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Notre société change. De fond en comble. Le monde du travail n'échappe à cette mutation. Les relations interpersonnelles évoluent.

Une formule de politesse, une bise, une blague, une remarque, un commentaire, un compliment… que sommes-nous encore prêts à dire à nos collègues de bureau ? Vous êtes des dizaines à nous avoir fait part de vos témoignages, de votre vécu en entreprise et à saluer ou, au contraire, à regretter la disparition d’une forme de "spontanéité" dans les relations de travail. Celles-ci sont-elles devenues hyper policées ? Sommes-nous désormais dans le contrôle permanent par crainte de commettre une maladresse ou est-ce "simplement" le cours de l’histoire ?

Retrouvez une sélection de vos témoignages sur cette page qui sera régulièrement mise à jour.

« Ce sont les personnes en position dominante qui doivent désormais se contrôler car elles n’ont plus toute la latitude pour exercer leur domination »

Analyse Alice Dive

Une formule de politesse, une bise, une blague, une remarque, un commentaire, un compliment… que sommes-nous encore prêts à dire à nos collègues de bureau ? Vous êtes nombreux à nous avoir fait part de vos témoignages, de votre vécu en entreprise et à saluer ou, au contraire, à regretter la disparition d’une forme de « spontanéité » (sic) dans les relations de travail. Celles-ci sont-elles devenues hyper policées ? Sommes-nous désormais dans le contrôle permanent par crainte de commettre une maladresse ou est-ce « simplement » le cours de l’histoire?

« La question posée en ces termes renvoie à l’idée que c’était mieux avant et que les gens souffrent de l’effort qu’ils doivent fournir aujourd’hui, contrecarre d’emblée Annalisa Casini, Professeure de Psychologie sociale et du Bien-être au travail à l’UCLouvain. Se plaindre de ne plus pouvoir parler, c’est légitimer son discours de différence, c’est délégitimer le discours d’égalité. Pourtant, il suffit de réfléchir deux secondes, tout le monde sait où se situe la limite » .

Un cadre légal favorable en Belgique

Petit rappel : il existe aujourd’hui en Belgique une législation relative au bien-être au travail qui fixe le cadre légal et que les entreprises sont tenues de respecter. « Notre pays est avant-gardiste en la matière et les entreprises déploient de plus en plus d’énergie dans le sens de la protection des personnes qui feraient face à des situations occasionnelles, par exemple de harcèlement » . Selon la Professeure, toute la réponse à notre question dépend en fait de la manière dont le lieu de travail est organisé. « Si les valeurs et les normes de l’organisation sont plutôt positives, la question de la manière de communiquer avec son collègue ne se pose pas du tout. A contrario, si l’entreprise a une culture organisationnelle qui soutient la compétition et le conflit, les choses se passeront différemment. Dans mes recherches, je n’ai jamais assisté à une situation où les personnes réfléchissent à quatre fois avant de dire quelque chose à leur collègue, du moins si les relations entre les personnes sont saines » , observe-t-elle.

« Ne fais pas ta tapette », « C’est un truc de pédé », exit les insultes homophobes

Les témoignages que La Libre a collectés témoignent pourtant de la frustration qu’éprouvent certains travailleurs de « ne plus pouvoir rien dire » ou, au contraire, du soulagement qu’éprouvent d’autres travailleurs, majoritairement des travailleuses, à vivre dans une entreprise dans laquelle les relations de travail sont bienveillantes voire attentionnées. « Le sentiment de devoir faire un effort pour adopter une attitude politiquement correcte peut se présenter en ce qui concerne le racisme et le sexisme, soulève la Professeure Casini. Cela concerne des personnes qui sont en position dominante - c'est-à-dire des hommes, hétérosexuels, non racisés et sans handicap - qui ont vécu toute une vie durant laquelle ils ont pu se permettre de faire des remarques subtilement sexistes ou racistes sans que personne ne leur fasse de remarque. Mais voilà, dans la mesure où ce type de remarques est de plus en plus dénoncé aujourd’hui, ces personnes en position dominante doivent désormais se contrôler » . Et la même d’insister : « Ce n’est pas que ces personnes ne peuvent plus être naturelles, c’est qu’elles n’ont plus toute la latitude qu’elles avaient auparavant pour exercer leur position de domination » .

A titre illustratif, la Professeure évoque l’usage d’insultes homophobes qui, dit-elle, a longtemps été à l’ordre du jour « de manière gentillette » . « Dire à quelqu’un ‘ne fais pas ta tapette’ ou ‘C’est un truc de pédé’, aujourd’hui on ne peut plus le faire. Ce sont des personnes hétérosexuelles qui, dans une société hétéronormée, se permettent ce genre d’expressions. Ce n’est plus possible aujourd’hui » . Ainsi, explique-t-elle, les discours pro-égalitaristes qui tendent à dénoncer ces « normativités majoritaires » - soit le fait que la société soit pensée pour des groupes majoritaires qui détiennent le pouvoir social - sont de plus en plus entendus et repris dans le discours public et politique tandis que les jeunes sont de moins en moins homophobes et de moins en moins sexistes. « Ce n’est donc pas que les nouveaux discours sur l’égalité viennent gâcher la fête aux propos sexistes ou homophobes, c’est que c’est cette nouvelle règle d’égalité qui devrait être valorisée » , insiste-t-elle.

La position du supérieur hiérarchique et l’abus du pouvoir

Enfin, vous êtes nombreux à nous formuler ce constat : « Au plus on monte dans la hiérarchie d’une entreprise, au plus tout devient politiquement correct » . D’où cette question : un chef d'entreprise ou un responsable de service se doit-il de redoubler de prudence dans son expression à l’adresse de ses employés ? « Je ne suis pas certaine qu’ils doivent fournir plus d’efforts que les autres, commente la Professeure. Mais statistiquement, les personnes qui sont dans une position hiérarchique supérieure sont des personnes font partie des groupes dominants de la société (des hommes, hétérosexuels, non racisés et sans handicap, NdlR). Cela augmente donc le risque que ces personnes soient amenées à changer leurs habitudes. Pour le reste, il est clair que lorsque l’on représente une organisation et que l’on ne parle qu’en son nom propre, on a tout intérêt à ne pas s’exprimer avec trop de légèreté car cela peut s’apparenter à de l’abus de pouvoir » .

En guise de conclusion, la Professeure Casini rappelle que toutes les données en termes de Santé publique montrent que au plus une entreprise est égalitariste, au plus elle est florissante d’un point de vue économique. Un calcul stratégique que les chefs d’entreprise belges ont bien compris.