À la frontière gréco-turque

Empêcher les migrants d'entrer en Europe,
sauver ceux qui y parviennent

Il n’y aura pas d’embarcations pneumatiques ce soir. Vous voyez ces deux lumières intenses ? Ce sont des bateaux de pêche turcs. Ils éclairent trop la mer, les bateaux de migrants seraient facilement repérables. On ne sait pas à quel point les trafiquants d’êtres humains préparent les traversées. Prennent-ils en compte la hauteur des vagues, la lumière de la lune, la force du vent ? Peut-être. Ce qui est sûr, c’est que le trafic d’êtres humains est un business comme un autre et ils doivent en prendre soin pour avoir des clients. Ils ne prendraient pas le risque que ceux-ci soient vus dans les eaux turques.

Accompagnée par un officier de liaison grec, une équipe de Frontex, l’Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes patrouille en mer Égée, entre Molyvos (Lesbos) et Babakale (Turquie).

Presque pleine, la lune éclaire les deux côtes séparées par 6 miles nautiques, soit 11 kilomètres à peine. Le ciel est dégagé, les vagues font moins d’un mètre, le vent vient du sud-sud-est et souffle avec une force de 7 nœuds.

Le commandant de bord, Joao Lourenço, s’approche lentement des eaux territoriales turques. Malgré la clémence de la météo et l’éclairage lunaire, ses deux moteurs Yamaha ne peuvent lâcher la puissance de leurs 300 chevaux. Pour l’œil nu, il est quasiment impossible de repérer qui que ce soit et donc possible de se heurter à ceux qui naviguent sans éclairage.

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40 minutes pour entrer en Europe

Dans la cabine de conduite, la radio crache des mots en portugais. Le capitaine répond. Un bateau est entré dans les eaux grecques sans autorisation. Après vérification, il s’agit de pêcheurs turcs. L’équipe de Frontex se rapproche. La silhouette du bateau turc surgit de nulle part.

Sur l’écran radar, le signal triangulaire qui lui correspond dépasse la frontière et rentre en Turquie, rendant toute intervention impossible. “Parfois, ils agissent de la sorte pour vérifier si nous sommes attentifs”, indique Joao Lourenço. Pour autant qu’ils soient dans l’espace grec, l’équipe de Frontex peut monter à bord, soit pour offrir une assistance en cas de besoin, soit pour contrôler le bateau et dresser une amende.

Joao Lourenço et son équipage, composé d’un plongeur et d’un agent d’opérations spéciales, agit dans le cadre de l’opération Poséidon, tirée du nom du dieu de la mer et des océans dans la mythologie grecque, l’une des trois missions maritime permanente de Frontex (les deux autres, Indalo et Themis, se déroulent dans les eaux italiennes et espagnoles). Chaque officier, tous membres de la police maritime portugaise, a sa spécificité et est détaché sur base volontaire pour une période de deux mois. Les rotations s’effectuent chaque mois, histoire que les membres d’une nouvelle équipe côtoient ceux d’une ancienne.

L’objectif de l’opération Poséidon ? Surveiller la frontière, avant tout. Et empêcher les embarcations bancales - “leurs moteurs viennent de Chine et ne fonctionnent pas toujours, pareil pour les gilets de sauvetage” - et surchargées de personnes de franchir la frontière maritime entre la Turquie et la Grèce. “Pour cela, il faut agir vite. Ils peuvent effectuer la traversée en 40 minutes à peine et leurs embarcations sont difficiles à repérer parce que leur écho n’est pas renvoyé vers notre radar. Cela complique évidement notre mission”, détaille Joao Lourenço.

“Là où il y a un phare, il y a un port. C’est vers là qu’ils se dirigent”
Joao Lourenço, capitaine

Si d’aventure, les migrants parviennent à dépasser la ligne frontalière, le rôle de l’équipe de Frontex est de les amener en toute sécurité à bon port, en Grèce. Skala Skamineas, dans ce cas-ci, à 11 kilomètres de Molyvos. Dans la nuit noire tombée sur la mer Égée, le halo du phare de Kagia, à gauche du port de Skamineas, clignote. Un repère pour ceux qui tentent la traversée.

Le phare est toujours allumé alors que le château de Molyvos éteint toutes ses lumières après minuit. Et comme tout le monde sait que là où il y a un phare, il y a un port, c’est vers là qu’ils se dirigent”, continue le capitaine.

L'opération Poséidon est en cours depuis plusieurs années. Les garde-côtes grecs ne peuvent patrouiller seuls la mer Égée : les criques des îles sont nombreuses. “Dès le moment où on sait qu'une embarcation se trouve en Grèce, il faut la trouver le plus vite possible. Les migrants courent un grand danger. Parfois, on les cherche pendant des heures et des heures, même si on connaît plus ou moins la zone où ils se trouvent. On peut avoir tous les outils de surveillance du monde, la mer est vaste et leurs bateaux minuscules”, complète Eva Moncure, porte-parole de Frontex.

Nous sommes leurs yeux,
ils sont nos mains”

Sur les hauteurs de Skamineas, une autre équipe composée de deux techniciens et de deux agents de surveillance, scrute d’un œil attentif la zone couverte par leurs collègues en mer. L’itinéraire est déterminé à l’avance par les garde-côtes grecs, qui envoient leurs ordres au siège de Frontex à Varsovie et qui sont ensuite transmis au team leader déployé à Lesbos. Ce dernier est en charge de la coordination entre l’équipe terrestre – dite TVV pour Thermovision Vehicule – et l’équipe maritime. “Nous travaillons ensemble. Eux en bas et nous en haut”, explique Francisco Silva, en montrant dans ses jumelles le bateau de patrouille de Joao Lourenço.

Nous sommes leurs yeux et ils sont nos mains”, résume-t-il. “Aujourd’hui, les conditions sont très favorables et on peut repérer quasiment tous les bateaux jusqu’en Turquie. C’est la première fois que c’est comme ça depuis que je suis ici. Quand la mer est agitée, il y a beaucoup de bruit visuel dans les jumelles, ce qui rend la surveillance beaucoup plus complexe”.

Les bateaux de pêche et de patrouille sont repérables grâce à l'éclairage dans la cabine de conduite et aux vagues qu’ils forment lorsqu’ils sont en mouvement. Les embarcations pneumatiques, plus difficiles à détecter, sont trahies par leur mode de navigation. “La plupart des gens qui sont dans ces bateaux ne savent pas naviguer et avancent en zigzag”, avance Francisco Silva en dessinant un Z dans le ciel. 

En bas”, à quelques mètres à peine de la limite qui sépare la Turquie de l’espace Schengen, le plongeur portugais balaie l’horizon – un “swipe” dans le jargon - à l’aide d’une paire de jumelles thermiques.

Après chaque patrouille, ils transmettent à Frontex toutes les données récoltées pendant la nuit. Les bateaux aperçus, leur numéro d’identification, leurs activités, les éventuels comportements suspects. Une attention particulière est accordée à une liste de bateaux à surveiller – wanted ships - et connus pour divers motifs (trafic de drogues, d’armes, pêche illégale, etc.).

En chemin vers Skala Skamineas, la discussion dérive vers la politique migratoire. L’incapacité des dirigeants européens à s’accorder sur une approche globale et solidaire des premiers pays d’entrée, comme la Grèce, n’est pas ménagée. Trois ans jour pour jour avant ce reportage, l’accord signé entre l’Union européenne et la Turquie entrait en vigueur en Grèce.

Décrié dans un communiqué de presse envoyé par Médecins Sans Frontières (MSF) quelques heures avant le début de la patrouille, ce deal consiste à renvoyer en Turquie (pays considéré comme sûr) les personnes déboutées d’asile en Grèce.

Depuis son entrée en vigueur, le nombre de traversées en mer a chuté. Résultat : l’opération Poséidon s’est diversifiée au fil des années et couvre différents aspects, comme la pollution maritime et la criminalité transfrontalière. “Parfois, nous contrôlons des bateaux de pêche dont le comportement est suspect. Les sauvetages (NdlR : Search and Rescue ou SAR) constituent toutefois le plus gros de notre mission, même si la situation n’a plus rien à voir avec celle de 2015”, avance Joao Lourenço, qui terminera bientôt sa première mission pour Frontex. Ses deux coéquipiers, dont l’un était dans la même promotion de police que le capitaine, en sont déjà à leur troisième : 2017, 2018 et 2019. Participer à l’opération Poséidon leur permet de changer de décor, de routine, apprendre à mieux se connaître et gagner de l’expérience.

Les enfants,
c’est ça dont je me souviendrai”

Les enfants, c’est ça dont je me souviendrai. Leur regard quand ils nous aperçoivent. Le soulagement sur leur visage quand on les ramène à bord. Quel sacrifice ils font… Ma fille fêtera son cinquième anniversaire dans quelques jours, je ne peux pas m’empêcher de penser à elle dans ce genre de situation. Parmi les gens que nous sauvons, il y a beaucoup de jeunes garçons. Trop jeunes pour être capables de prendre soin d’eux-mêmes…”, expose le commandant. En près de deux mois, il estime avoir sauvé entre 80 et 100 personnes.

À bord, on ne soucie guère de la procédure qui suit un sauvetage. Insensibles, les garde-côtes européens ? La critique est facile mais ne les épargne pas, notamment de la part des ONG qui “n’aiment pas Frontex”.

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Entre collègues, ce sujet est évité. Tout comme celui de la politique migratoire ou des différents rôles de Frontex, également impliquée dans l’enregistrement et l’identification des migrants débarqués par les trois collègues portugais.

Au fil de la conversation, on comprend que si le sujet est tabou, c’est parce qu’il est tout simplement compliqué à appréhender dans sa globalité. Et qu’il soulève trop de questions, trop de contradictions, qui dérangent, qui arrangent, qui laissent songeur et auxquelles aucun policier ou garde-côte seul au milieu de la mer n’a de réponse adéquate, si ce n’est celle-ci : "Je joue le rôle qui m’a été assigné". Le leur étant donc de surveiller les frontières et de sauver des vies quand cela s’avère nécessaire. Ce qui, concernant les sauvetages, n’est pas si différent du rôle des ONG, relève l’équipe qui ne nie pas l’importance de celles-ci. Car personne ne parvient à sauver tout le monde. En atteste les corps d’une petite fille et d’une femme, recrachés par la mer une semaine plus tôt.

L'Evros, région délaissée par les garde-frontières

La gare de Marasia semble aussi abandonnée que le village éponyme. Derrière un panneau jaune et rouge signalant le passage de trains à vapeurs, un cours d'eau ruisselle dans le calme. L’Evros, large d’une dizaine de mètres à peine à cet endroit, est la plus longue rivière des Balkans, prenant sa source en Bulgarie pour se jeter dans la mer Égée, près d’Alexandroupoli. Depuis l’accord entre l’Union européenne et la Turquie et la fermeture de la route des Balkans, la pression migratoire sur la Grèce, qui se concentrait ces dernières années sur les îles en mer Égée, se déporte vers l’Evros, frontière naturelle entre la Grèce et la Turquie. “Aujourd’hui, le problème n’est plus à la barrière mais dans la rivière”, atteste Paschalis Siritoudis, le directeur de la police du département d’Orestiada.

Un effet de vases communicants

Cette affluence ne l'inquiète pas plus que ça. “De plus en plus de migrants arrivent ces dernières années mais c’est un vieux problème auquel la région est confrontée depuis une vingtaine d’années. Avant la construction de la barrière avec la Turquie (celle-ci longe la frontière sur 12 kilomètres dans une zone militarisée, NdlR), 30 000 migrants passaient chaque année. En 2012, nous avons lancé une opération de surveillance à la frontière, du personnel a été recruté. Les années suivantes, ce nombre est tombé entre 1 000 et 3 000 personnes. En 2018, environ 7 000 ont franchi la frontière. Ces chiffres, même s’ils sont moindres, montrent qu’il y a toujours un problème migratoire ici. Mais le flux est sous contrôle, il n’y a aucune comparaison possible avec la situation avant 2012”, martèle le colonel, d’une voix tonitruante.

Les chiffres du Haut-Commissariat des Nations unies (UNHCR) vont bien au-delà de ceux du directorat de police : en 2018, 18 014 personnes sont entrées en Grèce via l’Evros. Presque trois fois plus de personnes (dont une majorité de ressortissants turcs) que l’année précédente.

Dès qu’une porte se ferme dans la région d'Evros, une fenêtre s’ouvre ailleurs. Et vice-versa. Quand, en juillet 2012, l’opération Aspida (“bouclier” en grec) est lancée, le nombre d’entrées à la frontière gréco-turque chute de manière vertigineuse. La première semaine du mois d’août, 2 000 migrants y sont appréhendés. Quelques mois plus tard, en octobre, moins de 10 personnes sont arrêtées par semaine.

Les autorités compétentes et Frontex se félicitent du succès de cette opération. Les réjouissances sont cependant de courte durée : face au renforcement des contrôles à la frontière terrestre, les départs en mer se multiplient. “Immédiatement après le déploiement de l’opération Aspida, le nombre de détections de traversées illégales a augmenté, à la fois à la frontière maritime entre la Grèce et la Turquie et à la frontière terrestre avec la Bulgarie”, reconnaît Frontex dans son rapport annuel 2012, d’où sont issus les chiffres précités.

Sur les 206 km de frontière fluviale entre la Grèce et la Turquie, seuls 12,5 kms sont terrestres et forment ce qu'on appelle le triangle de Karaağaç. C'est sur ce territoire qu'est érigée la barrière. (en rouge sur la carte)

Sur les 206 km de frontière fluviale entre la Grèce et la Turquie, seuls 12,5 kms sont terrestres et forment ce qu'on appelle le triangle de Karaağaç. C'est sur ce territoire qu'est érigée la barrière. (en rouge sur la carte)

Les barrières et les murs sont des solutions court-termistes à des mesures qui ne règlent pas le problème. L’Union européenne ne finance et ne financera pas cette barrière. Ça ne sert à rien.”

Cecilia Malmström, ex-Commissaire européenne aux Affaires intérieures, février 2011.

“Le problème n'est plus à la barrière mais dans la rivière”
Paschalis Siritoudis, directeur de la police du département d’Orestiada

Sept ans plus tard, l’opération Aspida est toujours en cours et semble faire la fierté de Paschalis Siritoudis. “Elle est connue dans toute la Grèce, dans toute l’Europe même ! Elle est effectuée avec le support de Frontex”, se félicite-t-il.

Les officiers de Frontex déployés près d’Orestiada en 2010 (surtout pour identifier les migrants) pour prêter main forte aux Grecs sont partis. Aujourd’hui, l’agence européenne n’est que peu impliquée dans la région : quelques agents travaillent aux check-points et patrouillent avec des policiers et des militaires le long de la barrière de barbelés. “Nous avons parlé avec les autorités grecques pour augmenter notre présence mais la décision leur revient. Nous sommes prêts à intervenir s’ils en ressentent le besoin”, explique Eva Moncure, porte-parole de l'agence.

À entendre Paschalis Siritoudis, ce n'est pas le cas. “Les officiers grecs qui effectuent l’enregistrement des migrants irréguliers, prennent leurs empreintes digitales et font le débriefing sont plus expérimentés que quiconque en Europe. Ils ont eu affaire à des dizaines de milliers de migrants et leur expertise est reconnue par tous”, s’exclame-t-il, assis derrière son bureau dans le commissariat d’Orestiada.

De son côté, Frontex fait grand cas de ses compétences. “L'agence mutualise les ressources et fait appel aux États membres pour lui fournir du personnel. Il y a donc un turn-over important dans toutes les missions. Au fil des ans, nous avons toutefois développé une expertise, notamment au niveau de l’examen des documents. Avec quel genre de papiers voyagent les migrants ? Sont-ils faux ? Sont-ils vrais ? Où ont-ils été fabriqués ?”, explique Eva Moncure.

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Soumise à la bonne volonté des États membres, Frontex insiste pour pouvoir déployer ses guest officers. Ne serait-ce que pour partager les informations recueillies aux frontières avec une floppée d'institutions. Du point de vue de l'agence, plus celles-ci circulent, mieux les frontières sont protégées. Ainsi, depuis 2016, date du dernier élargissement du mandat de l’agence, Frontex est habilitée à mener des interviews sur le trafic d’êtres humains et à partager les informations récoltées avec Europol. “Nous n’enquêtons pas. Nous ne faisons que récolter des informations et les transmettons à qui de droit. Comme nous sommes en première ligne, nous pouvons obtenir ces informations plus aisément”, indique Eva Moncure. “Quand on parle de Frontex, tout le monde parle toujours des migrants mais personne ne parle des trafiquants d’êtres humains. Pour résumer, notre boulot est de surveiller les frontières, de venir en aide aux migrants s’ils sont en danger et de les renvoyer dans leur pays s’ils n’ont pas le droit d’asile en Europe. Un autre volet important, c’est de recueillir des informations sur les passeurs, les routes qu’ils utilisent, les connexions qu’ils ont, etc. Il ne faut pas oublier que les personnes qui font monter les migrants dans des bateaux ou qui leur font traverser une rivière ne sont pas des enfants de chœur. Le trafic d’êtres humains rapporte énormément d’argent, bien plus que le trafic de drogues. Le problème, c’est que pour l’instant, la justice arrête les petites mains pendant que les chefs des réseaux se la coulent douce à Dubaï en comptant leurs billets”, poursuit-elle.

Pour rappel, les officiers ont un pouvoir exécutif lorsqu'ils sont impliqués dans l'enregistrement des migrants : prise d'empreintes digitales, screening (pour établir nationalité des migrants) et vérification des documents d'identité. En outre, ils ne peuvent délivrer de décisions relatives à l’asile puisqu'il s'agit d'un pouvoir régalien.

Renvoyés en Turquie sur des bateaux

Dans la région d’Evros, contrairement aux îles grecques, les agents de Frontex ne sont pas en contact avec les migrants et donc pas habilités à collecter des informations sur le trafic d’êtres humains. Laissé entre les mains des autorités grecques, l’enregistrement (et partant, le screening et l’interview) des migrants qui parviennent à entrer dans l’espace Schengen n'y semble pas garanti.

À ce sujet, deux rapports, publiés en décembre 2018 - l'un par Humans Rights Watch et l’autre par le Greek Council for Refugees (GCR), Human Rights 360 et l’Association for the Social Support of Youth - sont glaçants. Confiscation de biens (“ils jettent nos téléphones dans la rivière”, “ils ont confisqué le lait artificiel pour notre bébé”, “il a déchiré mon certificat de naissance devant moi”) et de vêtements, privation de nourriture et parfois d’eau, fouilles corporelles, violences physiques et verbales… Comble du comble : les migrants seraient reconduits de l’autre côté de la rivière Evros dans des embarcations pneumatiques.

Ces documents font état d’une pratique courante près de la rivière : le push-back, c’est-à-dire le refoulement des personnes qui franchissent la frontière. Ces expulsions collectives (et illégales) obéissent à un modus operandi bien rôdé, à lire les nombreux témoignages récoltés par ces ONG. “La plupart des incidents partagent trois caractéristiques principales : arrestation par une patrouille de police locale, détention dans des commissariats ou des emplacements informels (entrepôts, gares abandonnées, etc.) proches de la frontière avec la Turquie et remise des migrants par les forces de l’ordre à du personnel non-identifié (dont le visage serait le plus souvent caché par une cagoule, NdlR) qui procède au push-back via la rivière Evros, parfois de manière violente”, décrit Human Rights Watch. Certaines personnes interrogées ont subi plusieurs push-backs avant d’être finalement enregistrées selon la procédure légale.

Les migrants ne sont pas photographiés, leurs empreintes digitales ne sont pas prises et les raisons de leur arrestation ne leur sont pas expliquées. Sans enregistrement, leur présence dans l’espace Schengen n’est pas attestée et il est donc impossible d’introduire une demande d’asile. Il est en revanche possible d’assurer qu’ils n’ont jamais un pied sur le sol européen.

Ces allégations sont remontées jusqu’au Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe et au Comité européen pour la prévention de la torture qui les ont jugées crédibles. Après une visite en Grèce en avril 2018, le Commissaire a par ailleurs souligné l’absence d’enquêtes sur ce genre de pratiques de la part des autorités grecques.

Des bateaux et des chaussures d’enfants

À Marasia, derrière le panneau jaune et rouge signalant le passage de trains à vapeur, un chemin de terre longe une forêt, qui borde l’Evros. Avec l’arrivée du printemps, des fleurs jaunes tapissent ses berges.

Il ne faut pas marcher bien loin pour découvrir les traces d’un spectacle qui suscite malaise et interrogations. À cent mètres de la gare, une paire de rames a été abandonnée.

Un peu plus loin, au bord de l’eau, un bateau gris et bleu est recouvert de feuilles mortes. L’inscription “Excursion 5” est écrite dessus en lettres capitales. Cinquante mètres après, un autre bateau jaune et vert se confond avec la couleur des fleurs.

De retour sur le chemin de terre, des taches de couleur attirent le regard. Ce sont des chaussures. En daim, celles d’un adulte, à côté d’un soutien-gorge et d’un jeans délavé. À côté, deux paires de basket appartiennent à des enfants. Les plus petites, bleues, sont une pointure 26. Leur ancien propriétaire doit avoir entre trois et cinq ans. Que lui est-il arrivé ? A-t-il été reconduit en Turquie ? Ses compagnons de route ont-ils été interrogés sur le trafic d’êtres humains dont ils ont été victimes ?

Confronté aux accusations de push-backs menés dans la région, le chef de la police élude d'abord la question et jure que les migrants interceptés sont pris en charge. Avant de finir par admettre que “nous avons reçu des informations sur les push-backs de la part des ONG”.

Pas suffisamment pour enquêter, comme recommandé par le Commissaire européen aux droits de l’homme et le Comité européen pour la prévention de la torture.



Nos épisodes




Épisode 1 :

À la frontière polono-ukrainienne

Chapitre 1


Épisode 2 :

À la frontière gréco-turque

Chapitre 1


Épisode 3 : À découvrir le mercredi 17

À la frontière serbo-hongroise

Chapitre 3