Il est indispensable de prendre son mal en patience ce vendredi. A Bruxelles, les voitures bouchent les artères comme un caillot obstrue une veine. Or, le légiste ne dispose pas de sirène pour couper les files. C’est donc au trot que Grégory Schmit parvient dans le nord de la capitale. "Ils sont bien nombreux pour un vieillard connu pour ses problèmes de santé", s’étonne-t-il en apercevant trois véhicules de police à proximité de l’immeuble. En réalité, une seule patrouille s’est déplacée pour le décès. Les agents des deux autres voitures effectuent des contrôles dans le quartier.
Comme la veille, le cadavre est celui d’une personne âgée qui souffrait du cœur. De prime abord, le cas présent semble moins inquiétant puisque la porte était verrouillée de l’intérieur lors de la découverte du corps. "Son ex-femme avait un double des clés. C’est un arrangement qu’ils avaient négocié : vu ses gros soucis de santé, ils s’appelaient tous les trois-quatre jours pour se rassurer", expose la policière qui quadrille les lieux. "Elle ne l’avait pas entendu depuis le week-end. Elle est donc passée et l’a découvert allongé sur le lit."
Le nez plongé dans son carnet de notes, le docteur Schmit opine du chef et invite son interlocutrice à poursuivre le récit : "Et donc le Smur a été appelé…". "Oui, et le médecin urgentiste a trouvé que la position sur le lit était suspecte. D’autant que le visage est cyanosé mais pas les bras ni le torse."
Dès l’entrée dans le salon, qui fait également office de chambre, des éléments sautent aux yeux du légiste : un pilulier, des bouteilles d’oxygène, des médicaments éparpillés sur différents meubles ou dans des tiroirs laissés ouverts. La matérialisation d'une santé défaillante. Son regard balaie ensuite la nappe brune à motifs végétaux blancs sur laquelle se trouvent deux pots de mayonnaise, des tomates-cerises, un dentier qui baigne dans une boîte en plastique, une prescription ou encore un magazine.
Dans cet intérieur qui sent le remugle, seul le bourdonnement de quelques mouches vient briser le silence. "Elles arrivent très rapidement pour pondre dans les zones humides du cadavre", affirme le légiste en s’approchant du lit, en face duquel la TV est restée allumée sur une page du télétexte.
Les genoux de la dépouille reposent sur le sol tandis que le buste est allongé sur le matelas. En approchant, Grégory Schmit observe directement les cuisses vertes et quelques marques bleues sur les bras. "C’est le début de la décomposition", décrit-il. "La putréfaction commence après trois jours. Une tache verte se forme d’abord au niveau abdominal, là où les bactéries se développent en plus grand nombre, puis cela se répand."
Comme d’habitude, le légiste énumère les signes d’identification, comme la couleur des cheveux, les cicatrices, la taille approximative, les bijoux ou les vêtements que porte le mort. Le vieil homme n’a sur lui qu’un slip à mi-cuisses. "Il a pu se sentir mal et a voulu le retirer. Ou alors son corps a glissé avec la putréfaction. Cependant, il arrive souvent que les personnes âgées se déshabillent avant de mourir. Leur décès est précédé d’une phase de confusion qui les pousse à se dévêtir, mettre du bazar chez elles ou à se placer dans une position bizarre, comme sous la table ou en boule contre un meuble."
Soudain, une odeur âcre envahit la pièce. Le médecin vient de s’emparer du défunt et de le coucher au sol pour pouvoir l’ausculter. "Heureusement, c’est l’automne. Car plus il fait chaud, plus l’odeur est prononcée. Et oubliez les produits à se coller sous le nez, c’est inutile !", lance Grégory Schmit qui examine le visage grimaçant du septuagénaire. Quelques instants plus tard, le verdict est indubitable : "Ce n’est pas un homicide. Et vu la présence des asticots et la peau qui commence à se détacher, la mort doit dater d’il y a cinq jours".
Le regard bienveillant, la policière abonde : "Cela correspond aux explications d’un voisin à qui monsieur demandait généralement de descendre la poubelle le lundi". Cette semaine, le sachet en plastique n’a pas quitté l’appartement.
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