Chapitre I


Grande et petites histoires de
l'acier liégeois

C'est un enfant de 11 ans qui débarque en Belgique, de son Angleterre natale, en 1801. Son fabuleux destin lui est encore inconnu. En 1799, William, le père de John, un mécanicien, s'était installé à Verviers, capitale de l'industrie lainière, pour produire des machines à carder et à filer la laine. En 1807, la famille Cockerill emménage à Liège pour poursuivre ses activités, qui commencent à s'exporter à l'étranger.

A 18 ans, John dirige seul l'atelier de production de son père. William Cockerill cède ses activités à ses fils John et Charles James en 1813. Très vite, les deux frères ont une brillante idée. L'Angleterre a le monopole de la construction des machines à vapeur. Les Cockerill obtiennent le droit d'en produire aussi. Voilà qui fera d'eux des acteurs majeurs et mondiaux de la Révolution industrielle. Les premiers ateliers devenant trop petits, John et Charles James achètent à Guillaume Ier des Pays-Bas l'ancienne résidence d'été des princes-évêques de Liège : le château de Seraing. Nous sommes le 29 janvier 1817.

John Cockerill y installe des ateliers de construction pour machines à vapeur, une filature puis sa première usine sidérurgique intégrée qui lui fournira l'acier dont il a besoin pour fabriquer ses machines. Un haut-fourneau à coke, le premier du genre en Belgique, est mis à feu en 1826. Cockerill y ajoute des fonderies, forges, laminoirs et ateliers de construction mécanique. En 1834, il se lance avec succès dans la production de locomotives et de rails. Il innove sur le plan technologique et a une conception moderne de l'entreprise. Dans un livre de 1847 ("Description de l'établissement John Cockerill à Seraing"),
on peut lire :

"L'établissement de Seraing, où le travail est libre et intelligent, est un modèle accompli, sous le rapport de l'organisation, de l'ordre et de la régularité qui y règnent jusque dans les moindres détails. Les ateliers sont vastes, bien aérés et sains ; hommes et machines s'y meuvent à l'aise, et l'ouvrier n'y est pas réduit à vivre dans cette atmosphère corrompue, pernicieuse qui, dans un grand nombre d'établissements industriels, exerce sur sa santé une déplorable influence".

Excellent entrepreneur mais piètre comptable, John Cockerill fait faillite après le crise financière de 1838. Il part à l'Est chercher des financements et n'en reviendra jamais : il meurt à Varsovie dans des circonstances peu claires le 19 juin 1840 à l'âge de 49 ans, emporté par la fièvre typhoïde, dit-on. Son corps est embaumé et inhumé sur place. En 1867, sa dépouille est rapatriée à Seraing et placée dans un caveau du cimetière.

En 1947, en présence du Régent, on transfère ses cendres sous la statue de bronze érigée en son honneur, en 1871, devant l’hôtel de ville. John Cockerill laisse un formidable héritage industriel et un nom, pour toujours indissociable de la sidérurgie et de la métallurgie liégeoises. Il aura concouru à faire de notre pays la deuxième puissance économique au monde.

La statue et la tombe de John Cockerill, mécanicien et industriel anglais de génie qui fit la fortune de la région, trônent devant l'hôtel de ville de Seraing.

Photo: Johanna de Tessières







Le 29 janvier 1817, John Cockerill et son frère achètent le château de Seraing et y installent leurs ateliers. Cet acte est le point de départ de la Révolution industrielle en région liégeoise.

Photo: Bruno Fahy

Vue d'un terril, vestige de l'exploitation minière à Seraing, la ville et ses usines se dévoilent en bord de Meuse.

Photo: Johanna de Tessières

La sidérurgie liégeoise en quelques dates-clé


1842 : Après la mort de John Cockerill, les banques et l'Etat belge ont pris la main sur ses affaires. Création de la Société anonyme John Cockerill, qui, quelques années plus tard, est la plus puissante entreprise au monde. On y exploite le fer et le charbon ; on y fabrique de l'acier et des machines.

1914 : Après des décennies d'expansion et de modernisation de ses activités, la société connaît un brutal coup d'arrêt avec la guerre. L'occupant démantèle les outils ; certains sont expédiés en Allemagne.

Dans les années 1950-1960, la SA Cockerill créée un pôle industriel liégeois en achetant plusieurs entreprises sidérurgiques et minières locales.

En 1981, c'est la fusion des bassins sidérurgiques liégeois et carolo avec le rachat de Hainaut-Sambre. Le nouveau nom de l'entreprise est Cockerill-Sambre. L'Etat belge détient 80% du capital.

Entre 1983 et 1985, Jean Gandois, un capitaine d'industrie français, réorganise drastiquement Cockerill-Sambre car les affaires vont très mal.

En 1988, la gestion de Cockerill-Sambre est confiée à la Région wallonne.

1998 est l'année de la privatisation complète de Cockerill-Sambre, intégrée au groupe français Usinor.

En 2002, Usinor fusionne avec l'espagnol Aceralia et le luxembourgeois Arbed pour former Arcelor.

En 2006, le groupe indien Mittal Steel Company lance une offre publique d'achat hostile sur Arcelor et constitue le groupe ArcelorMittal.

En 2011, Mittal ferme définitivement la phase à chaud liégeoise.

En 2013, le groupe ferme plusieurs usines de la phase à froid et il ne conserve à terme que 1000 travailleurs dans le bassin liégeois.



Les années Gandois


Avec la crise économique de 1973, la sidérurgie wallonne accuse un coup sévère. Au début des années 80, pour éviter la faillite, le gouvernement belge la renfloue à coups de milliards de francs belges, en pure perte. Malgré plusieurs plans visant à un redressement, Cockerill-Sambre reste un gouffre financier. En 1983, on appelle alors à la rescousse un vieux briscard de l'industrie française, Jean Gandois, pour élaborer un nouveau plan industriel visant sauver Cockerill. Il s'exécutera mais ne fera pas dans la dentelle. Le plan Gandois supprime près de la moitié des outils et du personnel, recentre les activités vers des produits rentables. Sa mise en œuvre est difficile, émaillée d'innombrables grèves. Si le Plan Gandois ne suffit pas à remettre la sidérurgie wallonne sur les rails, il aura au moins aidé à prolonger son existence. En 1987, Jean Gandois est nommé président de Cockerill-Sambre, qu'il va s'attacher à dépolitiser. L'année suivante, l'entreprise renoue enfin avec des résultats positifs même si cela ne durera pas. Jean Gandois quittera l'entreprise en 1999. Il restera aussi dans les mémoires liégeoises pour avoir suggéré la vente de Cockerill-Sambre au groupe français Usinor et pour avoir prédit à la télévision, en 1984, la fin de la phase à chaud wallonne dans les vingt ans.

Les années Mittal


En 2006, le groupe sidérurgique indien Mittal Steel Company lance une offre publique d'achat hostile et surprise sur Arcelor, alors propriétaire de la sidérurgie belge. Faisant face à de grosses difficultés financières, Arcelor avait décidé de la fin de la phase à chaud dans les bassins de Liège et de Charleroi. La mort des deux hauts-fourneaux liégeois, mis à l'arrêt, était programmée pour 2005 et 2009. Mais voilà que Lakshmi Mittal, au départ favorable à ces fermetures, change d'avis. Le magnat de l'acier, désormais à la tête du plus puissant groupe sidérurgique au monde, ArcelorMittal, annonce en 2007 la relance des hauts-fourneaux liégeois. Ce sera chose faite pour le HF6 de Seraing en février 2008. La joie sera de courte durée car la crise financière éclate quelques mois plus tard. Le HF6 est arrêté pour trois mois. Il ne sera jamais relancé. Le 12 octobre 2011, ArcelorMittal annonce la fin définitive de la sidérurgie à chaud à Liège. Le 24 janvier 2013, ce sont sept usines de la phase à froid qu'il fait fermer. Mittal le sauveur s'est transformé en Mittal le tueur. Plus de 2000 emplois ont été ainsi supprimés en deux ans. ArcelorMittal n'emploie plus aujourd'hui à Liège que 1200 personnes.

Les métallos liégeois : un caractère bien trempé

En règle générale, les sidérurgistes tirent une immense fierté de leur métier, de leur savoir-faire, celui des Liégeois n'étant plus à démontrer. Ce qui caractérise plus particulièrement le métallo liégeois, c'est son côté frondeur. Dans la phase à chaud, il s'est par exemple manifesté par une réticence très nette à adopter les équipements de sécurité qui semblent pourtant les plus indispensables. Au haut-fourneau B d'Ougrée, les ouvriers travaillant au plus près du métal en fusion se sont battus contre le port du casque (peu confortable dans un environnement très chaud et risque qu'il tombe s'il n'y a pas de jugulaire), privilégiant... le chapeau de feutre qu'ils portaient depuis longtemps et ne cédant qu'au milieu des années 1990. Toujours à la même époque, et après que Cockerill ait été racheté par Usinor, l'usine de Tilleur s'est mise en grève parce que le groupe français voulait imposer le port d'une tenue unique et du casque.

Les Liégeois ont toujours affiché une rivalité avec leurs homologues du bassin carolo et même d'un haut-fourneau liégeois à l'autre.

Le bassin liégeois, ce sont aussi d'innombrables grèves, parfois assorties d'actions très dures comme la séquestration de l'équipe de direction, et de manifestations, certaines ayant dégénéré en affrontements violents avec les forces de l'ordre.


Grèves, manifestations, actions parfois violentes, les métallos liégeois ont un caractère bien trempé.

Photo: Bruno Fahy

C'est toute l'histoire de la sidérurgie et de la métallurgie que l'on peut découvrir dans ce petit musée liégeois qui ne paie pas de mine mais qui abrite, entre autres, des pièces uniques comme le plus ancien fourneau du pays datant de 1693, le plus vieux laminoir conservé au monde, âgé de deux siècles, et une superbe collection de photos prises au cœur de la phase à chaud de la sidérurgie liégeoise.

Thierry Rommès, ancien métallo : "On était habité par le haut-fourneau"

Ses parents croyaient lui donner une bonne leçon, lui qui avait arrêté l'école un peu trop tôt à leur goût (des études artistiques pour devenir architecte, "ou quelque chose comme ça"), en l'envoyant accomplir à Cockerill une des plus basses besognes : pelleter du coke toute la journée dans une cave. Raté : cela a créé une passion dévorante, encore bien palpable aujourd'hui.

Thierry Rommès observe ce qui se passe dans cette usine et sa curiosité est aiguisée. Il apprend que l'on cherche des travailleurs pour le haut-fourneau 6 de Seraing. Il se forme à la chimie industrielle, condition sine qua non pour avoir le job et devenir chef de pause (son ambition), et il se fait engager en 1990 comme opérateur de haut-fourneau. Son arrivée au HF6 le frappe. "La chaleur : les routes de coulée (le canal où s'écoule la fonte, NdlR) ne sont pas couvertes et le rayonnement de la fonte en fusion à 1500 degrés est terrible", raconte-t-il. "On portait des sabots de bois. C'était une horreur; j'avais mal aux pieds. On m'avait enlevé la sangle de maintien derrière pour que je m'habitue."

Je hurle : "Sors-moi de là !"

Pendant deux ans, Thierry Rommès fait le manœuvre, histoire d'apprendre le métier à fond. "Ca se passe mal au début car les fondeurs savent que je vais devenir leur chef et ils m'en font baver. Ils me font travailler dix fois plus que les autres. Le travail était dur. J'en pleurais parfois le soir chez moi." Il se remémore une anecdote révélatrice. "On m'envoie nettoyer la route de coulée après le passage de la fonte en fusion. C'est intenable; on ne peut y rester que trois ou quatre minutes. Impossible d'en sortir seul car la route de coulée se trouve à plus d'un mètre de profondeur mais les fondeurs ne veulent pas m'aider. Mon pantalon est tellement chaud que, dès qu'il touche la peau, ça me brûle les poils. Je hurle : 'Sors-moi de là !' et les fondeurs me répondent en riant : 'Tu ne seras jamais un homme'."

Haut-fourniste, un métier de fou. "Ca gueule, ça frappe, ça casse. C'est un monde de brutes où on se dit les choses en face mais où on se réconcilie vite. J'adorais ces gens et j'avais confiance en eux. Ces hommes connaissaient parfaitement le fourneau. Ils vivaient leur travail; ils vivaient la fonte. Cet outil, il était à eux. Ils étaient habités par le fourneau. C'était un monde à part. Celui qui n'a pas vu ça ne peut pas comprendre."

"La peur, on l’a après, quand on est sorti de l’enfer "

Et le danger, toujours le danger, de l'intoxication sévère au monoxyde de carbone, aux blessures, brûlures et même à la mort, qui oblige les hommes à une solidarité totale en cas de catastrophe. "Le haut-fourneau, c'est un outil qui vit sa vie, qu'on ne peut pas arrêter comme ça. Quand il se refroidit (ce qui arrivait régulièrement), les routes de coulée débordent; la fonte va dans l'eau et ça explose de partout. Je me revois planqué derrière un pilastre pendant un quart d'heure parce que la fonte passait sur les côtés et que j'étais bloqué. J'attendais que ça se calme, traversé par la pensée que j'allais peut-être y rester. Il y a eu des morts dans de 'bêtes' accidents : un homme écrasé par une flèche de grue, un autre coupé en deux par une machine. La peur, on ne l'a pas pendant; on l'a après quand on est sorti de l'enfer. C'est là qu'on prend conscience du danger, qu'on se dit qu'on est passé tout prêt. Ce qui m'a le plus manqué en quittant ArcelorMittal en 2013 : l'adrénaline. Quand on sait qu'on ne retrouvera plus ces sensations, c'est dur", explique Thierry Rommès.

Des larmes à la mort du haut-fourneau 6

La fin de la phase à chaud liégeoise, en 2009, sera d'ailleurs un coup très rude pour beaucoup de métallos. "Quand je vois le nombre d'anciens collègues, des amis, qui ne se sont pas remis de la fin des hauts-fourneaux. Il y a eu quelques suicides... Aujourd'hui, certains ne parlent encore que de leur ancien travail. Ce qui était féerique, c'était de deviner ce qu'on était en train de fabriquer car on ne voyait pas ce qui se passait dans la cuve. On met des pierres dedans et il en ressort de l'or. On a eu des records mondiaux de production au haut-fourneau d'Ougrée (où Thierry Rommès a également travaillé, NdlR). On était à la pointe de la qualité et on en était fier. On travaillait tous pour ça." Le 16 décembre 2016, Thierry Rommès a assisté seul, sur l'autre rive de la Meuse, au dynamitage du HF6, dont il avait fait la dernière coulée le 26 avril 2005. "J'ai eu des larmes. Ils se sont vraiment foutus de notre gueule. La phase à chaud était viable. Techniquement et qualitativement, on était les meilleurs", dit-il, amer.

La fonte en fusion s'écoule au haut-fourneau 6 de Seraing, dans une chaleur intenable pour les ouvriers (2010)


Coulée de fonte au haut-fourneau 6 (2012)


Photo: Bruno Devoghel

Le 28 février 2007, le jour où Lakshmi Mittal est venu à Liège

Francis Degée a fait toute sa carrière dans la sidérurgie. Cet ingénieur physicien a tout d'abord travaillé comme chercheur, dès 1974. Il occupera ensuite les fonctions de chef de service du laminoir de Chertal (bassin de Liège), de directeur des ressources humaines du groupe Cockerill et de directeur du site d'Arcelor en Lorraine française. En 2008, il est nommé directeur des phases à froid et à chaud d'ArcelorMittal Liège avant de prendre sa pension en 2010. En 2007, il est chargé d'accueillir le magnat indien de l'acier, Lakshmi Mittal, tout nouveau propriétaire de la sidérurgie liégeoise, qui a décidé de visiter ses usines récemment acquises via une offre publique d'achat hostile et surprise sur le groupe européen Arcelor. La visite devait être brève mais le grand patron restera le double du temps prévu. Il est reçu tout sourires par Elio Di Rupo, alors ministre-Président de la Région wallonne, et Jean-Claude Marcourt, ministre wallon de l'Economie et de l'Emploi. Et pour cause : Mittal est alors considéré comme le sauveur du bassin sidérurgique liégeois, mis en péril par Arcelor. Francis Degée raconte cette journée "tout à fait étonnante" du 28 février 2007.



Les autorités politiques wallonnes (ici, Elio Di Rupo et Jean-Claude Marcourt) ont déroulé le tapis rouge à Lakshmi Mittal pour sa venue à Liège en 2007. C'est que le nouveau patron de la sidérurgie belge était perçu comme un sauveur. La lune de miel ne va pas durer.

"La visite devait évidemment être préparée. Nous demandons au secrétaire de Lakshmi Mittal s'il a des souhaits particuliers pour le programme. Il nous répond : 'Non, montrez-lui ce qu'il y a à Liège'. On décide alors de lui montrer la phase à froid ainsi que le Centre de recherches car il représente notre avenir. La question du lieu de son accueil se pose. Finalement, ce sera dans une petite salle de l'usine Eurogal. C'est notre plus belle usine, celle qui marche le mieux."

"On ne va quand même pas le faire monter à pied !"

Deux ou trois jours avant sa venue, l'entourage de Mittal fait savoir qu'il souhaite un exposé sur les résultats, les caractéristiques techniques des phases à froid et à chaud. "Je prépare des slides et on répète la présentation la veille au soir. A 22h, je reçois un coup de fil du secrétaire qui me dit que Monsieur Mittal veut voir la phase à chaud. Je suis un peu embarrassé car il fallait changer le programme en dernière minute mais on arrange ça. Il n'ira pas au Centre de recherches et on va lui montrer le haut-fourneau B. Mais on apprend que le monte-charges du haut-fourneau est en panne. 'On ne va quand même pas le faire monter à pied, il va avoir une mauvaise image de nous !', nous disons-nous. Tant pis, nous optons pour une visite du site de Chertal. Je préviens à l'usine, où l'on balaye là où il va passer car rien n'était prévu. En soirée, je fais revenir des gens pour tout préparer."

Le jour J, Lakshmi Mittal débarque en jet privé à l'aéroport de Bierset. "C'était toute une affaire car, à l'époque, ça n'arrivait jamais. Et ce n'était pas un petit avion... L'heure de son arrivée a varié plusieurs fois. J'étais avec mon collègue de la phase à froid et le chauffeur pour l'accueillir. On l'installe à l'arrière de la voiture et mon collègue s'assied à côté de lui puisqu'on va parler de la phase à froid d'abord. Il lui explique tout le plan de la visite. La route n'est pas longue entre l'aéroport et Eurogal (15 minutes) mais, trois ou quatre fois, il veut me parler. Il me pose deux-trois questions sur la phase à chaud. Je réponds comme je peux (j'étais assis devant, côté passager, ce qui n'était pas très pratique pour mener une conversation) et je lui explique qu'on en reparlera plus tard."

La petite troupe arrive à Eurogal et fait son exposé. "Lakshmi Mittal pose beaucoup de questions techniques sur le chaud et il demande pourquoi la décision d'arrêter la phase à chaud a été prise par Arcelor (en janvier 2003, NdlR). 'Il va falloir que vous me réexpliquiez cela', dit-il. Je ne lui ai pas expliqué pourquoi mais j'ai dit qu'on n'était plus très performant car on avait un haut-fourneau arrêté. Sans cela, ça irait beaucoup mieux. Ensuite, il s'entretient avec les syndicats. On avait préparé cette rencontre pour lui montrer que la direction liégeoise travaillait avec les représentants du personnel, qu'il y avait une bonne entente entre eux."

"Un outil comme ça, je n'en ai pas dans mon groupe"

La visite du bassin liégeois se poursuit avec une ligne ou deux de la phase à froid et une rencontre avec des hommes politiques. "Ce n'est que vers 17h, en pleine heure de pointe, qu'on part pour Chertal. On a donc dû solliciter la police de Seraing qui est venue ouvrir la route. Je me suis assis à côté de lui dans la voiture et j'ai pu lui expliquer qu'on n'était pas si loin que ça de la mer (le groupe Mittal privilégie les sites sidérurgiques maritimes, NdlR). A Chertal, je vois bien qu'il est épaté par le Train à large bande (laminoir à chaud, NdlR). Il n'en revient pas de voir un outil pareil, qu'on allait fermer en plus. Il ne comprenait pas cette décision. Il dit : 'Un outil comme ça, je n'en ai pas dans mon groupe'. Evidemment, il n'avait que des vieilles usines. C'est sa tactique : racheter des vieilles usines et ne pas investir dedans. J'avais fait intervenir quelques cadres qui parlaient bien anglais. Mittal avait envie de parler avec les gens et il était enchanté."

L'heure tourne et le magnat indien doit reprendre son avion. "De sa propre initiative, il prend une demi-heure pour un petit conciliabule avec ses deux hauts responsables du groupe qui l'accompagnaient. Je vois qu'il pose des questions mais qu'il n'est pas satisfait des réponses. Je devine ce qu'il leur dit : il ne comprend pas pourquoi on arrête un tel outil."

Bernard Serin
Photo : BELGA/KRAKWOSKI

Le 28 févier 2008, un an jour pour jour après la venue de Mittal à Liège, le haut-fourneau 6 de Seraing est remis à feu lors d'une cérémonie en grande pompe.


Une grande fête puis la déconvenue

"Quelques mois plus tard", poursuit Francis Degée,  "il nous a demandé un budget de relance du haut-fourneau 6 et dans un délai très court. Il nous fait savoir que si on était capable de redémarrer le chaud dans les trois mois, il donnerait le feu vert à la relance. C'était une très heureuse surprise mais aussi un défi industriel et humain à relever : les travailleurs sont partis et il faut reprendre des gens qu'on avait recasés dans le froid. C'était impossible à faire mais on y est arrivé. On a travaillé jour et nuit. On était presque prêt en novembre 2007 mais il y a eu le problème des quotas de CO2. La demande de renouvellement pour ceux du haut-fourneau 6 qui avait été arrêté n'avait pas été introduite. Il fallait les racheter mais Mittal voulait qu'on les lui donne sinon, il ne le relançait pas. On a profité du bref retour de Guy Verhofstadt comme Premier ministre, qui a trouvé une solution."

Le 28 février 2008, pile un an après la visite de Mittal à Liège, le haut-fourneau 6 redémarre. Les métallos liégeois organisent une grande fête pour l'occasion. Mais la joie sera de courte durée. En octobre, la crise financière a éclaté et le haut-fourneau 6 est fermé pour trois mois. En janvier 2009, il s'éteint pour toujours. Il sera démoli le 16 décembre 2016.