LES ALTERNATIVES SONT EN MARCHE

Un avenir sans pesticides chimiques Ou presque

Gilles Toussaint

Pourra-t-on un jour se passer des pesticides chimiques de synthèse ou s'agit-il d'une utopie ? “Au plus vite on pourra en sortir, au mieux ce sera pour l'avenir”, répond Stéphan Declerck, professeur à la Faculté de bioingénieurs de l'UCLouvain, soulignant que cette dynamique s'est enclenchée.

Pour autant, s'en passer complètement demandera encore du temps, corrobore son confrère Bruno Schiffers, professeur de phytopharmacie à Gembloux Agro-Bio Tech : “Ce sera plutôt à moyen ou long terme”.



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Pr Stéphan Declerck, Faculté de bioingénieurs de l'UCLouvain



Ce qui est certain, poursuit le Pr Declerck, c'est que l'on va vers une diminution du nombre de molécules chimiques utilisées et vers un usage beaucoup plus raisonné de celles-ci. “La Commission européenne, notamment via la réglementation REACH, pousse dans ce sens”, glisse-t-il, pointant le rôle que les pouvoirs publics ont à jouer pour accélérer cette transformation.

En France, ajoute Bruno Schiffers, “ les autorités ont décidé de simplifier les procédures de mise sur le marché pour tous les produits de biocontrôle naturels ou à base d'extraits naturels. Mais en Belgique, je n'observe pas encore cette volonté”. Le marché est pourtant clairement porteur, notent les deux scientifiques. “Aujourd'hui, le marché des produits de biocontrôle alternatifs, notamment ceux qui font appel aux micro-organismes, pèse aux alentours de trois milliards de dollars. En 2020, on estime que ce sera environ 5 milliards de dollars. Cela représente encore moins de 10 % des pesticides vendus, mais la croissance annuelle de ces produits alternatifs est beaucoup plus importante que celle des produits chimiques.”

L'industrie phyto a bien compris que le vent est en train de tourner. “Les firmes ont deux fers au feu : d'un côté, elles financent encore des recherches sur des logiques conventionnelles et de l'autre sur les alternatives”, souligne ainsi Philippe Baret, professeur à l'UCLouvain.

Dans tous les cas, insiste le Pr Declerck, il est important que ces produits alternatifs soient validés scientifiquement et que leurs effets sur les maladies et les ravageurs soient démontrés de manière reproductible, afin d'éviter qu'ils ne soient rejetés par les professionnels et le grand public. “Avec le chimique, on est sûr d'avoir une réponse. Par contre, le micro-organisme, c'est du vivant. En fonction de l'environnement, parfois cela marche, parfois pas. On a encore besoin de recul pour se faire une intime conviction sur certaines choses.”

Ces exigences de sécurité et d'efficacité sont aujourd'hui rencontrées par les produits alternatifs, considère pour sa part le Pr Schiffers.

Plusieurs options, mais des limites

Grâce aux évolutions technologiques de la mécanisation, on arrive déjà aujourd'hui à diminuer fortement les doses d'application et à rendre celle-ci beaucoup plus ciblée, explique encore Stéphan Declerck. Les systèmes d'alerte mis en place, qui suivent en continu la présence des bioagresseurs ainsi que l'évolution de la température et de l'humidité, par exemple, permettent également, grâce à des modèles sophistiqués, d'anticiper l'apparition de ravageurs ou de pathogènes et d'intervenir de façon ciblée et plus mesurée qu'auparavant.

Sur le plan du système cultural, le bio (voir lexique) ou l'agroécologie (voir lexique) constituent aujourd'hui “une évolution tout à fait raisonnable et intéressante”, note-t-il. Mais ce changement d'approche induit aussi des choix : les rendements sont la plupart du temps moins importants pour certaines cultures et les coûts de production augmentent. Le consommateur a donc un rôle essentiel à jouer car, en acceptant de payer un peu plus cher pour son alimentation, c'est lui qui influencera la façon de produire des industriels et des agriculteurs. La tendance actuelle semble aller dans ce sens, les prix du bio tendant à se démocratiser au fur et à mesure de l'augmentation de l'offre.

Se reconnecter avec la richesse du sol

De nombreuses recherches sont en cours un peu partout dans le monde, détaillent encore Bruno Schiffers et Stéphan Declerck. “A l'Université de Namur, des collègues ont développé un éliciteur qui permet de lutter contre des champignons pathogènes”, illustre le premier. “ C'est un peu comme des vaccins. Vous les appliquez une ou deux fois préventivement sur les plantes et celles-ci vont réagir naturellement. Cela stimule leurs défenses naturelles sans avoir aucun effet sanitaire nocif.”



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En France, l'Institut national de la recherche agronomique (Inra) cultive des souches de champignons afin d'utiliser ces microorganismes pour protéger les plantes des maladies et d'autres bioagresseurs.
Crédit photo : AFP PHOTO /INRA/BERTRAND NICOLAS



“Le sol est, avec les océans, le plus gros réservoir naturel du vivant, c'est gigantesque. Un gramme de terre contient des millions de cellules microbiennes qui peuvent toutes avoir une influence sur les plantes.”
- Pr Stéphan Declerck (UCLouvain)

Stéphan Declerck pour sa part travaille sur des groupes de micro-organismes (notamment des champignons mycorhiziens) qui interagissent avec les pathogènes. “Il y a 20 ans, on n'y croyait pas. Aujourd'hui, je suis contacté pratiquement toutes les semaines par des sociétés belges ou étrangères pour tester ces approches.”

D'importants travaux sont également menés en Europe et aux Etats-Unis sur le microbiote, ajoute-t-il. “C'est un peu comparable à notre microbiote intestinal. Il s'agit de toute la microflore du sol (champignons, bactéries…) qui se développe dans à l'intérieur et le voisinage des racines des plantes et interagissent avec elles. Dans le sol, il existe des ressources nutritives inaccessibles aux plantes et il y a des micro-organismes qui peuvent solubiliser ces nutriments. L'idée est donc de s'en servir pour apporter tout ce dont la culture a besoin. Certains de ces micro-organismes peuvent aussi contribuer à accroître la résistance des plantes aux maladies et ravageurs.” Les produits phyto ne devraient donc pas tous disparaître immédiatement, mais verront plutôt leur usage réduit et associé à une approche biologique intégrée. “Certaines molécules chimiques insecticides, fongicides ou herbicides ne posent plus de risques inacceptables pour la santé. Donc, pourquoi ne pas les utiliser, à condition de le faire correctement et dans le cadre d'une lutte intégrée? Il faut avoir un maximum de possibilités dans sa gibecière”, estime encore Bruno Schiffers.

Il est clair que le métier d'agriculteur devient de plus en plus complexe et sera très différent dans vingt ans de ce qu'il est aujourd'hui. Mais, tous nos interlocuteurs en semblent convaincus : les agriculteurs s'adapteront, comme ils le font depuis des siècles.

Les étudiants veulent
une “autre” agriculture


Gilles Toussaint

Modèle dominant de ces dernières décennies, les techniques de l'agriculture intensive conventionnelle se sont logiquement imposées dans le cursus scolaire. Etudier l'agronomie, que ce soit au niveau universitaire ou des études supérieures, signifiait invariablement apprendre à utiliser les produits phyto et obtenir l'agrément qui permet de les manipuler dans les règles de l'art. Cette prépondérance de l'agriculture conventionnelle dans l'enseignement de l'agronomie en Belgique est avant tout liée au fait que “tout ce qui tourne autour de cette approche, y compris l'utilisation des intrants et des produits phyto, est très bien documenté depuis une soixantaine d'années. Les manuels sont faits et l'enseignant de base dispose donc de beaucoup plus d'informations là-dessus que sur les modèles alternatifs”, juge Philippe Baret, doyen de la Faculté des bioingénieurs de l'UCLouvain. Ces derniers étant étudiés depuis moins longtemps, les supports de cours sont encore peu nombreux. “Ce sont des savoirs qui sont encore en construction et pour lesquels il y a peu de matériel original.”



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Pr Philippe Baret, doyen de la Faculté des bioingénieurs de l'UCLouvain



En outre, remarque encore le Pr Baret, “les modèles alternatifs comme la permaculture, ce sont un peu construits en opposition au monde académique. C'est paradoxal car cela leur crée un problème de légitimité”.

Et si des efforts ont été faits en Wallonie, le financement des recherches dans ces domaines alternatifs (bio, agroécologie, permaculture…) sont encore insuffisants, ce qui ne permet pas de mobiliser des doctorants ou des post-doctorants sur des travaux spécifiques. La vision que les pouvoirs publics ont de l'agriculture oriente inévitablement les recherches qu'ils financent, juge notre interlocuteur. “Ceux qui développent les molécules chimiques disent qu'il leur faut 10 à 15 ans pour en mettre une au point. Moi, il me faut aussi dix ans pour mettre au point un chercheur en agroécologie. Cela reste une difficulté aujourd'hui : financer des approches alternatives qui, à court terme, ont peu d'impact car peu de gens les pratiquent, et donc avec peu de valorisation scientifique possible.”

Des cursus en pleine mutation

Malgré ces bémols, les lignes sont en train de bouger très vite, se réjouit Philippe Baret. Dans la formation classique, on étudie toujours la protection des plantes par les produits chimiques, mais aussi par d'autres méthodes, “ce n'était pas le cas avant”. A l'UCL, il a également introduit un cours à option sur les “éléments d'agroécologie” qui peut-être suivi par tous. Et, alors que ce concept d'agroécologie a fait son apparition dans le paysage belge il y a moins de dix ans, il existe aujourd'hui un certificat interuniversitaire co-organisé par l’UCLouvain, l’ULiège, l’ULB et le Centre de recherche agronomique wallon. En partenariat avec l'ULB et AgroParisTech, l'ULiège a également mis sur pied un master autour de cette même discipline. De leur côté, les hautes écoles forment désormais des bacheliers en agriculture bio et ouvrent la porte à l'enseignement de la permaculture. “Les choses bougent parce qu'il y a une forte demande des étudiants et une concurrence entre les universités”, observe le Pr Baret. “Tout l'enjeu, insiste-t-il à nouveau, est de garder la plus haute légitimité possible.” Et pour cela, “il faut construire des savoirs solides et stabilisés.”