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CHAPITRE 3

Les Bakas,
entre deux feux

● Certains Bakas sont recrutés par les trafiquants pour chasser l’éléphant et… par les éco-gardes pour pister les braconniers !
● Sous le feu d’AK47, les éco-gardes sont équipés d’une MAS36, rabibochée avec du ruban adhésif.

Ils errent du matin au soir le long des pistes forestières, ivres de whisky frelaté vendus en sachets. Semi-sédentarisés, les bakas occupent des constructions en dur mais pénètrent en forêt - de mongoulou en mongoulou (gourbis de branches tressées recouverts de feuilles de bananier et de fougères) - quelques semaines par an, au rythme des saisons de chasse, de pêche et de cueillette.

Exploités par les autres communautés bantou notamment ainsi que par l’industrie forestière pour cultiver le cacao, couper du bois, laver les tenues des éco-gardes ou vendre des beignets de haricots, les Bakas étaient autrefois considérés comme l'un des derniers peuples de chasseurs-cueilleurs d'Afrique".

Soumis à de nombreux changements sociaux, ces descendants des pygmées ont été chassés de leurs terres pour soutenir l’industrie du bois, indique Michael Hurran, responsable de campagne chez Survival International (ONG qui milite pour les droits des peuples indigènes). Faute de papiers d’identité, ils n’ont pas accès à l’éducation, la santé, le travail, la justice.

"Citoyens de seconde zone, bannis quelque part entre la tradition et la modernité, bouleversés par les changements climatiques, privés de terres et de chasse, les Bakas travaillent à la mission en échange de bistouille, de tabac, de sel."

Avec les Bakas pisteurs d'éléphants

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Dans le village de Mambélé, Blaise et Gabriel ne connaissent pas leur âge ; seulement la forêt. Ils pistent des hocheurs, des gorilles, des chimpanzés et des bongos. Ils conçoivent la forêt comme une réserve médicinale dotée d’un esprit, maîtrisent de nombreuses espèces de plantes : enduisent leur visage de “ligali” ou recouvrent leurs voutes plantaires de “badegme”. Ils recueillent les écorces : le “moudanga” contre le paludisme, le “mgimba” comme épice.

Ils identifient un animal à la morsure d’un fruit, reproduisent le cri d’animaux en détresse, datent – à l’heure près – un feu d’après sa chaleur et son allure. Ils arpentent des dizaines de kilomètres par jour – parfois à jeun, souvent éméchés – à travers les racines, les branches et les feuilles mortes embusquées sous des patinoires de boue.

La chasse, pour eux, c’est culturel, explique Herbert Ekodeck, assistant technique à la Conservation au WWF-Cameroun. Ils ont leur propre système de gestion des forêts. Il est ancestral et a longtemps contribué à l’épanouissement de la faune et de la flore dans la région. Ils ne tuaient jamais de femelles ou de petits par exemple et favorisaient la pérennisation des espèces.

"L'alcoolisme est en effet un problème très grave et relativement récent que de nombreux Bakas s'efforcent de combattre, soutient Michael Hurran. Les raisons de ce problème sont nombreuses, parmi elles : la libéralisation des restrictions concernant la distribution d'alcool, la tendance croissante de payer les Bakas en alcool et – de façon cruciale – la spoliation des terres au nom de la défense de l'environnement."

Précarisés mais dotés de connaissances exceptionnelles, certains Bakas sont recrutés par des intermédiaires chargés d’organiser l’expédition pour un ou plusieurs commanditaire(s) resté(s) en ville. La chasse peut durer deux jours – comme un mois – et implique généralement quatre personnes : un pisteur, un porteur, un tireur et un contrôleur.

Les bakas ne touchent jamais à l’ivoire ou à la viande, insiste Messe Venant, de l’association de défense des Bakas, Okani. C’est le contrôleur qui récolte l’ivoire. Ils n’ont même plus le temps de récolter la viande comme avant.

Les Bantous, par ailleurs aussi désœuvrés que les Bakas, participent également aux expéditions et agissent parfois comme intermédiaire entre la communauté et les commanditaires. L’arme est souvent prêtée par un bailleur qui participe aux opérations en tant que contrôleur. Les expéditions – au cours desquelles sont abattus plusieurs éléphants – coûtent entre deux et trois millions de FCFA au commanditaire qui revend l’ivoire 1,5 millions de FCFA la pointe à Yaoundé.

"Il est essentiel de définir ce que veut dire "le braconnage", explique Michael Hurran, de l'ONG Survival International. Selon la loi camerounaise, les Bakas peuvent être considérés comme des braconniers dès qu'ils posent un pied dans les parcs nationaux. Il en va de même quand ils chassent pour nourrir leur famille."

Même s’ils ont leur part de responsabilité, les Bakas demeurent les principales victimes de ces réseaux, poursuit Gaëlle, l’ancienne mécano devenue éco-garde à Boumba Bek. C’est pourquoi, on les arrête de moins en moins. On ne les amène plus au parquet car ils n’ont pas de carte d’identité. Ils ne parlent même pas le français! Ils ne savent ni lire ni écrire. C’est comme s’ils avaient peur du papier et du bic. Comment ils vont signer? Il existe une convention signée avec le ministère des Affaires Sociales pour protéger les Bakas mais les criminels en col blanc en profitent pour braconner. C’est pourquoi on préfère arrêter les commanditaires.

D’après des bases de données confidentielles que La Libre a pu consulter, la majorité des bailleurs sont des “hommes en tenue”, des chefs traditionnels, ainsi que des préfets et des sous-préfets. En août de cette année, lors d’une saisie réalisée par les agents du Minfof à Moloundou, 49 pointes d’ivoire ont été détournées par le sous-préfet de l’arrondissement. Au mépris des procédures, l’homme aurait conservé les 53 pointes d’ivoire dans sa résidence privée. Il n’a rendu que quatre défenses au Minfof.

Un responsable de la gendarmerie et du Bataillon d’infanterie mobile (Bim) impliqués ont été arrêtés mais “le sous-préfet ne peut pas être démis de ses fonctions comme les autres, indique Herbert Ekodeck. Il ne peut être révoqué que par le président.” En 2009, un réseau de trafiquants a également été démantelé à Meyomessala. L’un des membres de la filière était un éco-garde de la réserve du Dja. Il avait fourni l’arme ainsi que les munitions.

Il y a aussi des patrouilleurs corrompus. Il ne faut pas se voiler la face, reconnaît Herbert Ekodeck. Ils gagnent, au mieux, 100 dollars par mois. Ils vivent en brousse, loin de leur famille, pour des missions de plusieurs mois et des patrouilles de plusieurs jours en forêt. Il faut avoir un mental d’acier pour vivre ici. Ils risquent leur vie tous les jours.

Défier la mort contre 100 dollars par mois

Les équipes du WWF et du MinFof saisissent de plus en plus d’AK47. Or, au Cameroun, les armes de guerre sont interdites. “Auparavant, les braconniers utilisaient des MAS 36, du calibre 12 ou du 458. Toutefois, une seule balle coûtait 10 000 FCFA, indique Gilles Etoga, du WWF Cameroun. Avec une AK47, très utilisée dans la région depuis les troubles survenus au Congo et en République Centrafricaine, ils paient 10000 FCFA pour un chargeur et tirent en rafale.

Contrairement à la version officielle, les éco-gardes ne bénéficient pas toujours de la protection du Bataillon d’infanterie motorisé (le Bim). Or – à Boumba Bek et Lobéké – ils effectuent plus de 30 patrouilles d’une dizaine de jours par an, équipés d’une paire de bottes en caoutchouc, d’une MAS 36 raccommodée de ruban adhésif et d’un calibre 12 sans cartouches.

Emboués jusqu’aux genoux, ils vivent sous tentes. Pour être consommée, l’eau de la rivière est mélangée à l’eau de javel ; les porteurs se coltinent les rations de riz, de spaghettis, de pain, de sardines, de plantain. “Quand on arrête un braconnier, il faut voir la logistique, explique l’éco-garde, Gaëlle. On doit se le trimballer pendant toute l’opération, le nourrir, le faire sortir du parc, ce qui prend deux jours et le transporter jusque Ngato où nous avons une cellule de mise en garde à vue pour lancer la procédure.

En théorie, toute personne impliquée dans le trafic d’ivoire au Cameroun risque 3 à 10 ans d’emprisonnement et 300000 à 3 millions de FCFA d’amendes. Les arrestations sont de plus en plus fréquentes mais elles mènent rarement à une condamnation. De janvier à décembre 2014, sur les quatorze braconniers arrêtés dans le parc national de Nki, six cas seulement ont été portés en justice.

L’année précédente, sur les 18 cas nationaux portés en justice, 17 ont été libérés sous caution et neuf décisions seulement, ont été rendues. Les condamnations sont souvent incohérentes : 12 mois de prison pour deux pointes d’ivoire contre quatre mois pour 39 pointes.

Enfin, les peines sont rarement exécutées. Le WWF a en effet répertorié de nombreux cas “d’évasions”. “Nous avons eu des problèmes avec l’ancien procureur de Yokadouma, reconnaît Herbert Ekodeck. Mais on s’est finalement rendu compte que le problème venait du régisseur qui a été muté. De nombreux représentants de la justice reçoivent toutefois des pots-de-vin pour faire libérer les braconniers condamnés. D’autres reçoivent de nombreuses menaces du réseau. Ils reçoivent aussi des coups de fil de Yaoundé. On a arrêté deux greffiers récemment. Ils étaient en possession d’ivoire marqué comme ‘saisi’ qui provenait des greffes de Bertoua. Ils se rendaient dans la capitale.”

LAB police antibraconnage

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Prolifération des armes et escalade de la violence

La base de vie des équipes de lutte anti-braconnage – composée d’éco-gardes (fonctionnaires du MinFof) et de représentants du WWF – sont particulièrement reculées. Leurs villages sont des carrefours rarement alimentés en électricité ou approvisionnés en pain, en essence et en eau courante – ou potable. Bakas, bantous (et toutes les autres ethnies) ainsi que les trafiquants d’armes, les braconniers, les éco-gardes et les agents du WWF y vivent en vase clos. “Nous sommes devenus un membre à part entière de la communauté, soutient Herbert Ekodeck du WWF Cameroun. Quand une personne est malade, on la conduit à l’hôpital. Nous sommes en effet les seuls à avoir un véhicule adapté pour les pistes, ici.

Recrutés à l’orée des forêts, les Bakas participent également aux patrouilles organisées par les équipes de lutte anti-braconnage. “Ce sont des pisteurs hors pair, explique Herbert Ekodeck. Personne d’autres ne connaît mieux la forêt qu’eux. Je suis éco-garde depuis plus de 12 ans et je ne connais même pas la moitié des clairières. Eux, si. Ils savent tout de la forêt. On ne peut tout simplement pas se passer d’eux et en même temps, on sait que certains d’entre eux sont aussi recrutés par des trafiquants et qu’ils surveillent nos mouvements.

La plupart des informateurs du WWF sont par ailleurs des braconniers, trompés par les commanditaires. “Nous avons une base de données reprenant tous les présumés braconniers ainsi que les commanditaires. On y retrouve leur nom, leur village. Cette liste est basée sur des informateurs que nous rémunérons. Nous recoupons systématiquement ces informations en suivant notamment la personne ou en menant une enquête de voisinage, etc. C’est sur cette base que nous apprenons le plus souvent quand une nouvelle expédition sera organisée.

A Mambélé, Tutu Samson et son frère Arthur (braconniers présumés), ont été victimes d'une véritable mise à tabac. Les membres du BIR les soupçonnait de posséder une arme de guerre. L'arme n'a jamais été retrouvée.

Dossier médical

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Le doigt sur la gâchette

Dans un tel huis clos, les dysfonctionnements judiciaires et la prolifération des armes ont provoqué une escalade de la violence. “Les évasions fragilisent la lutte anti-braconnage, indique Gaëlle, l’éco-garde. Quand les braconniers reviennent, ils nous menacent et la gâchette est facile à cause de la rancune. C’est au prix du sacrifice que nous attrapons ces braconniers au vu des AK47 qu’ils utilisent. Et ils sont libérés ou jugés avec complaisance. Même les amendes, ce n’est rien comparé aux bénéfices qu’ils se font.

Capturé par les braconniers lors d’une mission de terrain, un fonctionnaire du ministère a été émasculé avant d’être pendu. Dès lors, les patrouilles ont été renforcées par les forces spéciales (le Bir). Escortés, les éco-gardes ont ensuite effectué plusieurs opérations coup-de-poing. L’une d’entre elle a permis de saisir 700 armes (dont une dizaine d’AK47). “Ce sont les forces spéciales et leurs méthodes sont militaires, reconnaît Herbert Ekodeck. Ils ont bouclé tous les accès et fouillé les habitations, une par une.

Des cas de disparitions et de tortures, pratiquées par le Bir et les éco-gardes à l’encontre des Bakas, ont ensuite été répertoriés par l’Association Survival International. Le mouvement mondial pour les droits des peuples indigènes, a par ailleurs déposé une plainte devant l’OCDE au sujet des activités soutenues par le WWF au Cameroun. C’est la première fois qu’une requête est présentée devant l’Organisation de coopération et de développement économiques à l’encontre d’une organisation de protection de la nature. La procédure est généralement réservée aux entreprises multinationales. “L’implication des Bakas dans le “grand braconnage” est très peu documentée, soutient Michael Hurran. Je ne prétends pas que ça n’existe pas mais il n’y a aucune étude fiable à ce sujet.”

Plusieurs anti-braconniers belges travaillant au Cameroun confirment les rapports de l’ONG. “Moi, j’ai vu le Bir abattre des Bakas sans défense en forêt. On devait les payer pour qu’il leur laisse la vie sauve.

Lettre de menace adressée à un éco-garde du Parc National de Lobéké dans la zone du Tridom et reliée à une affaire de trafic illégal d'ivoire impliquant le sous-préfet de Moloundou ainsi que le chef de la gendarmerie. Lors de l'arrestation du trafiquant, les PV auraient été modifiés afin de subtiliser 49 pointes d'ivoire.

Ces cas de torture nous ont effectivement été rapportés et je pense qu’il faut dire que c’est vrai, reconnaît Rolf Dieter Sprung, directeur du WWF Cameroun. Nous avons des enquêtes en cours. Mais ce n’est pas parce que c’est arrivé qu’il faut remettre en question le bien fondé de la lutte anti-braconnage. Si le WWF n’était pas présent, l’éléphant aurait déjà disparu depuis longtemps. Il est clair qu’il y a un travail à faire et on va le faire. Tout n’est pas noir ou blanc. Nous avons menacé le ministère des Forets et de la Faune de suspendre notre soutien si ces pratiques ne cessaient pas. Nous avons également organisé des formations aux droits de l’Homme. C’est une question de réputation internationale.

Depuis plusieurs mois, le Bim (Bataillon d’infanterie motorisé) remplace le Bir auprès des éco-gardes. Mobilisés à l’Extrême-Nord Cameroun pour lutter contre Boko Haram, les forces spéciales ne disposent plus que d’un département administratif à Yokadouma. “Depuis que le Bir est parti, ça s’est calmé”, insiste Tutu Samson. Soupçonné dans une affaire de braconnage d’éléphant à Mambélé, Tutu et son frère cadet, Adrien (décédé d’un accident de tir à la calibre 12 en forêt), ont également été victimes d’une mise à tabac.

Néanmoins, en 2015, Survival International a enregistré trois nouveaux cas de torture à Assoumindele (dont le chef traditionnel est soupçonné d’être un important commanditaire). “Il y a des gens, comme le chef d’Assoumindele, qui instrumentalisent les droits de l’homme pour mettre un terme à la lutte anti-braconnage, insiste Herbert Ekodeck. Mais ce n’est pas une solution pour les Bakas. La pression exercée par l’exploitation forestière est tellement forte qu’ils se feraient écraser. La solution, c’est de travailler ensemble et de casser ce lien entre la communauté et les commanditaires. On a souvent pensé que ça passait par l’amélioration de leur condition de vie mais là aussi, rien n’est simple.

Peu adaptés, les projets mis en place par les différentes associations ont parfois contribué à déstructurer la société baka et suscité l’animosité d’autres communautés qui n’ont pas bénéficié des mêmes attentions. “Dès lors, les Bakas n’acceptent pas de participer aux projets sinon ils se font lyncher, indique un guide de chasse sportive. C’est contre-productif et ça monte les communautés les unes contre les autres. Il faut arrêter avec ces projets bobos d’ONG de base qui pensent que donner des bancs et des livres va permettre aux Bakas d’intégrer des écoles. Elles doivent être sur le terrain, et s’adapter.

Source vidéo : Youtube - Last Days

2016 - Dossier L’ivoire de Boko Haram