La bannière étiolée

  • Par : Alain Lorfèvre

Un pays en bonne santé économique votera le 8 novembre. Mais les Américains croient l’inverse.

S’il est une leçon que l’on peut déjà tirer de la campagne présidentielle américaine, c’est que les Etats-Unis ont le blues. La percée de l’atypique et irrévérencieux Donald Trump, chez les Républicains, celle du radical Sanders, chez les Démocrates, témoignent d’une polarisation de la société et du mal-être profond des classes moyennes et populaires. Un récent sondage de l’institut Gallup indique que seul un adulte sur deux est encore fier d’être Américain. Ils étaient sept sur dix en 2003…

"Dans l’idée qu’ils se font d’eux-mêmes, ce sont eux - les ouvriers qualifiés, les chefs d’entreprise, les pères de famille - qui ont le plus donné au pays ces dernières années. Et aujourd’hui, ils ont l’impression de voir les étrangers, les féministes et les éternels apôtres du multiculturalisme envahir la politique et la société."L’analyse vaut pour les Etats-Unis comme pour le Royaume-Uni du Brexit. Elle a été écrite début septembre par une journaliste allemande, Hannah Beitzer, au lendemain de la victoire du parti populiste Alternative pour l’Allemagne lors d’élections régionales.

Sortie de crise

Aux Etats-Unis comme en Europe, le ressenti de l’électorat paraît en contradiction avec la réalité économique. Lors de sa première campagne, en 2008, porté par son slogan "Yes We Can", Barack Obama avait promis à ses concitoyens qu’ensemble ils pourraient redresser l’Amérique après la nouvelle "grande dépression" de 2008 et l’enlisement militaire des années Bush. Sur le papier, il a rempli son contrat.

Les Etats-Unis se sont désengagés d’Afghanistan et d’Irak; Oussama Ben Laden a été tué à la fin du premier mandat du président Obama. Mais l’organisation Etat islamique a pris la relève dans les ruines de Syrie et d’Irak. Des attentats frappent l’Europe et les Etats-Unis. La peur de l’ennemi intérieur subsiste. Les Américains l’ont encore ressentie le 17 septembre, après l’explosion d’une bombe à New York.

Sur le plan économique, le Census Bureau, l’équivalent de l’Office de statistiques, a confirmé mi-septembre la relance de l’économie américaine (lire pages 32-33). Le revenu moyen des ménages a augmenté en 2015, à hauteur de 5,2 % - la première hausse depuis 2007 - tandis que le taux de pauvreté a baissé de près de 15 % - un record depuis la fin des années 1960. Le nombre d’Américains bénéficiant d’une couverture sociale a augmenté.

Le revers des chiffres

Mais tout chiffre a son revers. Le "New York Times" précisait au lendemain de la publication des chiffres du Census que le revenu médian reste inférieur de 2,5 % à son niveau à la fin de l’ère Bill Clinton. Les plus de quarante ans ont l’âge de s’en souvenir. Selon le Census le taux de chômage national est en dessous des 5 % - un des plus bas des pays occidentaux. Mais pour l’institut Gallup, le non-emploi réel (le Census considère comme employée une personne ayant eu une prestation occasionnelle d’une heure) frôle les 10 %, notamment dans la "Rust Belt" ("Ceinture de la rouille") où les classes ouvrières et la classe moyenne ressentent ce que le prix Nobel d’économie Paul Krugman appelle la "grande divergence" : l’accroissement des inégalités de revenus et le déclassement social. Un adulte sur huit et 20% des moins de 18 ans vivent en-dessous du seuil de pauvreté.

Donald Trump proclame que l’insécurité n’a jamais été aussi élevée. Faux : le taux de criminalité a diminué de moitié depuis 1990. Mais vrai, aussi : le nombre de meurtres a bondi en 2015, retrouvant son niveau de 2008. Et ce sont ces crimes qui tournent en boucle dans les médias et sur les réseaux sociaux. Leur lecture est double : les Afro-Américains, en particulier, ont le sentiment d’être ciblés par une police de plus en plus militarisée. Ce qui a relancé les tensions raciales (pages 28-29) alors qu’on avait cru que l’élection de Barack Obama marquait l’avènement d’une société "post-raciale".

Défiance

Comme le souligne l’éditorialiste Roger Cohen, fort de ses visites de terrain, "loin des grandes métropoles, où résident les gagnants de la mondialisation, la majorité des gens reste désenchantée par les deux principaux partis politiques, mécontente de salaires qui stagnent, des inégalités croissantes, et ne se reconnaît pas dans les valeurs progressistes des villes".

Cette classe moyenne provinciale, majoritairement blanche, est qualifiée d’"étrangers sur leur terre" par la sociologue Arlie Hochschild dans un livre récent (1) parce qu’elle se sent trahie par les élites économiques et politiques. Elle a perdu ses repères suite à la mondialisation et pense être défavorisée au profit des "coupe-files" : les Afro-Américains, les immigrés, les homosexuels, les "assistés", alors qu’elle lutte au quotidien pour conserver ses acquis. C’est à ce courant "nativiste" que Donald Trump s’adresse lorsqu’il promet de "rendre à l’Amérique sa grandeur" ("Make America Great Again", son slogan).

La défiance des Américains envers leurs représentants et les élites est renforcée par la perte d’influence des médias traditionnels et le nouveau rôle dominant des réseaux sociaux (pages 22-23) dans un débat politique qui ne s’encombre plus de la vérité et de l’honnêteté intellectuelle (pages 24-25). L’opinion publique est plus polarisée et manipulée que jamais. Chacun n’écoute et ne lit plus que ceux qui lui ressemblent. Quel que soit le choix des électeurs, la bannière des Etats-Unis restera étiolée au lendemain du 8 novembre.

"Strangers in Their Own Land : Anger and Mourning on the American Right", Arlie Russell Hochschild, The New Press, 351 pages.

  • Par : Alain Lorfèvre