Pour vivre, vivons cachés

Le Sénégal fait figure de bon élève lorsque l'on aborde les droits humains.
Mais la répression pénale et la condamnation sociale dont sont victimes
les homosexuels révèlent la face cachée de la "terranga",
l'accueil et la tolérance, chère au pays.

© Johanna de Tessieres

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Du dehors, on ne pourrait soupçonner âme qui vive dans cet appartement de Dakar. Plusieurs coups sont frappés sur la porte. Elle résiste puis s’entrouvre quelques secondes plus tard. Une fois à l’intérieur, c’est le silence qui, le premier, répond. Dans la pénombre, trois hommes sont allongés dans les larges fauteuils de cuir beige, fixant d’un regard peu intéressé l’écran de télévision qui leur fait face. Deux autres ont posé un matelas sur le sol du bureau transformé en chambre de fortune et y cherchent le sommeil alors qu'un dernier sort de la salle de bain, une serviette nouée autour de la taille. "Nous n’avons pas l’habitude de recevoir du monde", s’excuse Thomas. Sept hommes sont, depuis une dizaine de jours, cachés dans cet appartement de la capitale sénégalaise.

"Etre gay, ça ne me plait pas. En plus de mon métier, je pense avoir perdu définitivement ma famille.
C'est ça le plus douloureux. Ici, on tourne en rond, on n'a aucun recul pour comprendre ce qui nous arrive et faire le point sur nos vies.
Ma priorité, c'est de partir, sinon, je vais devenir fou. Pour ma famille, ce serait désastreux que je revienne : elle serait stigmatisée. Comme elle m'a stigmatisée...", commente Coly dans la pénombre de cet appartement de Dakar.


Leur vie est désormais rythmée par les angoisses :
celle de voir débarquer ceux qui voudraient les lyncher ;
celle de ne savoir ce dont demain sera fait.


"Je préférerais disparaître. Mourir. C’est mieux que cette souffrance", confie Khalil, la voix nouée. Ces hommes sont homosexuels. Rien de répréhensible, a priori. Sauf qu’ils ont été accusés d’ "acte contre-nature", pénalement condamnable en cas de flagrant délit.
"Nous avons participé à un anniversaire", entame l’un d’eux, las. Aucune charge n’a finalement été retenue contre eux. Mais la vérité juridique importe peu, dépassée par la justice du peuple. Battus par la police puis protégés par celle-ci de la vindicte populaire, traqués, ils ont finalement été exfiltrés par Diouf depuis leur ville d’origine. "Entre deux maux, on préfère que la police nous trouve plutôt que nos concitoyens", admet, fatigué, cette figure tantôt gaie tantôt grave de la défense des droits des minorités sexuelles, passée par la case prison pour des accusations similaires. en 2008.

© Johanna de Tessieres


Mohamed est caché dans un appartement de Dakar après que la police l’aie accusé d’avoir organisé un mariage. C’était un anniversaire. “Alors que la foule attendait pour nous lyncher, j’ai imaginé ce que ma mère endurait. J’ai éprouvé une grande tristesse”, se souvient-il.

L'histoire des "11 de Kaolack" a fait grand bruit. Les médias qui s’étaient procuré des images de leurs visages filmés par les forces de l’ordre se sont déchaînés, enclenchant une spirale infernale. Le peuple s’en est mêlé. Les leaders religieux y sont allés de leurs messages indignés dans la presse et dans leurs prêches:


“Le mal est en train d’arriver. Il faut lui casser les pieds,
lui couper la tête et le vider de ses entrailles”,
a ainsi déclaré l’imam de la ville religieuse.


Ce genre d’événement n’est pas isolé. Il est symptomatique de l’insécurité dans laquelle vivent la très grande majorité des LGBT (Lesbiennes, Gays, Bisexuels, Transgenres) et des violations récurrentes de leurs droits les plus élémentaires, particulièrement depuis le "seuil critique d'homophobie" atteint en 2008 et qui persiste jusqu’à ce jour. "Etre homo, c’est vivre avec un secret. La seule échéance se résume en une question : quand va-t-il être découvert ?", chuchote Sow depuis la terrasse d’un café faisant face à la mosquée dont il est le muezzin.

© Johanna de Tessieres

"Depuis l'arrestation, tout le monde m'a rejeté. Je n'ai plus de famille, plus de travail.
Mon magasin a été saccagé.
Dieu a décidé cela pour moi, c'est mon destin, je dois l'accepter."


Et pourtant, "jusqu'à la colonisation, les homosexuels étaient reconnus par le rôle qu'ils jouaient dans les cérémonies familiales, mariages, baptême et étaient à ce titre tolérés par la société. Ils avaient même un certain statut !", explique Abo Backry, président de l'association de défense des droits humains Raddho.


On les appelait les "boromnia itur "ceux qui ont deux noms",
celui d'homme et de femme, moins stigmatisant que le néo "gordigueen"


La pénalisation de l’acte-contre nature est une réminiscence de la période coloniale. Ce lien entre l’ancienne colonie et métropole n’est pas distendu et est même amplifié par ce que l’imam Kantee, que l'on compte parmi les progressistes, dénome la "mondialisation de la morale". C’est justement l’image que renvoie l’occident de l’homosexualité, vécue de manière libre, qui heurte la population sénégalaise. "L’influence de l’Europe, le mariage pour tous, cela nourrit les imaginaires et tend à provoquer, au Sénégal, des réactions de repli", explique l'imam de la mosquée du Point E, élégamment vêtu d’une robe blanche et dont le regard est aussi clair que les idées. Les gays sont perçus comme des chevaux de Troie, comme autant de tentatives de l’occident d’imposer ses valeurs. Ainsi, chaque pas fait en faveur de plus de tolérance envers les homosexuels est considéré comme la "porte ouverte à toute les dépravations".


Plus ils se voient octroyer des droits là bas,
plus ils sont discriminés et forcés à l'anonymat ici",
résume Sow.


"L'homosexualité n’est pourtant pas inhérente à une population, une communauté ou un groupe ethnique. Elle n’a aucun lien avec les valeurs ou la religion", souligne d’un ton emprunt d’ironie Djamil Bangora, président affable et sans concession de Prudence, seule association LGBT reconnue comme telle.

" Etre homo, c'est vivre avec un secret. La seule
échéance se résume en une question :
quand cela va-t-il être découvert ?"

© Johanna de Tessieres

Ce matin-là, à Pikine, une jeune femme s’enfuit, chassée par la clameur publique. Elle a des piercings et porte une casquette. Ce matin-là, entre chien et loup, un jeune homme quitte le foyer duquel il a été jeté à coups de menace de mort pour avoir parlé plus tendrement qu’il ne le faudrait à un garçon. Ce matin-là, Junior se réfugie dans les locaux de Prudence, le visage tuméfié, la lèvre ouverte, le bras cassé. La veille, dans un bar de la capitale, il portait un jeans serré. Ce matin-là, Nadim et ses amis ont décidé qu’ils ne sortiraient pas. Le cas de Kaoloack les expose au danger. Ce matin là est un matin comme beaucoup d’autres, à Pikine, Dakar, Mbour ou Touba. "La condamnation sociale se base sur tant de petites choses insignifiantes, sur des vêtements, une attitude, des on-dit", regrette Ndeye Kebe, figure charismatique de la lutte pour les droits humains et ceux de la femme en particulier.

© Johanna de Tessieres

Entre ses doigts sans fin, Diarra porte une énième cigarette à ses lèvres. La chambre de Yassine,
où se disputent coussins et peluches, chapeaux et sacs, photos et posters, devient rapidement un bocal de fumée aux effluves de bière.
A l'image de la fumée qu’elles expirent, ce sont les mots qu’elles soufflent à pleins poumons
et à gorges déployées dans une cacophonie libératrice.
"Mes parents me demandent pourquoi je ne ramène pas d’homme. Je nie, évidemment. Mais le mariage hétérosexuel est le prix de la liberté".



"Les discours sont extrêmement hostiles. Mais les actes violents sont rares. La société reste assez tolérante", tempère Seydi Gassama, président de la section sénégalaise d'Amnesty. Tolérante… tant que l’homosexualité se vit cachée et qu'on ne la nomme pas. On peut expliquer ce devoir de réserve par la "Sutura". Elle signifie "discrétion" en wolof et porte en haute estime le fait de ne pas attirer l’attention sur sa personne et ses activités. Cette valeur garantit une forme de vie privée toutefois dépourvue d’espace privé. "L’homosexualité est acceptée si les gays assurent la continuité de leur lignée. Elle ne l’est pas si on résonne en termes de mariage et d’acquisition de droits", résume en pesant chaque mot Thomas, activiste de la première heure. Il conforte l’assertion de l’ex-président Wade selon qui le "Sénégal n’est pas prêt à la légalisation de l’homosexualité". Dès lors, comme tant d’autre, Babacar "n’admettra jamais être gay. C’est inconcevable pour ma famille. Je mènerai une double vie : j’aurai une femme et un mari", réagit le jeune couturier, ouvrant les yeux grands comme des soucoupes alors que ses amis poursuivent leurs pas de danse endiablés sur les rythmes que crache la vieille stéréo de la chambre de Nadim.

Assis sur la terrasse de son appartement alors que la soirée hivernale offre un inhabituel vent chaud, Diouf plonge son regard dans les yeux de ses interlocuteurs.


"On est en train d'éduquer les Sénégalais à devenir des menteurs auprès de leur propre famille",
enrage celui qui a perdu la sienne à cause de son orientation sexuelle.


"Mieux vaut tout perdre plutôt que sa famille. Les enjeux dépassent notre seule personne", poursuit d'une voix chevrotante Ousmane, membre cadre de l'association AIDES. Cette famille est par ailleurs souvent la source unique de revenus. Parfois, elle est celle qui protège. C’est le cas de Yassine : "Comment une mère peut-elle ignorer ce qu’est son enfant ?", interroge faussement ce petit bout de femme dynamique aux ongles colorés. Ou encore de ces familles qui acceptent que leur enfant revienne, après une délicate médiation et à la condition qu'il se repente.

Dans d’autres cas, c’est elle qui dénonce, rejette et condamne. "Une fois que c’est public, vous devenez la cause de tous les maux", regrette "maman Kebe", dont l'appartement est un refuge pour beaucoup. La famille elle-même est stigmatisée si elle revendique son soutien. Arona, aîné d’une fratrie dont il a la responsabilité financière, a donc décidé de se taire pour "la protéger", murmure l’imposant mais timide bonhomme engoncé malgré la chaleur dans un blouson de cuir noir, droit comme un "i" sur sa chaise en plastique.

" Mieux vaut tout perdre plutôt que sa famille.
C'est cela qui bloque la majeure partie des gays à
assumer leur orientation sexuelle ouvertement.
Parce que les enjeux dépassent sa seule personne."

© Johanna de Tessieres

UNE QUESTION DE DROITS HUMAINS

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Le constat dressé par Thomas est clair : "Plus nous sommes visibles, plus la société juge qu'on l’offense, plus la propagande à notre encontre augmente". Les campagnes répétées qui visent à mettre les homosexuels au ban de la société leur dénient la qualité de citoyens que leur reconnaît la Constitution et en fait des citoyens de seconde zone. De plus, lorsqu’un homosexuel est victime d’agression, sa seule plainte est susceptible de le faire passer du statut de victime à celui de suspect.


"Tant qu’ils se limitaient à jouer aux fous du roi, tout le monde semblait tolérant.
Aujourd’hui, ils veulent vivre leur identité sans se faire passer pour des clowns"


"Cette nouvelle forme de revendication de droits pose problème. Comme il est constant en Afrique de l'Ouest, le Sénégal stigmatise l’homosexualité. Mais en plus, il criminalise l’acte homosexuel, ce qui le place en retrait sur le plan du droit", commente le président d’Amnesty Sénégal.

Un simple soupçon expose quiconque à des violences physiques et morales, quand cette allégation ne mène pas au poste de police, voire à l’inculpation à la suite de "procès peu respectueux du droit international et discriminatoires, qui confondent l’acte et l’orientation sexuelle", souligne-t-il. Le respect de la vie privée et la présomption d’innocence sont toutes deux mises à mal. Fait étonnant, "personne n’a jamais été arrêté sur base de la loi qui pénalise l’acte contre-nature. Il ne s’agit que d’arrestations arbitraires basées sur des rumeurs", s’insurge Ndeye Kebe en réajustant le foulard brun tacheté de violet noué autour de sa tête. Si les arrestations sont nombreuses, elles sont donc rarement suivies d’inculpation.


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Elles (puisqu'elles se considèrent comme des femmes) sont 9 et se sont appelées les "crèmes glace",
"parce qu'elles sont appétissantes !". Elles se retrouvent régulièrement dans la chambre de Sow pour "faire des folies".
Les verres de thé sucré pris couché sur le lit, les moments de tendresse, servent d’intermèdes à leurs pas de danse endiablés,
sur les rythmes que crache la vieille stéréo. "Diaji est la meilleure danseuse". Quand elle s’y met, elle sort littéralement de sa réserve. "Tu as vu, elle est encore plus efféminée que moi ! ", souligne Sow avec le franc-parler qu’on lui connait.


La lutte n’est donc celle de plus de droits mais au respect des droits élémentaires. Souvent évoquée par ses détracteurs, la dépénalisation de l’acte homosexuel n’est pas revendiquée, dans l’immédiat, par la plus grande partie de la communauté LGBT. "Pour le moment, on se concentre sur le respect des droits au quotidien : comment aller travailler sans être agressé, ne pas être délogé, vivre dignement, mourir dignement" soulève Diouf, faisant référence au corps d’un homme, présenté comme homosexuel, exhumé à plusieurs reprises en 2009. "Le gouvernement ne peut pas ratifier les conventions pour les droits humains et arrêter des gens sans raison", insiste l’activiste dont le t-shirt près du corps dévoile les muscles saillants. "Les droits des LGBT n’existent pas. Il n’existe que des droits humains, appliqués à tous les citoyens", abonde Ndeye Kebe entre deux coups de téléphone.Les organisations de défense des droits humains sont plus prudentes. Selon elles, "la liberté d’expression ou de manifestation sont des droits fondamentaux. Mais leur exercice expose les homosexuels à la vindicte populaire". Cette visibilité accrue, M.Fall la voit comme un problème plutôt qu’une solution.


"Les associations posent le problème sur le plan des droits et des libertés
Mais cela favorise un changement de comportement, notamment une plus grande visibilité...
qui met en danger les gays. Qui les sort alors du pétrin ?",
s’inquiète ce travailleur social actif dans la prise en charge du VIH.


Le résultat de cette "psychose nationale" est de "faire disparaitre" les homosexuels de l’espace public, juge Abo Bacrky. Et "cet effacement, ce repli dans la clandestinité représente un risque pour la société entière". Car les questions de droits sont intimement liées à celles de la santé.

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UNE QUESTION DE SANTÉ PUBLIQUE

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Le Sénégal peut se venter d'avoir atteint un niveau planché de contamination au VIH-Sida (0,7%). Mais ce chiffre cache une réalité inquiétante : le taux de prévalence au sein des populations dites "clés", dont font partie les homosexuels, monte quant à lui à 21%. Les autorités ont dès lors mandaté les associations LGBT, officiellement actives dans le domaine de la santé, pour sensibiliser et accompagner ceux qu’elles participent à garder dans l’anonymat. Les homosexuels sont donc non seulement les bénéficiaires mais aussi les acteurs de la lutte contre le VIH-Sida et le rôle de ces derniers est largement reconnu par les autorités. Mais dans un climat tendu, les pairs éducateurs et les responsables d’associations sont eux aussi vulnérables, la loi réprimant les actes qui sont au coeur même de leur travail.

"La porte d’entrée est celle de la lutte contre le VIH mais en acceptant le vécu et l’hostilité à l’égard des homos comme un facteur de propagation du VIH. Quand ils sont discriminés, pourchassés, ils se cachent, n’ont plus accès au traitement, ne vont plus dans les centres de dépistages ou structures de prise en charge", constate Djibi Sow. "Il est primordial et urgent de créer un environnement moins stigmatisant, moins discriminant".


Les efforts consentis de concert par le monde politique,
associatif et religieux sont en
effet contrariés par le seul fait que le préservatif
puisse être utilisé comme élément à charge.


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Les associations organisent des séances de sensibilisation au VIH-Sida et des "causeries"
lors desquelles leurs membres peuvent parler en toute confiance leurs pratiques sexuelles.
"Ils ignorent la plupart des choses qu'il faut savoir pour éviter d'avoir des comportements à risque",
fait remarquer Ahmed, "pair éducateur".


"On ne peut faire mieux pour décourager la lutte contre le VIH”, disait déjà en 2009 Kine Camara, professeur de droit à l’université de Dakar et présidente de l’Association des femmes juristes sénégalaise. "On ne peut pas être encouragés la journée... et être bastonné, pour la même raison, la nuit. Ces personnes arrêtées, c'est nous qui les avons encouragées à sortir de l'ombre en faisant de la sensibilisation afin d’atteindre les objectifs fixés par le gouvernement. Il a sa part de responsabilité dans le fait qu'ils soient maintenant visibles", s’insurge Diouf, président de cette association. Cela a des conséquences immenses en terme de santé publique et ce, pour l'ensemble de la société.

En effet, si certains admettent leur bisexualité, d'autres se marient afin d'éloigner les soupçons. Dans les deux cas, "ils exposent leur femme, leurs enfants. Ceci à cause de notre attitude", regrette Djibi Sow. "Il est important qu'ils soient en sécurité pour se réunir et être sensibilisés. Pour cela, il faut que leurs droits soient respectés, qu'ils puissent se constituer en association", poursuit Seydi Gassama. Actuellement, on en compte une douzaine dans le pays mais elles peinent à parler d'une seule voix.


SUICIDE POLITIQUE

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Ce que les autorités donnent d’une main en organisant, discrètement, la réponse au VIH Sida, elles le reprennent de l’autre en pénalisant l’acte contre-nature. Cette schizophrénie tient de la logique politicienne. “Il est suicidaire de ne pas se déclarer contre l’homosexualité. Ne rien dire est une prise de position en sa faveur”, explique l’activiste et journaliste Thomas, sidéré par la réalité qu’il dénonce. Comme ce fut le cas cette semaine à l’approche du référendum constitutionnel de ce dimanche, chaque échéance électorale amplifie les prises de position hostiles des élus qui s’alignent sur celles des chefs ou associations religieuses, tétanisés par le risque de se les mettre à dos. La société, organisée en confréries religieuses, confère à celles-ci une influence considérable sur les fidèles, potentiels électeurs. "Les politiques ne prendront dès lors aucune mesure allant dans le sens de plus de respect des droits des homosexuels", commente Neela Goshal pour Human Rights Watch. “On a atteint un tel niveau de haine que dire la réalité sur les homos est inacceptable”, se désole Sow, professeur de développement personnel à l’université de Dakar.


© Johanna de Tessieres


Sow et ses amis tentent de ne pas faire de vague, comme lors de cette balade au soleil couchant sur la corniche de Dakar. Le groupe d’amis attirait tout de même les regards -souvent désaprobateurs- sans pour autant essuyer de remarque.

LE POIDS DE LA RELIGION

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Le Sénégal offre un modèle de coexistence pacifique du point de vue religieux et ethnique. La “Terranga”, la tolérence et l’hospitalité, est cependant "mise à mal par des acteurs qui se sont positionnés sur l’échiquier politique sous couvert du rideau de la religion", analyse Abo Backry. Dans les rangs des homophobes, le rejet est utilisé dans un rapport binaire:


"Le pouvoir libère les homosexuels et enferme les imams", répètent les plus conservateurs
(en référence à ces imams accusés de tenir des discours proches des milieux islamistes)


"La lutte contre les homosexuels est instrumentalisée pour remettre en cause le caractère laïque et démocratique de la République", tonne l’activiste des droits humains. Mais "dans un Etat laïque, la réponse de la religion a ses limites. Certains semblent l’oublier",
constate l’imam Kante.

Dans leur sillage, ils amènent une partie importante de l’opinion publique, nourrie par de "fausses croyances" : serrer la main d’un gay, marcher derrière lui ou l’avoir dans son foyer “porte malheur”. "Il n'est pas difficile d'endoctriner les gens peu éduqués et à la culture citoyenne faible en utilisant la fibre religieuse et de leur faire croire que l'on est en train de dévier vers ce qu'ils appellent une société de perversion", analyse Abo Backry.

Dans un pays à 95% musulman, il n'est pas surprenant de rencontrer de nombreux homosexuels se réclamant de l'islam. Si leur foi leur permet de tenir malgré les injustices, ils trébuchent sur la religion, utilisée –par eux comme par leurs détracteurs- pour justifier les discriminations qu’ils subissent.

© Johanna de Tessieres

"Je suis Sénégalais, musulman et homosexuel. Ca en gêne certains mais c'est la réalité."


"La position de l’islam est catégorique et est celle des autres religions monothéistes,
éclaire l’imam Kante. L’acte homosexuel est une transgression de la morale sexuelle islamique et est donc
rejeté par le Coran", éclaire l’imam Kante depuis la mosquée du Point E où il officie.


"Leur choix ne me regarde pas mais je répond à ceux qui m’interroge qu’ils doivent revenir à une vie compatible avec le religieux", poursuit Sow, muezzin de cette même mosquée.

© Johanna de Tessieres

L'Imam Kante, qui exerce à la mosquée du Point E de Dakar, fait partie de cette "race d'imams rebels",
qui opposent aux discours de rejet et d'incitation à la haine portés par les plus radicaux celui d'un débat rationnel et d'ouverture.


Tous deux comptent parmi cette "race d’imams rebelles" qui se positionnent ouvertement contre l’homophobie. Ces "leaders progressistes" ont cependant encore besoin de réunir derrière eux une "masse critique" pour s’afficher davantage et, peut-être, renverser la vapeur. "La limite de ce réseau d’imam, c’est de parler de l’homosexualité sous l’aspect de la santé et des conséquences de l’homophobie, de la stigmatisation et des discriminations dont les gays sont victimes", explique Djibi Sow. "L’homosexuel est un humain et rien ne justifie les discrimination, encore moins les appels à la haine et à la violence, défend fermement l’imam Kante. En tant que leader d’opinion, j’ai un rôle à jouer en terme de sensibilisation et de santé publique, celle d’une orientation pédagogique". Voilà qui contraste avec les discours de leaders religieux radicaux qui occupent tout l’espace médiatique.

"Quand on leur explique les risques auxquels nous sommes exposés, ils se montrent compréhensifs. On sort de l’idée selon laquelle nous ternissons l’image de la société et de la religion", ajoute Jean, activiste de l’ombre. Le changement des mentalités est cependant une lutte de longue haleine, en témoignent les dires de l’imam Kante selon qui "on ne peut laisser faire tout et n’importe quoi au nom de la liberté : on ne veut pas que nos jeunes soient exposés car ils pourraient être influencés".


Malgré sa position d’ouverture, il limite l’homosexualité à une pratique sexuelle
choisie et la positionne sur une échelle de valeurs,
déconnectée de son caractère identitaire et sentimentale.


© Johanna de Tessieres

UNE SPIRALE MÉDIATIQUE

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"Avec la montée du conservatisme religieux, la société sénégalaise devient de plus en plus intolérante et hypocrite" assène Tidiane Kassé, journaliste. Les médias sont incessamment cités comme des acteurs clés dans la cristallisation du rejet et l'amplification de l’homophobie tant ils font le jeu des plus radicaux. "La manoeuvre est connue : un fait d'actualité susceptible de déclencher la vindicte populaire est sélectionné, une cible est désignée en l'accusant de mener des actions contraires à l'islam et aux valeurs morales ou de copier les perversions des sociétés occidentales. Ces mêmes islamistes manipulent les médias pour se rendre visibles comme défenseurs de la foi et de l'ordre moral (le leur) et présenter l'Etat comme faible ou complice", explique Tidiane Kassé. Il résume ainsi le jeu d'influence qui renforce l’homophobie et pointe les acteurs clés dans la cristallisation du rejet des LGBT. L’homosexualité est tantôt un acte criminel, tantôt une perversion qu’il convient de soigner, tantôt une insulte envers la société.La question de l’homosexualité est donc principalement traitée du point de vue moral et religieux, sur un ton souvent érotisant.


"La manière dont on délivre les messages heurte les sensibilités.
Les médias jouent un rôle existentiel : ils exagèrent le trait, inventent des faits dans une logique marchande
: l’homosexualité est vendeuse !"
, explique Thomas.


Et ils ne veulent pas être accusés de tendre le micro à ceux qui en ferait la promotion. "Avec le phénomène médiatique et les mass media, la nébuleuse devient visible. Le problème, c’est que les médias ne sont pas bien utilisés, les sujets sont débattus sans éthique ni déontologie, mises de côté pour répondre à ce que la population attend", abonde Sow. "Il suffit d’ouvrir un journal pour constater combien la population est friande de faits divers et de moeurs", fait remarquer avec consternation l’imam Kante.

"Il faut dépassionner le débat et apporter un discours alternatif et rationnel, qui se base sur les faits et le droit", explique Djamil. Les grandes figures militantes s’accordent sur ce point et demande qu’on leur donne la parole. Jusqu’ici, cela leur a été très peu accordé. Les débats sont peu contradictoires et, lorsque les membres de la communauté sont invités à s’exprimer, ils "se retrouvent dans la cage aux lions, les dés sont pipés", commente Thomas, récemment évincé de la rédaction en chef d’un média pour son orientation sexuelle. C’est dire si la publication, en janvier dernier, d’une partie de leur communiqué de presse suite à l’ "affaire de Kaolack" a été vécue comme une petite victoire. A peine savourée. En toute discrétion.

Pour vivre, vivons cachés, soutiennent la plupart, en ce compris certains leaders associatifs. "Une société n'est jamais prête au changement, ce n’est pas pour cela que l’on doit cesser de ce battre pour faire bouger les lignes", sourit Thomas. Malgré sa situation précaire, Mohamed n'est pas près de lâcher : ce trentenaire continuera la lutte, "quoi qu'il (lui) en coute". Il retournera à Kaolack, dès que "les choses se seront calmées" afin de dépister les membres de l’association dont il est membre. "Si je ne le fais pas, je deviens inutile à ma propre société."
"On nous répète l’importance de ne pas gêner, dit-il, le visage enfoncé dans le cadre de la fenêtre de cet appartement de Dakar. Il souffle la fumée de sa cigarette, respire profondément l’air du dehors et ponctue, résolu : "On va lutter pour que ce soit la société qui ne nous heurte plus".

2016 - LaLibre Dossier - Être homosexuel au Sénégal