La nuit est déjà bien entamée lorsqu’un appel sort le légiste de son sommeil. Rompu à ces réveils nocturnes, le trentenaire n’a aucune peine à retrouver sa clairvoyance et la clé de son véhicule.
Le cas décrit par le magistrat de garde est un triste classique : il s’agirait d’une overdose d’un toxicomane d’une trentaine d’années. Des seringues traînent sur la table de l’appartement. Cependant, et c’est la raison pour laquelle Grégory Schmit a été contacté, une connaissance du jeune homme est privée de liberté. Il s’agit du SDF qui a prévenu la police.
Les agents bruxellois en poste devant le studio fournissent immédiatement plus de détails sur le suspect : "Lui aussi est connu pour son addiction aux stupéfiants. Et sa version des faits comporte des zones d’ombre. Tout d’abord, il affirme que son copain est mort en fumant de la marijuana… Mais, en plus, il y a un trou dans son emploi du temps qu’il ne parvient pas à expliquer".
La porte d’entrée de ce "trois-pièces" aux murs vierges de toute décoration a été enfoncée par les forces de l’ordre. Les baskets soigneusement alignées dans le hall contrastent avec le désordre qui règne sur la table du salon. Cuillère, seringues, rouleau d’aluminium, ammoniaque, cordelette pour le garrot : y est rassemblé l’attirail complet du toxicomane. Ou plutôt quasi complet. Car il ne subsiste aucune trace de drogue. "Ceci explique certainement le trou dans l’emploi du temps du suspect. Il a dû faire un peu de rangement pour éviter qu’on lui confisque sa came", s’aventure un agent.
Vêtue d’un simple short, une silhouette longiligne est repliée sur elle-même, en position couchée, sur un canapé. Dans l’embrasure de la porte, les deux hommes en bleu s’étonnent de la minceur du toxicomane, qu’ils semblent connaître de longue date. "J’ai du mal à le remettre. Bon, c’est peut-être la barbe mais c’est surtout au niveau de sa corpulence. Il a fondu !"
Les membres sont raides. Le flanc sur lequel repose le corps est parsemé des taches rouges typiques des lividités. Le visage est légèrement tourné vers la télévision dont l’écran s’est figé sur le menu du DVD "Warrior". La vie semble s’être arrachée au beau milieu de cette production américaine ayant pour toile de fond la rédemption et la réconciliation familiale. Comme si le jeune homme s’était injecté une dose cathartique un peu trop appuyée. Le bras droit porte d’ailleurs les stigmates des seringues dans le pli du coude.
En manipulant la tête du cadavre, Grégory Schmit note la présence de mousse sur les lèvres. "Cela peut être le signe d’un œdème pulmonaire." Il sort ensuite son thermomètre pour prendre la température rectale. "28° ! En tenant compte de la chaleur de l'air ambiant, cela fait plus ou moins dix heures qu’il est mort", calcule-t-il, en regardant la fenêtre ouverte qui laisse pénétrer un vent frais dans la pièce.
Le légiste l’assure, évaluer le moment du décès constitue la partie la plus compliquée du métier. "La précision n’est pas parfaite. Il y a tant d'éléments qui peuvent influencer…" La température rectale reste cependant la méthode la plus précise pour une disparition qui remonte à moins de 24 heures.
Le refroidissement cadavérique ne commence que deux heures après le trépas. La température diminue alors de 0,8 degré par heure pour égaler progressivement la température ambiante. "Il faut évidemment tenir compte de facteurs comme l'humidité, les courants d'air ou le nombre de couches de vêtements que porte la personne. Mais la règle, très théorique, veut qu'après 24 heures, la température centrale du cadavre et celle de la pièce sont identiques."
Le médecin analyse également les lividités, qui commencent à se développer après deux à trois heures pour prendre de plus en plus d'ampleur. Selon les conditions de chaleur, ces marques de sang, qui se déposent dans les parties déclives, se fixent après 12 à 24 heures pour ne finalement plus se déplacer.
Le troisième élément permettant d’évaluer le moment du décès est la rigidité musculaire. "Elle apparaît après trois heures au niveau du visage, après six pour les membres supérieurs et après neuf pour les inférieurs. Un jour après la mort, cette rigidité est si grande qu’elle en devient difficile à rompre. Ensuite, elle diminue jusqu’à disparaître après 48 heures. Les membres se sont alors ramollis. Mais tout cela est aussi très théorique. Une petite mamie chétive ne sera pratiquement pas rigide puisque ce sont les muscles qui se rigidifient…"
L’examen du toxicomane n’a pas montré de stigmate de violence. Malgré tout, vu le contexte, l’absence de drogue et le trou dans l’emploi du temps de l’autre drogué, le légiste requiert une autopsie au procureur du Roi.
C’est la mine triste que les deux policiers bruxellois emboîtent le pas de Grégory Schmit pour regagner le palier. "Nous l’avons connu adolescent. Il appartenait à une bande de jeunes qui se droguaient et qui sont tous devenus des toxicomanes notoires. Dix années plus tard, vu la mort de cette nuit, il n’y en a plus qu’un en vie…"
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