Les coulisses de la kamikaze

Les larmes au bout de la nuit

A l'approche des élections fédérales, régionales et européennes du 26 mai, nous nous sommes replongés dans l’histoire récente : l’année 2014. Avec un objectif : raconter les négociations qui ont abouti à la constitution d’une majorité “suédoise” pour diriger le pays.

Nous avons interrogé des présidents de parti, des ministres, des conseillers à tous les échelons politiques du pays. Un travail patient, de longue haleine qui a permis de mettre au jour certains épisodes méconnus de cette négociation. Grâce à ces témoignages, nous avons essayé de relater l’enchaînement des décisions qui ont amené des coalitions différentes en Wallonie, en Flandre, à Bruxelles et au Fédéral.

Voici le quatrième épisode :
Les larmes au bout de la nuit

Cette nuit a été la plus dure de ma carrière professionnelle.

Avant de poursuivre son récit, Kris Peeters, actuel vice-Premier ministre et ministre de l’Économie (CD&V) marque une pause. L’homme est avare de confidences. La politique, il l’aime à bonne hauteur : pas de coups bas, pas d’interminables débats. C’est un pragmatique. Réservé, franc. Animé par une saine ambition. Celle qui aurait pu, par exemple, le conduire à la plus haute fonction politique en Belgique. Mais voilà, cela ne s’est pas fait. Il respire profondément. “Oui, c’est une nuit que je n’oublierai jamais. La nuit où j’aurais pu choisir de devenir Premier ministre.” Il marque une pause. On imagine les souvenirs lui parvenir, en vrac.

Flash back.

Nous sommes le 3 septembre 2014, soit 101 jours après les élections régionales, fédérales et européennes qui ont eu lieu le 25 mai. Kris Peeters a dirigé le gouvernement flamand pendant les sept dernières années. Son bilan est brillant : budget en équilibre, projets éducatifs et sociaux sur les rails. Il est la star de son parti, le CD&V. Mais aux élections du 25 mai, la N-VA a dépassé les prévisions et a récolté 1 366 414 voix. Le CD&V est largué. Avec 33 sièges au Parlement fédéral, le parti de Bart De Wever devient, et de loin, la première force politique du pays. Toutefois, c’est Kris Peeters qui a pris en mains la négociation pour la formation du gouvernement flamand. Il est né pour diriger. Tout s’est bien passé. Juste avant de conclure, il a laissé la place au nationaliste Geert Bourgeois qui lui succédera à la tête de la Flandre. Pincement au cœur pour Kris Peeters. “Cela n’a pas été facile de passer le flambeau.

Mais il a désormais une autre ambition : devenir le Premier ministre de la Belgique. Rien ne devrait s’y opposer. Au lendemain de la Fête nationale, Kris Peeters a été nommé “co-formateur” du gouvernement fédéral avec Charles Michel, le président des libéraux francophones. Quatre partis négocient : le CD&V et le MR, dont sont issus les formateurs, la N-VA, grand vainqueur et… l’Open VLD. Les libéraux flamands sont les invités de dernière minute. Sèchement battus aux élections, ils ont été rappelés à la négociation pour faire l’appoint. Pourquoi ? Parce que le parti frère du CD&V, le CDH, présidé par Benoît Lutgen, refuse obstinément, depuis trois mois, de s’asseoir à la même table que Bart De Wever. Du côté francophone, la brouille a été consommée : PS et CDH ont constitué les gouvernements wallon et francophone. Le courant ne passe plus entre Charles Michel et Benoît Lutgen : chaque fois qu’ils se retrouvent autour de la même table, de vieilles rancœurs remontent. Leur entente paraît impossible.

Du coup, il a fallu faire appel aux libéraux flamands pour constituer la majorité fédérale. Et les libéraux flamands ont exigé d’entrer dans la majorité au gouvernement flamand. Ok, ont répondu ceux qui avaient déjà scellé un accord régional, la N-VA et le CD&V. Mais pas question de toucher au texte. La présidente de l’Open VLD, Gwendolyn Rutten, a eu une soirée et une nuit pour lire l’accord. Seules quelques virgules ont bougé, dit-on. En Wallonie et à Bruxelles, les majorités régionales sont aussi déjà en place. Il faut à présent négocier un accord fédéral.

Jean-Claude Juncker s’impatiente

L’ambiance de travail est excellente entre les équipes de Charles Michel et de Kris Peeters. Les deux hommes ont travaillé dur, début août, sur un document de travail qu’ils jugent équilibré et que sous-tendent deux lignes de force. Un : il n’y aura pas de communautaire pendant la législature. Et deux : la relance économique devra respecter la concertation sociale. La N-VA et l’Open VLD tentent par tous les moyens d’ajouter leur grain de sel dans le texte sur quelques dossiers : le nucléaire, le marché de l’emploi, les dossiers éthiques. Globalement les discussions avancent bien.

Mais Jean-Claude Juncker, le président de la Commission européenne, s’impatiente. La Belgique n’a toujours pas désigné son commissaire européen. Il appelle régulièrement les négociateurs pour mettre la pression. Fin août, toujours pas de réponse. Il faut dire que la désignation du commissaire européen est liée à la répartition des influences entre les partis qui négocient la formation du gouvernement belge. Le poste de commissaire “vaut” un ministre. Karel De Gucht (libéral flamand) termine son mandat. Il fait le forcing pour rester en place. No way.

Mais au fait, pourquoi est-ce si difficile de désigner le prochain commissaire européen ?

Kris Peeters esquisse un petit sourire, prend un bic à l’encre verte et dessine deux traits sur la feuille blanche : “Le CD&V voulait obtenir les deux postes : le commissaire européen et le Premier ministre”. Tout vouloir, c’est une habitude chez les démocrates chrétiens flamands. On connaît leur tactique : je prends ce que tu me donnes et je renégocie ce que je t’ai laissé… Cette exigence est exprimée à plusieurs reprises par le président du parti, Wouter Beke. Mais recalée de manière tout aussi ferme par les autres partis et en particulier par le MR.

Pour les libéraux, le prochain commissaire européen doit être Didier Reynders. Il a toutes les qualités pour cela : belle carrière, intelligence vive, relations internationales. Il s’y prépare d’ailleurs activement. Pour de nombreux observateurs – les manchettes de l’époque le prouvent – les dés sont jetés : Didier Reynders sera le prochain commissaire européen belge. Mais les partis qui négocient ne parviennent pas à trancher. Juncker n’en peut plus. Il veut un nom.

Le blocage est complet

Le mercredi 3 septembre, Charles Michel et Kris Peeters réunissent les négociateurs à la présidence de la Chambre. Six personnes sont assises autour d’une table ronde : les co-formateurs, Charles Michel et Kris Peeters, les présidents de partis Bart De Wever, Wouter Beke, Gwendolyn Rutten. Et Didier Reynders. Au début de la soirée, le blocage est complet. Aucun accord ne semble se dessiner. Les conseillers de chacune des personnes qui négocient sont répartis dans les différents salons de la Chambre. Les interruptions de séance se multiplient ainsi que les apartés et les “bilatérales”.

On échafaude des solutions. Rejetées. On consulte Juncker. On le rappelle. Encore et encore. Le temps passe. Il est minuit, une heure, deux heures, trois heures. À quatre heures du matin, les six personnes se remettent autour de la table. La discussion reprend. Wouter Beke, le président du CD&V, lance à Kris Peeters :

-A ton avis, Kris, quel est le ou la meilleur(e) candidat(e) pour la Commission européenne ?

Silence. Long silence. Très long silence.

Kris Peeters respire profondément.

Et finit par dire :

Marianne Thyssen…

Silence.

Marianne Thyssen

Marianne Thyssen

Un autre négociateur raconte : “J’ai vu Didier Reynders pâlir. Je crois qu’il a eu les larmes aux yeux. Pour lui, plus que pour Kris Peeters peut-être, c’était douloureux. Son visage s’est crispé”.

La surprise est totale. Si Kris Peeters avait dit “Didier Reynders”, il devenait, de facto, Premier ministre, son rêve, le couronnement de sa carrière. Pour l’instant, personne ne dit rien. Bart De Wever rompt le silence.

- Dans ce cas, dit-il, le Premier ministre sera un libéral…

Il ne dit pas “le Premier ministre sera Charles Michel”. Il dit “libéral”. Dit-il cela pour laisser un espoir à Didier Reynders ? Ou pour laisser une chance à Maggie De Block favorite pour le poste de Première ministre lors d’un récent sondage ? Non, tout le monde comprend que le prochain Premier ministre sera Charles Michel.

D’ailleurs, lui aussi, accuse le coup. Car entre espérer être Premier ministre et en obtenir la confirmation certaine, il y a plus qu’une nuance. Pas facile pour lui de se réjouir face à ceux pour qui les deux mots “Marianne Thyssen” signifient un renoncement : Kris Peeters renonce à être Premier ministre et Didier Reynders voit son espoir de devenir Commissaire européen s’envoler. Bart De Wever et Charles Michel voient le trouble de Didier Reynders et l’invitent à le rejoindre dans une salle.

Un choix moral, pas politique

Mais diable, pourquoi Kris Peeters a-t-il fait cela ? Cinq ans plus tard, il confie. “J’ai pris la décision la plus juste. J’ai posé un choix moral, pas un choix politique. Oui, j’aurais pu être Premier ministre. J’étais prêt. Oui, je sais, l’histoire ne repassera pas ce plat. C’est 'once in a lifetime'". Kris Peeters relève la tête et, avec son pouce et son index, indique la distance qui le séparait du 16, rue de la loi : un centimètre. “Mais j’ai choisi, et je suis très fier d’avoir pris la décision la plus correcte, la plus juste mais, bien sûr, cela a eu des conséquences.”

Car dans son parti, tout le monde ne comprend pas son choix. Dans les jours qui suivent, certains lui reprochent sèchement d’avoir privé le CD&V du poste de Premier ministre.

Il a eu peur d’y aller.
Répartir la richesse en Flandre, c’est facile, tous les partis sont sur la même longueur d’onde. Mais gérer l’austérité au fédéral et avec des francophones, c’est plus dur…” 
Il a fait un choix personnel, en oubliant les intérêts du parti.

Kris Peeters balaye ces critiques. A-t-il, par la suite, éprouvé des remords, des regrets ? “C’est ainsi, j’avais décidé”, répond-il sereinement. Marianne Thyssen est une grande, une icône au CD&V. Elle a géré le parti dans des moments difficiles. De plus, Kris Peeters et elle sont amis. Ils se connaissent depuis trente ans. Lorsqu’elle était directrice du service d’études de l’Unizo, la puissance fédération des Classes moyennes, c’est elle qui avait alors engagé le jeune Kris Peeters. Plus tard, ils se sont retrouvés, elle présidente de parti, lui ministre-président flamand.

Des critiques, il y en a eu, aussi, chez les libéraux : si Didier Reynders avait été commissaire européen, il aurait, dit-on, obtenu des compétences plus importantes que celles dévolues à Marianne Thyssen. Il est évidemment facile de réécrire l’histoire. Une rumeur veut aussi que le CD&V, avant de laisser le “16” au MR, se soit assuré que le Premier ministre à la tête de la coalition suédoise serait bien Charles Michel et non pas Didier Reynders… Cette exclusive n’a pas été confirmée.

Cet obstacle franchi, les négociations ont repris. Un mois plus tard, les quatre partis (N-VA, MR, CD&V et Open VLD) aboutiront à un accord. La prestation de serment aura lieu le samedi 11 octobre, soit 139 jours après les élections. D’abord appelée “kamikaze” – parce que le MR devait être un peu fou pour rejoindre, comme seul parti francophone, les trois partenaires flamands – cette majorité de centre droit changera de nom. Fini la kamikaze, bonjour la "suédoise", en référence aux couleurs du drapeau suédois.

Grand seigneur, Didier Reynders, une fois le choc passé, n’a jamais exprimé la moindre colère, le moindre ressentiment à l’égard de Kris Peeters. Mais Didier Reynders s’est promis d’être, un jour, premier quelque part. Il a patiemment préparé son départ et a choisi minutieusement sa cible : ce sera le Conseil de l’Europe. Mais cela, c’est une autre histoire.



Nos épisodes




Épisode 1 : Le bal des faux-culs

Chapitre 1


Épisode 2 : La peur des loups

Chapitre 1


Épisode 3 : Le goûter de cons

Chapitre 3


Épisode 4 : Les larmes au bout de la nuit

Chapitre 4