Parcours d’asile et de crédibilité

Fadiga est arrivé en Belgique au hasard des routes. Auditionné “pendant des heures”, par le CGRA, il en attend la décision.



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Les Sénégalais occupent la plus haute marche du podium des demandes d’asile liées au genre. Touchant à la sphère de l’intime, le curseur de la crédibilité accordée à un récit est compliqué à placer. Ici encore, pour ces migrants, l’homosexualité est un poids lourd à porter.



"Je n’en peux plus de me cacher. Je dois m’en aller”, déclare Youssouf, la tête enfouie sous sa casquette. Huit mois plus tôt, il échappait aux forces de police sénégalaises, accusé d’un répréhensible acte contre-nature. A l’heure d’écrire ces lignes, nous avons perdu sa trace. Peut-être est-il encore dans la banlieue de Dakar. Peut-être a-t-il pris le chemin de l’exil, dans ces pays limitrophes qui ne sont guère plus cléments envers les homosexuels. Peut-être viendra-t-il frapper à la porte de la Belgique, comme tant de Sénégalais avant lui. Ils sont en effet les plus nombreux à demander l’asile en Belgique en invoquant un risque de persécution lié à leur orientation sexuelle. En 2015, ils étaient 144 (1/3 étaient reconnus réfugiés) alors qu’en 2014, le commissariat aux réfugiés et aux apatrides (CGRA) avait traité 206 demandes d’asile basées sur ce motif. Cette diminution n’a cependant pas modifié le podium des trois pays les plus représentés que complètent le Cameroun et la Guinée.

Comment, dès lors que l’on touche au plus intime, le CGRA parvient-il à apprécier le bien fondé de la crainte de persécution ? Pour ce motif particulier, la procédure du demandeur d’asile se fait en trois étapes, répondant à ces questions : L’orientation sexuelle est-elle vraisemblable ? La crainte de persécution est-elle fondée, crédible et suffisamment grave ? La personne n’aurait-elle pas pu bénéficier de la protection de son pays ? Les réponses se trouvent principalement dans le récit que fera le demandeur d’asile lors de son audition. A cet égard, le CGRA affirme appliquer les directives européennes, ainsi que la jurisprudence de la Cour de Justice de l’Union Européenne qui en fixe les modalités.



© Johanna de Tessieres




Le langage: prisme social et culturel

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Le curseur de la sincérité semble toutefois compliqué à placer. “Nous avons des indicateurs de crédibilité. Ce ne sont pas des termes scientifiques que l’on doit retrouver dans les récits. On se base sur le parcours personnel décrit par le demandeur d’asile, la façon dont il mentionne l’évolution de cette part de sa personnalité. On a beau parler d’un sujet intime, il y a des éléments qu’il doit savoir expliquer et par rapport auxquels il doit être convainquant”, explique Valentine Audate, responsable de la cellule “genre” au CGRA. La manière d’apprécier une réalité et de mettre des mots sur un vécu divergent cependant que l’on soit Sénégalais ou Belge. “La manière Occidentale de structurer le récit, la vision linéaire du temps et de la famille compliquent les choses, particulièrement pour les personnes peu éduquées”, soulève Oliviero, membre de la Rainbow House. “Nous les aidons à raconter leur histoire, à mettre des mots sur des émotions qu’ils ont rarement exprimées de manière telle que ce soit audible”, poursuit la tête pensante de cette association LGBT. “Ils veulent que l’on soit capable de raconter les 15 dernières années en détail. Mais l’histoire seule ne suffit pas et on saisit mal l’objectivité des critères. J’en ai vu, des beaux parleurs, qui obtenaient leurs papiers et qui n’étaient pas homosexuels, assène Leye, englué depuis trois ans dans la procédure d’asile. Même s’ils m’ont mis en confiance, j’ai perdu ma capacité à m’exprimer en français. Les longues heures d’interview n’ont pas aidé”, embraie Fadiga. Malgré les critiques, le CGRA estime “tout faire pour limiter la part subjective de l’appréciation”. Entre le jugement sur la crédibilité et les preuves matérielles qu’ils pourraient apporter, certains demandeurs d’asile ont leur préférence. “Est-ce parce que je ne corresponds pas à l’image qu’on se fait de l’homosexuel que je n’ai pas été régularisé ? Qu’ils mettent une caméra chez moi, ils verront que je dis la vérité”, défie Leye.

Alors que le demandeur a dû cacher son orientation sexuelle avant son parcours d’exil, il doit la démontrer au moment d’obtenir la protection des autorités compétentes. “Ce qui peut raisonnablement confirmer la véracité du récit est le bienvenu. Mais le CGRA n’exige pas de produire des preuves, des photos ou vidéo d’ébats sexuels, insiste V. Audate. On recherche des éléments pertinents, qui respectent la dignité de la personne, ce qui est suffisant et nécessaire pour apprécier la crédibilité de l’orientation sexuelle et le caractère fondé de ce que la personne risque en cas de retour”. Un mariage, des enfants plaident-ils en défaveur du demandeur ? “Dans un pays où la majorité de la population est homophobe, certains se sentent obligés de cacher leur homosexualité en menant une vie publique hétérosexuelle. Ceci étant dit, cet élément sera analysé à la lumière de la cohérence du récit dans sa globalité”, ajoute V. Audate. Ainsi, Ahmed a-t-il vu son statut lui être retiré après avoir reconnu la paternité d’un enfant conçu avant l’obtention dudit statut. Le CGRA estimait alors qu’il avait “sciemment caché” cette information et que si cela “avait été connu à un stade antérieur de la procédure, une protection internationale ne vous aurait pas été accordée, car cet élément contredit un point fondamental de votre demande d’asile, à savoir vivre votre homosexualité et votre désir de vivre comme un homosexuel librement”.

Le récit doit enfin être étayé par la “réalité objective” du pays d’origine afin d’évaluer le risque d’un retour. Si, au Sénégal, il y a une loi homophobe et une perception sociale négative de l’homosexualité, cela ne suffit pas pour que tout homosexuel soit reconnu réfugié.



© Johanna de Tessieres



La filière de l’homosexualité

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Trier le vrai du faux est un exercice périlleux. “Certains ont eu connaissance du filon et l’ont utilisé”, admettent différentes sources belges et sénégalaises. Ces abus “portent préjudice à ceux qui font réellement face à des risques de persécution”, s’accordent à dire les activistes sénégalais, consultés à titre informatif par les avocats belges et le CGRA. “Nous avons une mission : protéger ceux qui en ont effectivement besoin. Cela implique de refuser ceux qui n’entrent pas dans les critères d’appréciation”, justifie Damien Dermaux, porte-parole de l’institution. Dans le contexte d’une démultiplication des demandes d’asile, le CGRA assure garder “la même politique”. Du côté associatif par contre, on le suspecte de durcir les conditions d’octroi du statut.







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"Ici aussi, on doit cacher son homosexualité"



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Les rencontres qu’organisent les organisations LGBT brisent l’isolement dans lequel vivent les demandeurs d’asile homosexuels.




Ils arrivent au compte-gouttes, comme chaque dernier jeudi après midi du mois. Engoncés dans leurs doudounes pour se protéger du froid cru de cette journée hivernale, une trentaine de demandeurs d’asile vient se renseigner sur la manière dont se déroule le parcours, échanger sur leurs difficultés -particulièrement celles qui ont trait à leur homosexualité- et pour certains, vider leur sac. “Quel succès !”, se réjouit Oliviero devant le nombre de participants, serrés les uns contre les autres dans l’étroite pièce du premier étage de cette ancienne maison du centre-ville de Bruxelles. Le chargé d’éducation permanente de la Rainbow House (coupole regroupant 45 associations LGBT) est rodé à l’exercice et accueille chacun d’un bonjour chaleureux, d’une boisson et d’un sandwich. Les échanges se font. Discrets, timides.



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La Rainbow house accueille, une fois par mois, les demandeurs d'asile homosexuels. Le but premier est de briser l'isolement social et la détresse psychologique dans lesquels ces personnes originaires du Sénégal, du Cameroun, de Guinée ou de Syrie se trouvent.



“Comment ça va ?”, entame tambour battant Assaad. L’animateur de “Omnya” insiste pour que chacun “prenne le temps de se poser la question et de se raconter”, dit-il avec douceur et sourire dans la voix. Ses quelques traits d’humour distillés ci et là sont les bienvenus pour détendre une atmosphère pesante. Les réactions du groupe au fil des prises de parole témoignent d’une histoire commune : celle de discriminations croisées – l’orientation sexuelle, le genre et l’identité – qui, même sur le sol belge, subsistent. “Franchement, ça ne va pas, ose Sonko d’une voix éteinte, Je vis encore le rejet au quotidien et ne suis pas à l’aise. Je reste, au sein de ma communauté, ce gay minable et dégueulasse”, dit ce Sénégalais de 30 ans.



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Ils prennent timidement la parole. Et ne la lachent plus. C'est le cas de Sonko. Originaire de Dakar, il a traversé les Balkans pour se retrouver dans un centre d'accueil à Ypres. "Je vivais bien au Sénégal. Mais Mon pays ne me protégeait pas. Qu'est-ce que je fais ici ? Je n'ai ni famille ni argent. J'ai quitté un enfer pour un autre".



Leur homosexualité ajoute à la complexité d’un parcours semé d’embûches. Dans le réseau d’accueil, où existe une grande proximité, ils continuent de porter le secret des raisons de leur présence. “Ils ne peuvent pas le dire aux membres de leur communauté, soit potentiellement ceux qui sont à l’origine de leur exil”, explique Daniel Huygens, référent à Fedasil. Si on compte peu d’agressions verbales et physiques, c’est dû au silence dans lequel restent plongés ceux qui pensaient pouvoir vivre ici leur orientation sexuelle librement. Les centres d’accueil ont pris conscience de la nécessité de sensibiliser l’ensemble des occupants à la problématique. “On répète que la tolérance est de mise, que l’homophobie tombe sous le coup de la loi. En cas d’agression, l’agresseur est transféré et non la victime”, précise encore celui qui œuvre à créer des ponts entre le réseau d’accueil et le monde associatif. Des structures particulières ont ainsi été mises en place tant pour encadrer ces demandeurs d’asile que pour briser l’isolement social dont ils souffrent et les “sortir de l’engrenage de la méfiance”, étaye Oliviero. “C’est, une respiration”, exprime avec soulagement Leye, assis avec ses trois amis autour d’une petite table ronde. “C’est le seul endroit où je me sens bien. Mais le Centre ne finance qu’un ticket de train par mois”, regrette Sonko.



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"Depuis que je suis en Belgique, j'ai perdu la mémoire et la concentration", explique Leye. Oliviero y voit le "Syndrôme d'Ulysse". "Il est la conséquence de ce que vous avez perdu : une manière de penser, de parler, de regarder, de marcher".



Se sentiraient-ils plus en sécurité dans des centres spécifiques aux LGBT, comme il en existe en Allemagne ? “Cela nous mettrait dans un cocon qui n’est en rien le reflet de la réalité. Or, nous voulons nous intégrer dans la société, en être des acteurs à part entière”, commente l’imposant homme tout de rouge vêtu. Lui et Fadiga, discrets lorsqu’ils vivaient à Dakar, se présentent comme des activistes et souhaitent guider les demandeurs d’asile homosexuels. Avant de retourner au Sénégal ? Si l’un dit avoir “tourné la page”, l’autre le jure : “Si l’homosexualité est légalisée, je prends le premier avion. On entend qu’on est ici pour profiter. De quoi ? On a tout perdu. La Belgique n’est pas un elorado”, dit-il alors que l’assemblée s’esclaffe. Si la liberté est pour certains un palliatif à la perte de leur vie passée, pour d’autres, elle “ne fait pas le poids”. “Je suis parti dans la souffrance et je la traîne encore ici”, ponctue Leye.

2016 - LaLibre Dossier - Être homosexuel au Sénégal