Les coulisses de la kamikaze

La peur des loups

A l'approche des élections fédérales, régionales et européennes du 26 mai, nous nous sommes replongés dans l’histoire récente : l’année 2014. Avec un objectif : raconter les négociations qui ont abouti à la constitution d’une majorité “suédoise” pour diriger le pays.

Nous avons interrogé des présidents de parti, des ministres, des conseillers à tous les échelons politiques du pays. Un travail patient, de longue haleine qui a permis de mettre au jour certains épisodes méconnus de cette négociation. Grâce à ces témoignages, nous avons essayé de relater l’enchaînement des décisions qui ont amené des coalitions différentes en Wallonie, en Flandre, à Bruxelles et au Fédéral.

Voici le deuxième des quatre épisodes : 
La peur des loups

Dimanche 25 mai 2014. Il est 15 heures. Les informations qui lui parviennent sont positives. Exceptionnellement positives. Une marée jaune et noire envahit la Flandre. Bart De Wever parvient difficilement à contenir la joie qui progressivement monte en lui, gonfle ses poumons, envahit son esprit. Attention, l’optimiste, répète-t-il souvent, est un pessimiste mal informé. En même temps, il sait que cette campagne lui a été favorable. Il l’a dit un jour, par plaisanterie : “Je ne sais pas si Dieu existe. Mais s’il existe, alors il vote sans aucun doute pour moi et la N-VA..." Le CD&V n’a pas apprécié. Les minutes passent, son excitation grandit. Il enfile les Coca Zéro. Il n’a dormi que quelques heures, mais il est au top de sa forme. Depuis qu’il s’est imposé ce régime drastique, il récupère beaucoup plus vite. Son corps et son esprit n’ont jamais été aussi agiles. Prêt à toutes les batailles.

Il sait qu’il a gagné la première manche: les élections. Mais cela suffira-t-il pour porter son parti au pouvoir? Lui, en tout cas, est prêt. Comment pourrait-il en être autrement: comment, dire à ce million de citoyens flamands qui ont voté pour son parti qu’il préfèrerait rester sous sa tente, à chanter le Vlaams Leeuw? Il a fait passer le message à sa garde rapprochée, Jan Jambon, Geert Bourgeois, Theo Francken : “Als de Koning mij het vraagt, doe ik het…!” Quoi? Premier ministre? Il sait bien que les francophones ne l’accepteraient que difficilement. Non, mais gouverner au fédéral, oui. Sans l’ombre d’un doute. Mais il sait qu’il doit absolument changer son image auprès des Wallons : beaucoup ont encore en mémoire ce gars, grassouillet, tout fier d’avoir fait conduire aux ascenseurs de Strepy-Braquegnies, symbole de la gabegie wallonne, 12 camions censés représenter les transferts Nord-Sud.

Bon, ce n’est pas ce qu’il a fait de plus intelligent. Mais à l’époque, cela a marqué les esprits. Donc, il ne veut plus apparaître comme ce nationaliste échevelé et revanchard mais bien cet homme d’Etat (flamand) prêt à endosser le costume, désormais fringant, d’informateur. L’heure est venue : Ad unum omnes (Tous pour un), se répète-t-il.

La soirée est euphorique. Comment décrire ce sentiment de victoire, d’aboutissement? Ou de commencement. Lire sur les visages des militants, dans les yeux de ses amis, cette joie, lui qui sourit si peu… cela a quelque chose d’irréel. Ah si son père et son grand-père voyaient cela.

Rencontres officielles et officieuses...

Le lendemain, il a rendez-vous au Palais. Pour une fois, il est à l’heure. D’habitude, il fait toujours attendre ses invités au moins pendant quinze minutes. Vingt quatre heures plus tard, le Roi le charge d’une mission d’information. Autour de lui, on rigole un peu. “Allez, Bart, tu vas pouvoir te reposer après cette campagne épuisante. C’est du cirque, quand même, le Palais… Ce n’est pas là que cela se passe !" Non. Bart De Wever veut conduire sa mission avec sérieux, même si ses amis, indépendantistes et républicains, en rigolent. Oui, il préside un parti qui, en son premier article, est toujours partisan “de la création d’un Etat flamand indépendant, membre de l’Union européenne”… Mais il n’entend pas se défausser. Il installe donc ses quartiers à la présidence de la Chambre et entame ses consultations.

En réalité, il y a deux types d’entretiens. Les officiels, pour la galerie et les journalistes (“tous des gauchistes”, c’est sa conviction). Le scénario est toujours le même : ses invités entrent à la présidence de la Chambre et, après une heure d’entretien, parfois moins, parfois plus, Bart De Wever les raccompagne et face aux caméras, prend congé de ses invités en leur serrant la main. Lors de sa première entrevue avec l’informateur, Charles Michel, très méfiant, a demandé à Bart De Wever s’il était vraiment obligé de lui serrer la main devant les caméras…

Mais, à côté des rencontres filmées, il y a aussi des rencontres officieuses, plus discrètes. Celles-là se déroulent le plus souvent au siège de la N-VA. “C’est là que les choses les plus importantes se disent vraiment”, confie un proche de Bart De Wever. Une manière de montrer qu’à côté de la mission royale, il y a des “vraies” discussions. Bart De Wever respecte scrupuleusement le scénario prescrit: le 30 mai, il est à nouveau reçu par le Roi à qui il présente un rapport intermédiaire. Il respecte la discrétion du colloque singulier. A ses amis, il confie qu’il sent “een zekere goesting” (un certain enthousiasme) de la part du CD&V… et du MR pour le poste de Premier ministre ! Il s’amuse en racontant sa rencontre avec “les frères ennemis” du Parti socialiste. Il faut dire que le Premier ministre, Elio Di Rupo, et le président du PS, Paul Magnette, ne se quittent pas. Ils vont ensemble chez le Roi, ensemble chez Bart De Wever. L’informateur pense qu’Elio Di Rupo veut rester Premier ministre. Et que Paul Magnette a déjà fait une croix sur le fédéral. A l’informateur, ils ont transmis ce qu’il appelle une liste d’horreurs dont l’impôt sur les grandes fortunes. A la N-VA, on en rit beaucoup.

Fusillés le 21 décembre 1944

Mais le plus coriace, celui qui semble porter sur son front la devise des Chasseurs ardennais “Résiste et mords”, c’est le président du CDH, Benoît Lutgen. Un inconnu pour Bart De Wever. Le seul, la seule en l’occurrence, qu’il connaisse au CDH, c’est Joëlle Milquet, “Madame non”, celle qui a dit non à tout lors des négociations de l’Orange bleue, en 2007-2008. Pourtant, avant les élections déjà, la N-VA a essayé de prendre contact avec Benoît Lutgen. Jan Jambon a fait passer le message, par l’intermédiaire de Catherine Fonck, la cheffe de groupe CDH à la Chambre. Jambon a tout imaginé, y compris la possibilité d’organiser, l’été, une rencontre dans la villa italienne d’un ami nationaliste. Mais rien n’y fait. Lutgen refuse tout net : il a les nationalistes en horreur. C’est plus fort que lui. On est comme cela dans la région où il a grandi, à Bastogne. On déteste les nationalistes en général et tous ceux qui peuvent, de près ou de loin, rappeler la guerre. Elle a laissé des traces dans les familles : Auguste, le grand-père de Benoît Lutgen, a été fusillé par des Allemands le 21 décembre 1944. Il n’était pas le seul: à ses côtés, son grand ami, François Deprez, le père de Gérard Deprez, a lui aussi été passé par les armes. Ainsi que six autres résistants. Chacun cherche, coûte que coûte, à placer son parti au pouvoir, à la Région et/ou au fédéral. Cela a lié les deux familles, à jamais.

Non, Benoît Lutgen ne veut pas d’une alliance avec la N-VA. Il n’ira pas. Il n’est pas loin de penser qu’il y a, dans ce parti, des gens qui ont toujours de la sympathie pour ceux qui ont collaboré avec les Allemands pendant la guerre. Pourtant, la pression monte et se fait chaque jour plus intense. Tout le monde s’y met, à tous les étages de la Nation. Bart De Wever voit Benoît Lutgen bien plus souvent que ce que la presse ne le dit. Wouter Beke insiste, encore et encore afin que le gouvernement des droites puisse advenir. Car le CD&V, plus centriste, veut un allié au fédéral pour éviter que le navire ne penche trop à tribord. Avec de troublants éléments de langage, on le répète à Lutgen : “Il est préférable de mettre le loup en cage plutôt que de le laisser dans la bergerie…”

Wouter Beke refuse d’être informateur...

Bart De Wever n’a pas dit son dernier mot. Son mandat d’informateur est prolongé. Jusqu’au 25 juin. Mais Lutgen ne répond plus. Ou alors il envoie la même réponse : toujours non. Nee. NEE. De Wever s’en plaint : il a l’impression de jouer les babysitters… Si la N-VA veut le CDH, ce n’est pas seulement pour les beaux yeux de Lutgen, c’est aussi parce que le CD&V et la N-VA ne veulent pas trop des libéraux flamands, qui ont été sévèrement sanctionnés aux élections. D’ailleurs, la N-VA et le CD&V ont entamé des négociations à deux pour la constitution d’une majorité au Parlement flamand.

C’est alors qu’une idée germe petit à petit. La meilleure façon de convaincre Benoît Lutgen, c’est de le mouiller, de lui confier une mission? Laquelle? Pourquoi ne pas le charger d’une mission d’information. Seul, ce n’est pas possible. Son petit parti ne représente que 9 députés. Surgit une autre idée : pourquoi ne pas proposer à Wouter Beke, le président du CD&V, le soin de déminer le terrain et de convaincre Benoît Lutgen? Le Palais teste officieusement la proposition : Wouter Beke serait chargé d’une mission, seul ou avec une autre personne qui pourrait être Benoît Lutgen... Mais surprise ! Wouter Beke décline l’offre royale. Le fait est rare. Car même si certaines missions royales n’aboutissent pas, elles permettent à la personne qui a été investie d’être, pendant quelques semaines, sous l’œil des caméras. Mais, en homme prudent, Wouter Beke refuse. Motif : il ne voit pas clair. D’autres scénarios circulent encore, dont même les intéressés n’ont jamais entendu parler : pourquoi pas un duo Hendrik Bogaerts (CD&V) avec Melchior Wathelet fils (CDH)? Abandonné.

Wathelet père dit non,
Maystadt dit oui…

Pendant ce temps-là, Bart De Wever rédige une note invitant le CD&V, le MR et le CDH à entamer des négociations pour la formation d’un gouvernement fédéral. Le bureau du CDH prend connaissance de la note. Une septantaine de personnes sont présentes : le refus est unanime à l’exception de trois absentions. Benoît Lutgen décide quand même de consulter deux sages. Melchior Wathelet (père) lui conseille de ne pas y aller. Mais Philippe Maystadt lui recommande vivement d’accepter la proposition de Bart De Wever…

Philippe Maystadt et Melchior Wathelet

Philippe Maystadt et Melchior Wathelet

Philippe Maystadt et Melchior Wathelet

Finalement, Benoît Lutgen informe Bart De Wever du rejet de la note par le CDH. L’échange téléphonique est musclé. Le nationaliste ne comprendra jamais l’humaniste. Après avoir raccroché, Bart De Wever envoie un sms énigmatique à Lutgen. Le texte dit, en substance: il y a déjà des loups en Flandre, il y en aura encore plus. Lutgen répond. “Nous n’avons pas peur des loups. La dernière fois que nous en avons vu un, c’était en 1845 à Custine et c’est le roi Léopold 1er qui l’a tué”. C’est le dernier mot que les deux hommes échangeront.



Nos épisodes




Épisode 1 : Le bal des faux-culs

Chapitre 1


Épisode 2 : La peur des loups

Chapitre 1


Épisode 3 : Le goûter de cons

Chapitre 3


Épisode 4 : Les larmes au bout de la nuit

Chapitre 4