Chapitre 2


Les poissons des abysses vivent dans le noir

L'écosystème des fonds-marins est le plus grand et le plus méconnu de notre planète. Découverte renversante : la vie existe sans lumière. Portraits d'animaux abyssaux.

Légende

Les concombres de mer ou holothuries vivent dans les abysses. Ils mesurent en général 10 à 30centimètres de longeur mais certains individus peuvent atteindre les 3 mètres.

Concombre Crédit LEONARD LOW/WIKI/CC

L’écosystème des abysses est immense et le plus mystérieux de la planète. Les zones à plus de 1 000mètres de profondeur représentent 80 % de la surface totale des océans. Au-delà de 200mètres, l’obscurité est presque totale, seul 1 % de la lumière émanant des rayons du soleil perce encore. Pendant une centaine d’années, on a cherché à savoir jusqu’à quelle profondeur la vie s’était adaptée et les scientifiques supposaient que dans des environnements extrêmes et hostiles, la faune et la flore ne trouveraient pas les ressources nécessaires pour vivre, c’est-à-dire de la lumière, de l’oxygène et de la nourriture. En 1977, une découverte révolutionne les connaissances : la vie est possible sans lumière. Depuis, grâce aux progrès technologiques, les missions d’exploration se multiplient dans les abysses et il ne se passe pas un mois sans la mise au jour d’une nouvelle espèce. Des bactéries colonisant les sources hydrothermales, ces fumeurs noirs rejetant l’excès de chaleur de la Terre, ont même été découvertes alors que la température du fluide émis peut atteindre 350degrés et accompagne des sulfites et du méthane, entre autres. De quoi imaginer une vie possible dans d’autres environnements extrêmes du système solaire…

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Une cheminée hydrothermale.

Fumeur noir crédit : P. Rona — NOAA Photo Library

Une faune très dispersée


Depuis Stareso, en Corse, où se situe la station sous-marine de l’Université de Liège, Sylvie Gobert mène des recherches sur l’herbier de Posidonie, la plante qui colonise la Méditerranée. “Cette mer fait plusieurs milliers de mètres de profondeur alors que sa surface est très petite, 1 % du total des océans sur la Terre. Mais avec sa profondeur, elle a toutes les caractéristiques des océans, explique la professeur en océanographie biologique. Dans les abysses, il n’y a ni plantes ni algues, la température de l’eau est à 4 degrés en moyenne et l’obscurité est totale. C’est un milieu froid et austère où, pourtant, se développe la vie.”

Si l’on connaît si mal la faune des profondeurs, c’est à cause du manque de financements et des défis liés aux grandes profondeurs mais aussi parce qu’il est compliqué de l’observer dans son milieu naturel. “Ces poissons se sont adaptés pour vivre à des pressions hyperélevées. Quand on veut les étudier en surface, leur physiologie est complètement bouleversée, il faudrait les remonter en plusieurs jours pour les maintenir en vie ou bien en les maintenant dans d’énormes boîtes sous pression”, préciseSylvie Gobert. Dans les abysses, la vie des poissons dépend des apports de la surface. Ils se nourrissent en général des particules qui descendent vers les fonds, des cadavres de poissons ou mammifères ou encore mangent les poissons des “étages supérieurs” puis redescendent. Si la variété des espèces semble immense, le nombre d’individus est relativement faible, faute de nourriture. La faune est donc très dispersée. “Comme ces êtres vivent dans des milieux très froids avec peu de nourriture, leur métabolisme et leur croissance sont beaucoup plus lents qu’en surface. Ils se reproduisent seulement après quelques années. Si on exerce une forte pression de pêche, on va enlever du milieu l’ensemble des organismes qui ont colonisé l’endroit et donc laisser très peu de chances à une recolonisation”, explique l’océanographe. Pour cette raison, le 30 juin2016, les trois institutions de l’Union européenne ont interdit la pêche en eaux profondes, au-delà de 800mètres, dans les eaux communautaires. La technique de chalutage utilisée raclait les fonds marins et endommageait gravement les écosystèmes.

Des poissons mous aux grandes bouches


Mais qui sont-ils ces poissons des abysses ? Longtemps sujets aux légendes, ils affichent en général des têtes effrayantes. Sylvie Gobert dresse leur portrait : “Ces poissons sont tout mous et ont de grandes bouches pour saisir la moindre opportunité de happer une proie ou un cadavre qui passerait à proximité. Comme les serpents, leur corps s’étend quand ils ingurgitent une grande quantité de nourriture. Ils ont aussi de grands yeux et sont souvent bioluminescents. Ces points lumineux leur servent à se reconnaître entre eux et à attirer des proies. Leurs grands yeux leur permettent de distinguer ces petits points lumineux dans l’obscurité.”

Photostomias crédit Edith Widder/HBOI

La baudroie abyssale


ans “Le monde de Nemo”, le petit poisson attiré par une lumière croise un être monstrueux aux dents acérées. Ce poisson abyssal qui vit jusqu’à 2000 mètres de profondeur n’est pas issu de l’imagination des créateurs du dessin animé, c’est une baudroie. En novembre 2014, des scientifiques de l’Institut de recherche rattaché à l’aquarium de Monterey Bay, en Californie, ont réussi à la filmer pour la première fois dans son environnement naturel. Son énorme mâchoire et son estomac extensible lui permettent de dévorer des proies parfois plus grosses qu’elle. Mais… la baudroie est petite, une quinzaine de centimètres maximum pour la femelle, trois pour les mâles. Sur sa tête, une antenne à l’extrémité bioluminescente sert de leurre. Dans les abysses, les particules sont souvent bioluminescentes, la recherche de nourriture implique donc la quête de lumière pour les êtres vivants. Parfois, un prédateur se cache derrière ce point attirant.





Le calamar géant


Le calamar géant a effrayé les habitants des côtes pendant des siècles. Dans la mythologie scandinave, le kraken, poulpe gigantesque, était capable d’engloutir des navires entiers. Au milieu du XIXe siècle, des calamars échoués prouvent son existence. En 2012, des scientifiques japonais ont réussi à le filmer dans son milieu naturel à 630 mètres de profondeur. Le plus grand spécimen connu s’est échoué sur une plage d’Afrique du Sud il y a une vingtaine d’années et mesurait 18 mètres de long… Paradoxalement, on connaît très peu de chose sur le plus grand invertébré de la Terre. Le 24 décembre 2015, un calamar s’est égaré dans la baie de Toyama au Japon, il mesurait à peine 4 mètres ce qui laisse penser qu’il était jeune. Un plongeur l’a guidé vers le large pour qu’il retrouve son environnement naturel.





Le crabe yéti


Le 24 juin 2015, une équipe de biologistes britanniques a découvert un nouveau crustacé de la famille des crabes yétis dans les eaux glaciales de l’océan Antartique à 2400 mètres de profondeur. Deux espèces avait déjà été découvertes dans le sud du Pacifique, en 2005 par une équipe de l’Ifremer et en 2010, dans l’Atlantique. Cédric d’Udekem d’Acoz, biologiste spécialiste des crustacés de l’Institut royal des Sciences naturelles de Belgique, explique la raison des “poils” sur les membres auxquels ce crabe yéti doit son nom: “Grâce aux soies, ils se mettent face au courant et captent toutes les particules qui s’y déposent. Les crustacés peuvent ainsi se nourrir.”

Crédit ANDREW THURBER, OREGON STATE UNIVERSITY/WIKI/CC

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