Chapitre 6

Les profondes entailles du schizophrène

Photo: Olivier Papegnies

Alors que la matinée touche doucement à sa fin, Grégory Schmit constate que sa garde fut plutôt tranquille cette semaine. Au même moment, tandis que le légiste est assis à son bureau du Palais de Justice, son portable retentit. Le procureur déroule les principaux détails d’un décès suspect : un schizophrène d’une quarantaine d’années gît dans son appartement, un couteau se trouve près du cadavre et le sol est maculé de sang.

Lorsqu’il raccroche, le médecin ne semble pas tracassé par ce cas. "Tout est possible… Mais le suicide avec couteau, c’est fréquent chez les schizophrènes. Leur mort est toujours plus violente." Comme si des forces intérieures les appelaient à anéantir brutalement un mal trop longtemps figé en eux.

Photo: Olivier Papegnies

Au troisième étage d’un immeuble nouvellement construit, deux policiers patientent devant une porte en piteux état. La serrure traîne dans un amoncellement de sciure alors qu’une partie du chambranle repose par terre. "Les ambulanciers ont dû la forcer, impossible d’entrer autrement !", expose un agent, l’œil sombre.

Sa collègue enchaîne : "Une dame du bas, qui rentrait d’une hospitalisation, a voulu prendre des nouvelles de son voisin. Tous ses appels en absence sont restés lettre morte. Ce n’était pas dans ses habitudes. Inquiète, elle a téléphoné à la police. Toujours selon la dame, le comportement de l’individu avait changé dernièrement, depuis qu’il avait cessé de prendre ses médicaments et qu’il buvait davantage". Un excès éthylique matérialisé par les dizaines de cannettes de 50 centilitres de bière qui s’entassent dans le hall.

Photo: Olivier Papegnies

Le labo n’est pas encore présent mais, après avoir enfilé sa combinaison, Grégory Schmit pénètre dans l’appartement pour réaliser les premières constatations. Calepin à la main, il en ressort après cinq minutes. "Le corps est face contre terre, un couteau coincé sous le buste. Mais sans pouvoir toucher à quoi que ce soit, il est impossible de dire s’il est encore planté dans la peau ou non. Il y a aussi une paire de tongs dont les semelles correspondent aux traces de pas imprimées dans le sang. S’il s’agit d’un suicide, cela signifie qu’il a d’abord beaucoup saigné tout en continuant à avancer, qu’il s’est déchaussé et que, seulement ensuite, il est tombé."

Photo: Olivier Papegnies

Une fois ces constatations griffonnées dans son carnet, le légiste, qui a troqué son habituel style branché pour une tenue plus habillée, doit prendre son mal en patience. "Pourriez-vous prévenir le juge que j’aurai du retard à l’audience à laquelle je dois être entendu à 14h ?", demande-t-il par téléphone à sa secrétaire. Vingt minutes plus tard, une voix retentit dans la cage d’escaliers. "C’est à quel étage ?", interroge la policière du labo.

"Ah ! il avait soif", s’exclame-t-elle, en longeant les bières dans l’entrée. Et les réserves ne s’arrêtent pas là. Dans le salon et la cuisine, les cannettes de houblon et les bouteilles de vin sont stockées en de multiples recoins. La notion d'ordre ne paraît ici que très relative, tant les magazines, cartons, boîtes en plastique et autres vêtements parsèment l’appartement.

Le quadragénaire ne porte qu’un slip noir, le reste des vêtements est posé à ses côtés. "La momification a commencé au niveau des mains et des pieds, il doit être couché là depuis au moins cinq jours", observe Grégory Schmit en s’emparant du poignet et du caleçon pour retourner le corps. De face, cinq plaies le lacèrent au niveau abdominal.

Photo: Olivier Papegnies

Écartant les asticots, il évalue la profondeur des entailles. "C’est profond et bien large, mon doigt disparaît entièrement. Chaque plaie doit mesurer au moins dix centimètres. Ça demande du courage de s’enfoncer un tel couteau dans le ventre", reconnaît le médecin, pourtant peu enclin à l’empathie et l’émotion dans sa pratique professionnelle.

Photo: Olivier Papegnies

La lame d'une trentaine de centimètres résiste légèrement au légiste tant elle colle dans la mare de sang sec et noirci. Elle terminera rangée par le labo dans une sorte de boîte à chaussures.

Assuré qu'il s'agit d'un suicide, Grégory Schmit contacte le procureur. "Ce n'est rien de très inquiétant. Il n’y a pas de trace de fouille ou de lutte. Il a certainement commencé à se donner les coups dans la cuisine, où l’on retrouve des gouttes de sang. Puis il a avancé dans le salon vers un matelas, qui est également tâché de sang, avant de s'effondrer". La triste logique est donc respectée, la mort étant promise beaucoup plus rapidement aux schizophrènes qu’à la moyenne des Hommes.

Photo: Olivier Papegnies

Tout en veillant à ne pas souiller ses vêtements, le légiste retire sa combinaison. Le pas pressé pour rejoindre le tribunal, il se saisit de sa mallette et, avant de dévaler l’escalier, salue les membres du labo. "Ciao, à partir de ce soir, c’est Jessica qui est de garde !"

Photo: Olivier Papegnies

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