Chapitre I


Les terres convoitées des Hong Kongais

Sheung Shui (Nouveaux Territoires), 50 minutes de Hong Kong. Au creux des montagnes, égaré sous la grisaille matinale, lové dans un écrin de verdure, les terres agricoles côtoient les pelouses de golf.

« Même si elles restent hors de prix, les terres affectées aux cultures sont moins chères que les terrains à bâtir afin de favoriser l’agriculture, indique Fai Hui, nimaculteur (non issu du monde agricole). Mon terrain vaut actuellement 3000 euros le mètre carré. C’est moins cher car on n’est pas dans le centre, et je n’ai pas d’accès à la route. » Crée en 2013, sa ferme fournit désormais des paniers bio à une quarantaine de familles chaque semaine.

« Les terres agricoles sont moins chères que les terrains à bâtir afin de favoriser l’agriculture, indique Fai Hui. Mais les gens qui les achètent, déprécient la terre en la polluant. Résultat, plus rien ne pousse. Personne ne vérifie et il est trop tard. La parcelle devient un terrain à bâtir, triple de prix et le propriétaire a fait une bonne affaire. »



« C’est une vraie mafia », renchérit la compagne du maraîcher, avocate de formation. « Celui-là a mis trois ruches pour justifier d’une activité paysanne et construire un héliport au milieu. En plus, les terres sont souvent louées à des paysans à travers des baux précaires mais qui va investir dans les infrastructures pour développer une exploitation agricole sans la garantie d’y rester ? Moi je loue et j’ai réussi à négocier un bon arrangement mais c’est loin d’être la norme », reprend Fai Hui.

A travers les rangées de potirons, de patates douces et de brocolis, le maraîcher évoque des régulations particulièrement strictes. « Posséder des canards est devenu illégal, reprend Fai Hui. Ils peuvent jouer un rôle essentiel dans une ferme mais à cause de la grippe aviaire, le gouvernement a racheté toutes les productions de volaille et augmenté le prix des licences. Il préfère importer depuis la Chine. Soi-disant pour des problèmes de sécurité alimentaire. Mais le risque est toujours là car les standards chinois sont beaucoup moins élevés que les nôtres. Sauf que maintenant, on ne peut plus rien contrôler de la production»


La ferme bio de Fai Hu


Photo: Alexandre Lefebvre

Photo: Alexandre Lefebvre

Photo: Alexandre Lefebvre

Photo: Alexandre Lefebvre

Photo: Alexandre Lefebvre

Photo: Alexandre Lefebvre

Des tycoons tout-puissants

A Hong Kong, l’espace est limité. Les densités sont fortes et de nombreux espaces ont été conquis sur la mer. Hong Kong vend son mètre carré 21000 euros dans les quartiers les plus chics. Résultats de la spéculation, les maisons-cages abritent autant de déclassés.

Michèle Deneffe
Michèle Deneffe
Consule générale belge à Hong Kong

« A Hong Kong, il y a des intérêts bien établis parce que l’économie est quand même dominée par des cartels, indique Michèle Deneffe, consule générale belge à Hong Kong. Ces cartels sont des grands groupes qui appartiennent aux fameux tycoons (des magnats, NdlR.). Ces gens contrôlent certains secteurs du marché et ont énormément de poids. »

La Région administrative spéciale (RAS) s’appuie en effet sur une coalition très particulière. La moitié du Parlement est élue au suffrage universel (dans des circonscriptions géographiques) ; l’autre moitié est élue dans des circonscriptions constituées selon les secteurs d’activités (les functionnal constituencies).

« Ces circonscriptions correspondent plus ou moins à des corporations, poursuit la consule. Ce sont des corps de métier qui regroupent des tycoons. A travers le Parlement, ils parviennent à contrôler une partie du système. Hong Kong a l’économie la plus libre au monde pour les échanges internationaux, pour la liberté de commerce avec les pays étrangers. Mais son économie interne ne laisse pas beaucoup de place à la concurrence. C’est un problème. Ces grands groupes sont établis depuis longtemps. Ce sont les héritiers des entreprises britanniques rachetées par des hommes très riches, eux-mêmes souvent originaires de Chine continentale, après la décolonisation. Ce sont les descendants de Chinois qui ont émigrés à Hong Kong pour échapper aux guerres, aux révolutions et qui, progressivement, ont bâti des empires qui dominent l’économie hong kongaise. Et depuis l’ouverture de la Chine, il y a de plus en plus de riches Chinois du continent qui viennent s’établir ici, rachètent des immeubles de bureau, de vie. C’est un phénomène qui se consolide et se renforce. »

Une alliance d’intérêts

A l’exception de la Cathédrale Saint-John, le Gouvernement hong kongais est en effet propriétaire de l’ensemble des terrains de la région. Le leasehold system, lui permet de concéder du territoire tout en conservant la propriété.

Cette position centrale influence l’affectation des sols et privilégie les occupations en faveur des intérêts des grands groupes privés, représentés au Parlement via les functionnal constituencies. La construction de quartiers d’affaires, de tours de bureaux, de centres de congrès et d’expositions, de gares, de centres commerciaux est ainsi privilégiée pour supporter la croissance économique de la région.

« Les stratégies sont souvent élaborées dans une grande confidentialité, écrit Nicolas Douay, Maître de conférences en aménagement et urbanisme à l’Université Paris-Diderot. La décision intervient alors rapidement sans consultations, ni contestations. Le département d’Aménagement du territoire étant plus influent que celui de l’Environnement, les politiques qui y sont développées sont largement en faveur du développement économique au risque de s’éloigner des prescriptions du développement durable, même si depuis 2007, un Development bureau est apparu à la suite de la réorganisation administrative du gouvernement. »

La montée en puissance de Shangaï et Pékin n’est pas étrangère à cette volonté de favoriser la compétitivité hong kongaise. « Pendant des années, Hong Kong a progressé grâce à la marginalisation de la Chine. A présent, ils sont en compétition », explique Michèle Deneffe.



A Hong Kong les paniers bio sont aussi servis dans les stations de métro.


Photo: Alexandre Lefebvre

Photo: Alexandre Lefebvre

Emergence d’une société civile

Lait pour bébé à la mélamine, pattes de poulet au peroxyde d’hydrogène, recyclage d’huiles frelatées, utilisation intempestive de pesticides, … Les scandales alimentaires n’ont pas épargné la Chine continentale. Or Hong Kong importe 97% de sa nourriture.

« Il y a, chez les jeunes hong kongais, une méfiance accrue à l’égard des aliments qui proviennent de l’autre côté de la frontière, reprend la consule. Les standards de production ne sont pas les mêmes. »

La demande pour des produits issus de l’agriculture biologique – ainsi que le nombre d’exploitations agricoles - a donc considérablement augmenté. Parallèlement, la société civile hong kongaise - l’une des plus actives d’Asie orientale - est devenue l’un des principaux bailleurs de fonds des projets sociaux, culturels, humanitaires développés en Chine. Or cette société civile remet en cause le modèle actuel, soutient une approche collaborative, communautaire, durable et alternative de la gestion des terres. Dont l’agriculture urbaine, la préservation du patrimoine immatériel, la culture biologique.

« A la suite de la rétrocession, avec la crise financière asiatique, puis l’épidémie de SRAS (syndrôme respiratoire aigu), le contrat social tacite qui voulait que les Hong Kongais restent en dehors des débats politiques aussi longtemps que la croissance économique perdurait est remis en cause », note encore Nicolas Duay.

Démocratie et sécurité alimentaire

Ce mouvement de contestation trouve une forme d’expression politique chez les localistes. « Ce sont en général des jeunes politiciens qui ont une petite vingtaine d’années et qui luttent en faveur de plus d’autonomie par rapport à la Chine continentale, résume la consule. Ils militent également pour l’amélioration du système démocratique, surtout du suffrage universel direct aussi bien pour les élections législatives que pour le Chief Executive. Sans être des indépendantistes purs et durs, ils créent l’ambiguïté et suggèrent, par exemple, d’organiser un référendum d’ici quelques années pour se prononcer pour ou contre l’indépendance de Hong Kong. »

Six d’entre eux sont entrés au Parlement suite aux élections de septembre 2016. « C’est un signal fort. C’est la preuve qu’il y a une partie croissante de la population qui commence à les trouver sympathiques. Lors de leur prestation de serment, ils ont mal prononcé le nom de la Chine. Volontairement. Ils ne lisaient pas le texte entièrement. Ils s’engageaient à être loyaux envers la “nation de Hong Kong”. C’était de la provocation et leur prestation a été invalidée. Tout un débat s’est ensuite engagé dans la société. Il y a eu des échauffourées avec la police à l’entrée du Parlement. »

Mardi 15 novembre, la Haute Cour de Hong Kong tranche finalement en faveur de la destitution de deux députés après un mois de paralysie parlementaire (le troisième avait déjà présenté ses plus plates excuses). « L’atmosphère s’empoisonne. On ne sait jamais jusqu’où ça peut aller et tout le monde ici se souvient de ce qu’il s’est passé avec le mouvement Occupied Central à l’automne 2014. Ce mouvement a été suscité par l’introduction d’un projet de loi prévoyant le suffrage universel pour l’élection du Chief Executive. Ça fait partie des engagements que le Gouvernement central à Pékin avait pris lors de la rétrocession de Hong Kong. Dans la déclaration conjointe sino-britannique, il y a eu un engagement des autorités chinoises à introduire progressivement le suffrage universel à Hong Kong, d’abord pour l’élection du Chief Executive et ensuite pour le Parlement. Les Hong Kongais auraient pu se prononcer sur une liste de trois candidats qui auraient reçu au préalable l’aval de Pékin. Mais les jeunes ont tout de suite critiqué ce projet en disant que c’était de la fausse démocratie, que c’était inacceptable, etc. Il y a eu beaucoup de problèmes, tant et si bien que ce projet a été rejeté. Il y a eu beaucoup de manifestations et notamment Occupied central, qui a bloqué la ville pendant 79 jours. Occupied central a fait réagir Pékin. Et depuis lors, on sent bien qu’il y a de la méfiance de la part du Gouvernement central. Il y a une volonté de contrôle plus intense qu’auparavant. La confiance a été rompue. Ça a aussi créé un schisme dans la société hong kongaise entre les jeunes qui voulaient défendre leurs idéaux et les autres qui voulaient continuer à travailler. Tout le monde n’était pas d’accord. C’est pour ça qu’on parle d’une polarisation générationnelle croissante au sein de la société. Dans la majeure partie de la société Ici, les gens sont très conservateurs et pragmatiques. On pense au business, à la vie économique mais les jeunes, c’est très différent. En plus, il y a des inégalités sociales croissantes qui ne touchent pas seulement les jeunes. Au sein de la population plus âgée, il n’y a pas de système de pensions comme en Europe. C’est politique, générationnel, social. C’est très complexe. »

Réformes

Le passage à une gestion collaborative et durable des terres est donc particulièrement difficile dans la mesure où la société civile ne se sera intégrée dans le processus politique, qu’à travers une véritable transition démocratique.

Or - outre Pékin - « la communauté d’affaires désire garder sa position dominante, explique Nicolas Duay. Certains tycoons siègent au LegCo et profitent d’un accès direct aux arènes de décision qu’ils veulent conserver en freinant les évolutions en faveur de la démocratisation et du suffrage universel direct. »

Enfin, le Gouvernement - sommé de construire de nouveaux logements et de maintenir un leadership économique et régional - vit en partie des recettes fiscales engendrées par les tours de bureaux, les centres commerciaux et les Congrès.

Photo: Alexandre Lefebvre

Une manifestation politique du changement


Michèle Deneffe, consule générale de Belgique à Hong Kong, évoque le contexte politique particulier dans lequel évoluent les agriculteurs urbains.

La ferme Mapopo


La communauté de Mapopo tente de maintenir son exploitation biologique malgré la pression croissante du Gouvernement. Cinq mille personnes ont soutenu cette ferme communautaire face à la pression foncière.

Photo: Alexandre Lefebvre

Et à Bruxelles ?


« Bruxelles est un cas particulier car la région n’a pas le contrôle de sa périphérie mais en Belgique, nos problèmes ne sont pas si différents de ceux que peuvent rencontrer les Hong-Kongais, explique Nicolas Tsurukawa, chercheur à l‘Université de Gembloux Agro-Bio Tech (ULg). Nous ne sommes pas aussi dépendants que Hong Kong et on sent plus de volonté du Gouvernement sur ces questions. Mais pour que l’agriculture urbaine puisse vraiment se développer, nous devons nous prononcer sur plusieurs questions en suspens. Tu as, par exemple, un flou dans l’interprétation de certains règlements, ce qui crée une incertitude pour les porteurs de projets, pour les riverains et pour le personnel des administrations qui ne savent pas toujours comment trancher. A partir de quand fais-tu de l’agriculture urbaine ? Quand passes-tu du stade de jardinier à celui de chef d’entreprise ? Concernant les chocs anaphylactiques et les risques d’essaimage : où sont les limites raisonnables de la responsabilité d’un agriculteur urbain ? »