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CHAPITRE 4

Le Nord :
zone de non-droit

● Les filières, moins connues qu’au Sud et à l’Est du pays, bénéficient des mêmes complicités.
● Les acteurs sont toutefois différents.
● Plusieurs braconniers interrogés évoquent Boko Haram comme destinataire.

Au Nord et à l'Extrême-Nord du pays, le mode opératoire des réseaux de braconnage de proximité est plus ou moins similaire mais l'environnement et les acteurs sont radicalement différents. Le braconnage est moins important, quand il n'est pas le fait de bandes armées.

« Désormais, on considère qu'il n'existe plus que 600 éléphants à l'Extrême-Nord, et 200 à 300 éléphants au Nord, indique Paul Scholte, coordonnateur de programme gestion durable des forêts dans le bassin du Congo à la coopération allemande. Il y a quelques années, ils étaient encore 1200 à l'Extrême-Nord et 600 à 700 au Nord. Ils n'ont pas nécessairement été braconnés. Ils ont aussi migré vers des régions où la pression est moins forte, vers le Tchad ou vers l'Ouest. » Dans ces deux régions, il n'existe aucun inventaire faunique récent. Un comptage aérien et terrestre a été réalisé par le WCS mais les résultats se font attendre.

Selon plusieurs sources concordantes, le parc national de Bouba Ndjija aurait ainsi perdu tous ses éléphants. « A cause du massacre en 2013 par les Janjawid, tout le monde veut investir à Bouba Ndjija. On tente de sauver un mort alors qu'il y a deux autre mourants dans la zone : La Benoué et le Faro », explique Jean Paul Kevin Mbamba Mbamba, le conservateur du parc de La Benoué.

Par ailleurs, le trafic d'ivoire au Nord du Cameroun ne concerne pas seulement les défenses d'éléphants mais également les incisives d'hippopotames. En l'espace de 15 ans, la population d'hippopotames a diminué de moitié. Il ne resterait plus que 188 mammifères à La Benoué.

Une situation complexe

Les filières bénéficient des mêmes complicités, mais impliquent les orpailleurs, les villageois, les réfugiés et les bergers transhumants issus du Nigeria. Ils entrent – et parfois s'installent - dans les aires protégées pour exploiter l'or, cultiver, fabriquer du charbon de bois, se nourrir et faire paître leur troupeau.

« Tous ne braconnent pas l'éléphant mais le trafic d'ivoire ne se réalise pas sans leur assistance, poursuit Jean Paul Kevin Mbamba Mbamba. Ils s'entraident pour faire disparaître les aires protégées et créer des champs de patates et des mines d'or. Ils se partagent la position des éco-gardes, se monnaient la protection de milices. Les bergers donnent un bœuf aux orpailleurs en échange d'un peu d'or et sur chaque site, il y a un braconnier attitré dont le boulot est de chasser pour nourrir tout ce petit monde en viande de brousse. L'ivoire, évidemment, c'est à nouveau la cerise sur le gâteau. »

Au sein même des aires protégées, à l'image de Mba Mbororo (dans le parc national de Bouba Ndjija), se sont érigés de véritables centres urbains avec des marchés, des bars, des bordels.

Armes et munitions

Les munitions utilisées sont souvent des cartouches à éléphants confectionnées à la main par les braconniers, avec les moyens du bord.

La munition démontée montre l'usage de poudre de réemploi, issue de cartouches de fusil à grenaille (calibre 12 +), avec une balle en cuivre faite main. Elle est amorcée par le réemploi de l'amorce d'une cartouche d'une MAS 36.

L'éléphanteau retrouvé particulièrement amaigri, ne parvenait plus à se nourrir. Il avait été touché de trois balles de kalachnikov. Il a dû être abattu.

Quatre munitions de calibre 12, saisies après l'interpellation d'un braconnier. Elles ont été transformées par la refonte de la grenaille initiale et par le coulage en une seule balle. Ce type de munition est utilisé sur les éléphants mais également sur les hippopotames.

Un gris-gris avec des douilles de calibre à éléphant .458 WM et des cornes de Céphalophes de Grimm

L'interdiction d'importations de trophées de chasse dans l’Union européenne en provenance du Cameroun a eu un impact inattendu sur la lutte anti-braconnage. En effet, les aires protégées sont entourées de zones de chasse sportive pour empêcher une pénétration trop importante des villageois, des orpailleurs et des bergers.

« Disons que j'avais le droit de tirer trois éléphants par an, indique Patrick Leparc, garde de chasse indépendant. Ces trois éléphants me rapportaient grosso modo 50000 dollars. Sur ces 50000 dollars je dédiais 15000 dollars à la lutte anti-braconnage grâce à 12 anti-braconniers. Des braconniers, sur mes terres, c'est à moi de les chasser. Avant, un éléphant blessé, c'était donc mon problème. Mais depuis l'interdiction, plus personne ne vient chasser l'éléphant. Donc, ces 15000 dollars, je ne les investis plus dans la lutte anti-braconnage. Résultat, plus personne ne fait écran entre les aires protégées et les braconniers. On était les derniers défenseurs des pachydermes. C'est paradoxal, pas très politiquement correct mais c'est comme ça. C'est pas très bien vu pour les associations comme le WWF de bosser avec des gens comme nous mais je ne laisse pas trois ans aux éléphants du Cameroun pour disparaître si les garde-chasse s'en vont. »

Une partie de la taxe d'abattage (1500 dollars par éléphant) était également redistribuée aux villageois installés autour des aires protégées. Dans les faits, l'argent a souvent été détourné mais il s'agissait toutefois d'un moyen de pression considérable sur le braconnage de proximité.

Un désert d'initiatives

Si les acteurs sont connus, les filières le sont beaucoup moins qu'au Sud et à l'Est du pays. La région ne bénéficie d'aucune attention, aucune base de données ne permet d'identifier les braconniers - ou les commanditaires - et les PV de saisies sont tout simplement inexistants. Envolés.

Aucune filière n'a jamais été démantelée. Les arrestations sont rares ; les condamnations encore plus. « Les cas de substitutions sont notre plus grand problème », indique un anti-braconnier. « Nous devons faire des photos de chaque interpellé et les joindre à notre déclaration, avec récépissé que nous devons acheter au prix que décide l’interlocuteur pour nous assurer que ce sont bien ces personnes qui seront déférées, puis jugées. Quelques hères acceptent pour une misère de se faire condamner en première instance, puis de se faire libérer en appel. Nous devons toujours payer 5000 CFA par jour et par homme pour leur subsistance aux gendarmes qui les prennent en charge. Si les condamnés sont incarcérés nous négocions alors la durée de leur détention avec la prison et les autorités judiciaires auxquelles nous payons des pots de vin mensuellement pour que le concerné soit encore détenu sinon, il prend le large illico. »

Le MinFof doit être présent aux audiences pour représenter l'Etat en partie civile et chiffrer le préjudice - « c'est la loi » - mais l'anti-braconnier « ne l'y a jamais vu ». A Tcholliré, tout du moins.

Seuls les renseignements - obtenus auprès des villageois - ont permis aux acteurs de terrain de répertorier les routes empruntées par les trafiquants pour rejoindre le Nord du Nigeria. Plusieurs guide de chasse ont également interrogé les braconniers « à l'écart ». « Ils parlent de Boko Haram en tant que destinataire. Il est difficile pour nous de vérifier cette information mais je l'entends du Sud à l'Extrême-Nord du pays.»

De son côté, Ousmanou Moussa, le conservateur du parc national de Bouba Ndjija a identifié « l'axe Demsa-Gashiga et ensuite la route commerciale vers Barnaké. Mais Nagoundéré reste la plaque tournante ». Le village de Touboro (impliqué dans le braconnage) bénéficie également d'un axe privilégié vers le Nigeria (via Tcholliré, Reï-Bouba et Lagdo). Ces pistes sont notamment utilisées par Boko Haram pour la contrebande d'éthanol et de Tramadol entre le Nigeria, le Tchad et la Centrafrique. Antalgique puissant qui, trafiqué et à forte dose, donne une impression de surpuissance, le Tramadol a été utilisé pour stimuler les enfants soldats et les milices libyennes. « Le Faro, quand à lui, est situé à seulement quelques kilomètres de la frontière nigériane. »

A l'image du Sud et de l'Est du pays, l'ivoire est dissimulé dans de multiples cargaisons. Il n'est pas exclu que l'ivoire circule également grâce aux bergers transhumants, installés de parts et d'autres de la frontière. Munis de plusieurs cartes d'identité (nigeriane, tchadienne, camerounaise), ils traversent facilement les trois pays. Enfin, des trophées de chasse issus du Cameroun ont récemment été blanchis au Nigeria grâce à de faux certificats Cites.

Manque de moyens

En poste depuis fin 2013, Jean Paul Kevin Mbamba Mbamba (conservateur de la Benoué) n'a jamais saisi une seule pointe d'ivoire - là où les équipes de Lobéké (à l'Est) ont confisqué 66 défenses d'éléphants en un an. Les moyens sont dérisoires mais « les budgets ne sont pas le seul problème », indique Roger Fotso, du WCS. « Le budget national consacré à la lutte anti-braconnage a considérablement augmenté ces 5 dernières années. Le problème se situe davantage au niveau de la façon dont ces budgets sont dépensés. Il y a des fonctionnaires du ministère des forêts et de la faune comme les éco-gardes dont on n'a pas de nouvelles pendant six mois. Et pourtant, ils continuent à toucher leur salaire. Le ministère possède même deux ULM pour survoler les zones de braconnage... ils n'ont jamais quitté le sol. ».

Sur les 34 éco-gardes de La Bénoué, 15 seulement étaient sur le terrain en août 2015.

Patrick Leparc, garde-chasse indépendant, a surpris un braconnier armé d'un calibre 375 sur ses terres. Au lieu d'être jugé auprès d'un tribunal militaire*, celui-ci a été déféré devant un tribunal civil. « Dans son dossier, on avait inscrit qu'il était en possession d'un calibre 3,75 ou lieu de 375 », poursuit Patrick Leparc.

« La plupart du temps, les armes les plus importantes ne sont pas parmi les pièces à conviction, reprend un anti-braconnier. Elles sont remises en circulation. J’en ai déjà saisie une, à trois reprises. J’ai donc procédé à sa destruction par un tir (à la ficelle) avec obturation du canon et cela m’a valu une garde à vue de 24 heures pour « destruction de preuve ».Tout cela sans aucun document, bien évidemment. »

La filière « achat d’armes et de munitions » pour la chasse de ce type d’animal est simple : « des camerounais prennent langue avec des gens du voyage de nationalité française », indique l'anti-braconnier, car ceux-ci sont fréquemment détenteurs d’un permis de chasse facile à obtenir en France. Celles-ci sont alors expédiées par bateau (ordinairement dans les longerons de gros véhicules d’occasion). La conservation des dites armes par « les gens du voyage » ne saurait être contrôlée « car il est admis qu’ils aient une boite au lettre dans les communes pour tout domicile. »

Grâce à plusieurs caméras, Patrick Leparc a également filmé des braconniers sur ces terres au cours de leur expédition. Ces derniers, parfaitement identifiables, vivent dans le village de Mbé. « J'ai fourni la vidéo aux autorités. C'était en 2013 et ils courent toujours. »



* Au Cameroun, les armes de calibre supérieur à 300 sont considérées comme des armes de guerre




Video de braconniers au Nord Cameroun


Video de braconniers au Nord Cameroun par LaLibre.be


Les caméras sont installées près des salines artificielles. Elles enregistrent toutes les minutes. On aperçoit d'abord l'éléphant de tête, une femelle, blessée à la jambe. Il est 3h30. Plus tard - 7h du matin - on entrevoit le premier braconnier, un pisteur armé d'un calibre 458. Sur son dos, de la farine et quelques munitions. "Ils ont déjà tué d'autres éléphants juste avant parce que l'on peut voir l'un d'entre eux porter les défenses sur sa tête", explique Patrick Leparc. Le pisteur est suivi par un deuxième braconnier équipé d'un calibre 12 avec des chevrotines et des brenneke. "Il ne reste plus que 4 à 6 éléphants dans ce troupeau." Ensuite, vient le porteur. Son pantalon est trempé. "C'est parce qu'ils viennent de franchir le fleuve de la Benoué. Ils coupent la tête à la machette et à la hache et verse ensuite de l'essence sur la chaire pour la ramollir. Ça ne prend pas plus de 15 minutes. On n'a trouvé aucune trace des balles."

Source vidéo : Youtube - Last Days

2016 - Dossier L’ivoire de Boko Haram