Chapitre 1


Immersion en sous-marin dans les abysses

- Les profondeurs des océans sont largement inexplorées.
- La découverte d’une vie foisonnante et de ressources naturelles a accéléré la course à l’exploration.
- Comment descendre à 4500 mètres de profondeur ? Tour d’horizon des défis technologiques.

Légende

Le bathyscaphe Trieste à bord duquel Jacques Piccard et Don Walsh ont battu le record de plongée.

Un grand mystère. Les océans recouvrent 71 % de la planète, pourtant ils restent largement méconnus. Si la conquête spatiale a permis de cartographier avec précision la Lune, les grandes profondeurs demeurent énigmatiques. Au total, moins de 10 % du relief des fonds marins au-delà de 200 mètres a été exploré, selon l’Organisation hydrographique internationale (OHI). De nombreux freins ont empêché le voyage vers les abysses notamment les coûts et les défis technologiques que représente l’immersion à des milliers de mètres de profondeur. Les hommes ont commencé à tenter de s’y aventurer dans les années 50. C’est le 23 janvier 1960 que l’océanographe suisse Jacques Piccard et Don Walsh, de la marine américaine, ont atteint le point le plus profond de la croûte terrestre à près de -11000 mètres dans la fosse des Marianne au cœur du Pacifique.


Depuis, seul le réalisateur James Cameron y est descendu, en 2012.





Ces trente dernières années, la découverte de riches écosystèmes insoupçonnés ainsi que des ressources naturelles à foison ont accéléré l’exploration avec des objectifs scientifiques et industriels. Concevoir des sous-marins performants est aujourd’hui une nécessité.

Voir dans l’océan noir


Jan Opderbecke, responsable de l’ingénierie (sous-marins et robots) à l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (Ifremer), explique que les défis technologiques à relever concernent la pression mais aussi la visibilité. “Dans l’obscurité la plus totale, pour produire des images de qualité, il faut des éclairages puissants et se rapprocher le plus possible, à quelques dizaines de mètres maximum de la zone à explorer. Pour observer la Lune, on peut développer des télescopes qui permettent de distinguer sa surface avec précision mais pour les abysses, il faut y aller !”

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Les projecteurs d’un robot éclairent le fond de l’océan.

La présence de l’homme constituant un paramètre supplémentaire à gérer, les plongées se réalisent aujourd’hui le plus souvent avec des robots. “Historiquement, les interventions sous-marines étaient réalisées avec des engins habités. Ces sous-marins sont mis en œuvre à partir d’un navire et sont reliés par un câble contrairement aux engins militaires qui peuvent parcourir des milliers de kilomètres mais ne descendent qu’à 2000 mètres maximum.” Le “Nautile”, le sous-marin français habité, a donc très peu de points communs avec l’illustre “Nautilus” du Capitaine Nemo, le submersible issu de l’imagination de Jules Verne dans “20000 lieues sous les mers”. Les robots, eux, sont plus légers et nécessitent moins de matériel pour les mettre en œuvre.

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Le navire océanographique Belgica en mer

Le problème de la pression


“La pression augmente linéairement avec la profondeur, un bar tous les 10 mètres, poursuit Jan Opderbecke. Si on veut aller jusqu’au plus profond de notre planète, il faut construire un engin très lourd (plusieurs tonnes, NdlR). Avoir la capacité de couvrir toute la Terre peut se traduire par des contraintes techniques très importantes : les parois sont en titane et ces centimètres pèsent.” Presque tous les organismes scientifiques ont donc fait le choix de construire des sous-marins qui atteignent les 6000 mètres sachant que la profondeur moyenne des océans est de 4500 mètres. “On fait le choix des 6000 mètres parce qu’on peut couvrir toutes les plaines abyssales, soit 97 % des fonds marins. Les 3 % restants représentent des fosses, dont celle des Marianne, mais on en fait le sacrifice.” Un sous-marin gros et lourd impose aussi l’utilisation d’un navire plus grand et donc des coûts d’exploitation très élevés, entre 30000 et 50000 euros par jour environ. Jan Opderbecke précise : “Il faut un navire océanographique de 90 mètres de long pour prendre à bord le ‘Nautile’ mais aussi tout le matériel, l’équivalent de 5 conteneurs, soit 80 tonnes.”



Les Chinois sont les derniers à avoir conçu un sous-marin et s’inscrivent dans une course à l’exploration. Il descend à 7 000 mètres, “clairement, ils veulent montrer leur force”, analyse l’ingénieur. Aujourd’hui l’Ifremer emploie le “Nautile” pour une mission par an – une vingtaine de plongées – et utilise intensément des robots reliés, autonomes ou hybrides.

90 % des océans sont inexplorés
« Pour observer la Lune, on peut développer des télescopes qui permettent de distinguer sa surface avec précision mais pour les abysses, il faut y aller !”

Jan Opderbecke




Et si vous plongiez ?




Embarquez à bord du Nautile et descendez à 6000 mètres dans la petite sphère de titane.


Imaginez prendre place à bord du “Nautile”, le sous-marin français habité. Après vous être introduit dans la petite sphère de titane de 4 mètres cube, vous vous allongez sur une couchette très inconfortable, le nez contre le hublot, aux côtés d’un collègue scientifique. Le pilote, lui, est assis face à une étagère de commandes. La mise à l’eau grâce à l’énorme treuil arrimé au navire a secoué mais vous distinguez quelques poissons au loin tandis que s’amorce la descente. Le regard rivé sur l’immensité, tout devient silencieux. A 100 mètres de profondeur, la visibilité faiblit, à 150 mètres, 99 % de la lumière du soleil a été absorbée, à 200 mètres le “Nautile” atteint les eaux profondes. Lentement, le sous-marin poursuit sa descente dans la colonne d’eau. Après une demi-heure, vous franchissez le seuil des 2 000 mètres et plongez dans les abysses. L’obscurité est totale, la température de l’eau est de 4 degrés et la pression colossale. L’épaisse couche de titane protège les hommes de cette énorme pression et les installations électriques comme la chaleur des corps de l’équipage réchauffent l’air de l’habitacle, même s’il vaut mieux prévoir des vêtements chauds. Après 1h30, enfin, vous atteignez le fond de l’océan à - 6 000 mètres.

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Les câbles techniques du “Nautile”, le sous-marin français habité, sont vérifiés par un plongeur.

Le problème de la pression


Seul dans une petite sphère “Au fond, j’ai le sentiment d’avoir une chance immense, raconte Jan Opderbecke, chef de l’ingénierie à l’Ifremer. A chaque plongée, je me sens privilégié de descendre si profondément dans l’océan. J’ai conscience qu’il y a des années de travail pour permettre à une poignée d’hommes et de femmes d’aller là où personne n’est jamais allé.” Et même si les conditions de sécurité sont optimales et que les missions s’effectuent à deux ou trois personnes, “on se sent seul dans cette petite sphère tout au fond de l’océan. Le navire est à quelques kilomètres du sous-marin, en surface, mais on est livré à nous-mêmes et on ne sait jamais ce qui peut arriver. On ne ressent pas la pression mais j’ai parfois pu avoir une sensation de claustrophobie. Les abysses, c’est effrayant et fascinant à la fois.” Après quatre ou cinq heures d’observation et de prélèvements, il est temps de remonter à la surface. Quand la porte s’ouvre au grand air alors que le “Nautile” vient d’être hissé sur le navire, plus de huit heures, comme hors du temps, se sont écoulées.

«  On se sent seul dans cette petite sphère tout au fond de l’océan. On ne sait jamais ce qui peut arriver. »




3 types de sous-marins




Le Nautile : sous-marin habité




Le “Nautile”, construit en 1984, contient une sphère de titane où deux à trois personnes peuvent se loger, au minimum un pilote et un scientifique. Il a effectué plus de 1500 plongées. Les équipements “pour gérer l’énergie, la sécurité, enregistrer les données, mettre en œuvre les bras manipulateurs pour les prélèvements et aussi contrôler l’air à l’intérieur de la sphère, tapissent les “murs”, explique Jan Opderbecke. Vu que l’espace est exigu, il n’y a ni sanitaires ni provisions, on plonge donc dans la journée et cela ne dépasse pas 8 heures.” “Les bruits qu’on entend sont liés à la communication téléphonique qui passe par les ondes acoustiques dans l’eau. Le son est très mauvais, il est plus facile de communiquer avec les astronautes qu’avec un scientifique immergé à 6 kilomètres.”




Victor : un robot




Aujourd’hui, l’Ifremer utilise de plus en plus de robots. Il en existe deux types : les télépilotés, comme Victor, reliés par un câble au navire, et les engins préprogrammés, tout à fait autonomes. “Les deux robots ne répondent pas aux mêmes besoins, précise l’ingénieur. Pour les taches où l’on doit manipuler, faire remonter un objet, faire des prélèvements de faune ou géologiques, on va utiliser un engin à câble mais pour toutes les taches de cartographie où on survole les fonds marins à quelques dizaines de mètres, on s’oriente vers des engins autonomes qui ne nécessitent pas un navire en surface. Ainsi, le bateau peut servir à autre chose pendant la plongée.”






Ariane : un robot hybride




A l’Ifremer, Jan Opderbecke a développé avec son équipe un robot hybride qui peut intervenir jusqu’à 2500 mètres de profondeur. Il porte ses batteries et n’est relié au navire qu’avec une fibre optique très fine utilisée pour les transferts d’information. Baptisé Ariane, cet engin assouplit les contraintes pour le navire qui peut être plus petit, une trentaine de mètres suffisent. Les coûts journaliers sont ainsi considérablement allégés.

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