une centaine de mètres de là, Myroslav gère un centre de volontaires dans le restaurant de ses parents qu’il a transformé en un lieu de distribution de vivres.
Le jeune papa a pu retrouver sa famille aussi. Pas dans son appartement – il a été endommagé par des tirs d’artillerie – mais chez sa belle-mère.
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Pour Anastasia, c’est un soulagement, après avoir vécu plusieurs semaines sans nouvelles de Myroslav. “Les lignes téléphoniques étaient coupées, c’était une situation vraiment très stressante. Heureusement, de temps en temps, mon beau-père se rendait en ville pour prendre des nouvelles et récupérer des vivres…”
Un été sous les menaces du maire
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Si les Russes ne sont plus là, rien n’est simple pour autant. Alors que la petite famille se remet du stress de l’occupation sous le soleil de l’été, Myroslav s’est fait un ennemi : le maire de Trostianets, Yuriy Bova.
Heureusement,
j’ai le soutien des gens ici,
qui témoignent
que je n’ai pas collaboré.
“Quand les Russes sont arrivés, il est parti vers Poltava, alors qu’avec mes amis, on organisait des distributions de pain ici. Forcément, on a gagné en popularité et lui est passé pour un lâche. Maintenant, il m’accuse d’avoir collaboré avec les occupants. Il a donné mon nom et celui de mes amis au SBU (le Service de sécurité d’Ukraine, NdlR). Des enquêteurs sont venus fouiller chez moi pour chercher quoi que ce soit en lien avec les Russes, mais ils n’ont rien trouvé. Heureusement, j’ai le soutien des gens ici, qui témoignent que je n’ai pas collaboré. En plus de ces fausses accusations, le maire prétend avoir organisé clandestinement de la distribution de pain pendant l’occupation, mais on n’a rien vu de tout cela ! Il essaie juste de sauver sa réputation !”, s’énerve Myroslav.
Pas de quoi le détourner de la mission qu’il s’est donnée toutefois : aider les habitants de la ville en organisant l’arrivée d’aide humanitaire via des contacts en Pologne et à Chypre.
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La vie reprend petit à petit à Trostianets. Les habitants retournent dans le petit marché du centre-ville. Le restaurant parental, que Myroslav gère désormais à plein temps, ouvre lorsqu’il y a des commandes pour des brigades de la région ou pour des occasions spéciales, des mariages ou des anniversaires. “Des gens sont revenus, mais d’autres sont partis. On ne sait pas ce qui va se passer à l’avenir, la situation est instable et on vit encore dans la crainte d’une nouvelle invasion.” L’ancien prof de musique se démène pour combiner le travail d’entrepreneur et de volontaire. “Tous les jeudis, on distribue des repas chauds gratuits aux personnes âgées et handicapées.”
L’automne de ses 24 ans
Myroslav n’en a pas fini avec le maire pour autant. C’est par un post sur Facebook, maintenant, que ce dernier l'accuse d’avoir détourné de l’argent destiné à l’aide humanitaire pour s’offrir l’appartement où il habite avec Anastasia et Vasylyna qui a maintenant 11 mois. La goutte de trop.
“J’ai publié une vidéo sur Facebook pour répondre à ses accusations et lui dire ses quatre vérités. J’ai eu 30 000 vues, et de plus en plus de personnes me soutiennent. Si le maire et ses acolytes avaient été voir dans les registres de la ville, ils auraient vu que cet appartement appartient à ma belle-mère”, tempête Myroslav. “C’est de la diffamation ! Mais, comme il est à la tête de la ville depuis 18 ans, il a son réseau, que ce soit au sein de la police ou dans les médias. Sa femme est directrice du journal de la ville… Au lieu de s’occuper de ses administrés, il passe son temps à détruire les personnes qu’il voit comme des concurrents. Quand la paix sera revenue, il faudra faire un grand nettoyage et se débarrasser de ces gens qui ne pensent qu’à leur profit, même en temps de guerre !”
J’ai eu 30 000 vues,
et de plus en plus de personnes
me soutiennent.
Les accusations du maire ont eu l’effet inverse de celui escompté. Le jeune homme, qui vient de fêter ses 24 ans au mois d’octobre, a décidé de se présenter aux prochaines élections municipales.
(2) Anastasia appelle Myroslav du restaurant, le 20 octobre 2022. Dans deux semaines, Vasylyna aura un an. Anastasia hésite à organiser une fête : « en temps de guerre, on ne sait jamais ce qui peut arriver, je ne sais pas si c'est une bonne idée de réunir trop de personnes au même endroit .» - (3) Myroslav pose dans la boulangerie qu'il vient tout juste d'ouvrir, le 20 octobre 2022. « Nous manquons encore de pain dans la ville, cette boulangerie nous permet d'être plus autonome et de ne pas dépendre d'autres villes. » - (4) Myroslav achète de la viande pour le restaurant, qui est maintenant ouvert à la clientèle, le 13 janvier 2023. « Même si la moitié des habitants sont partis, j'ai heureusement de la clientèle régulière, majoritairement des soldats ou des étudiants.»
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En attendant, il continue à faire tourner le restaurant, qu’il a rouvert à temps plein. Il avait investi dans une nouvelle boulangerie, mais les frappes massives de missiles sur les infrastructures énergétiques du pays, que les Russes ont intensifiées cet automne, ont eu raison de son affaire après un mois à peine. “Les coupures d’électricité rendaient la production trop instable. En plus, le prix de l’électricité pour les commerces a augmenté de 30 %, on n’a pas pu continuer. Dommage parce qu’il y avait un marché, on manque de pain ici…”
S’emmitoufler dans le froid hivernal
Avec l’hiver et le retour du froid, la vie quotidienne est devenue encore plus difficile aussi. Au lendemain du Nouvel An, le thermomètre pointe à -8 degrés, les rues sont couvertes de gel. La petite Vasylyna vient tout juste d’avoir un an, elle court désormais dans la salle du restaurant emmitouflée dans une combinaison. Les quelques clients mangent, leur veste sur le dos, tandis qu’un générateur illumine timidement la cuisine.
© Virginie Nguyen Hoang
Les bombardements se sont tus à Trostianets, l’eau et le gaz circulent toujours, mais les coupures d’électricité mettent à mal les commerces, et notamment l’usine de chocolat Mondolez qui ne fonctionne plus qu’à 20 % de ses capacités, alors qu’elle employait un grand nombre d’habitants de la ville. Beaucoup ont dû partir pour trouver du travail ailleurs, ce qui n’arrange pas les affaires de Myroslav. Sans compter que le maire de la ville, qui n’a pas lâché l’affaire, a interdit à tous les employés de la municipalité de manger dans son restaurant. “Je n’ai plus d’autre choix que de rentrer en politique pour que ça cesse !”
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