cover témoignage

Notre société change. De fond en comble. Le monde du travail n'échappe à cette mutation. Les relations interpersonnelles évoluent.

Une formule de politesse, une bise, une blague, une remarque, un commentaire, un compliment… que sommes-nous encore prêts à dire à nos collègues de bureau ? Vous êtes des dizaines à nous avoir fait part de vos témoignages, de votre vécu en entreprise et à saluer ou, au contraire, à regretter la disparition d’une forme de "spontanéité" dans les relations de travail. Celles-ci sont-elles devenues hyper policées ? Sommes-nous désormais dans le contrôle permanent par crainte de commettre une maladresse ou est-ce "simplement" le cours de l’histoire?

Retrouvez une sélection de vos témoignages sur cette page qui sera régulièrement mise à jour.

"Alors que tout le monde se tutoie, il règne un climat anxiogène"

Ben
50 ans

"Dans un autre secteur, les femmes font la vaisselle de tous après les réunions"

Eva
40 ans

"J’évitais tout contact avec les femmes"

Jean-Paul
72 ans

"Je me suis autocensuré de peur d’être accusé de harcèlement"

Tom
31 ans

"Mon patron n'utilise que très rarement des formules de politesse"

Guy
54 ans

"T'es pas assez blanc pour être honnête"

Jean
31 ans

"Autant fuir et bosser seul"

Luc
(Prénom d'emprunt)

37 ans

" Il n’est plus possible de dire ‘remarques’, il faut utiliser ‘suggestions’"

Laurent
33 ans

"Je me retiens de dire des compliments"

Alex
45 ans

"La liberté est bien présente"

Astrid
(Prénom d'emprunt)

34 ans

"Le télétravail a déconstruit le lien"

Julien
43 ans

"La liberté de parole sur les réseaux sociaux se retrouve en entreprise"

Nicolas
(Prénom d'emprunt)

35 ans

"Un poignard dans le dos mais avec le sourire"

Fjolnir
50 ans

"Il est dangereux d’avoir un avis"

François
50 ans

"Une mauvaise interprétation d’un message"

Valérie
47 ans

"J'ai déjà été témoin de comportements sexistes"

Manon
28 ans

"Apparemment le sens des réunions est l'autocélébration de l'organisation"

André
51 ans

"Les gens n'osent plus se dire les choses"

Serge
43 ans

"J’évite de dire que je viens en voiture au boulot, pour ne pas choquer"

Leila
28 ans

"Nous vivons dans un monde de délation"

Pascal
50 ans

N'hésitez pas à nous envoyer vos remarques et témoignages

Nous envoyer un message

Journaliste : Alice Dive

Design : Raphael Batista

Copyright©LaLibre2022

"Alors que tout le monde se tutoie, il règne un climat anxiogène"
Ben, 50 ans

Alors même que tout le monde se tutoie de l'employé au CEO, il règne un climat anxiogène dans les relations interpersonnelles, en particulier entre hommes et femmes, qui nuit à la spontanéité. Puis-je encore complimenter quelqu'un sans que cela passe pour de la drague? Puis-je encore plaisanter sans que cela passe pour de la moquerie? Je me sens obligé de peser tous mes mots par crainte d'une mauvaise interprétation.









"Dans un autre secteur, les femmes font la vaisselle de tous après les réunions"
Eva, 40 ans

Dans mon milieu de travail, je travaille avec beaucoup de femmes de 30-40 ans, mais aussi avec des hommes.

Les gens sont dans la retenue et policés, et je trouve ça très bien. On oublie qu’on est une femme, on est là pour nos compétences, ça n’empêche pas d’être féminine et de s’amuser. Dans un autre secteur avec lequel je suis en contact, les femmes font la vaisselle de tous après les réunions, les hommes font sans arrêt des blagues salaces, font des remarques sur la taille des poitrines, même les femmes font des remarques totalement déplacées et sont sans arrêt sexualisées, ce qui nous hallucine.

Elles n’ont pas l’air dérangées pour autant, mais personnellement je ne pourrais pas me sentir bien dans une telle atmosphère. Après, chacun son style, et, en fait, je m’en fous. Mais en effet, au travail je n’aime pas qu’on me rappelle que je suis une femme et que je suis baisable.

Je pense sincèrement que le sexisme ordinaire a encore de beaux jours devant lui, et que les managers ont une responsabilité à ce niveau.









"J’évitais tout contact avec les femmes"
Jean-Paul, 72 ans

Les dernières années de travail, j'évitais tout contact avec les femmes. Au-delà d'une stricte et pure relation de travail, tout peut être mal interprété.









"Je me suis autocensuré de peur d’être accusé de harcèlement"
Tom, 31 ans

Je me suis autocensuré vis-à-vis d'une collègue de travail qui me plaît, de peur d'être accusé de harcèlement ou autre. Je ne lui ai jamais avoué mes sentiments ou fait un compliment.









"Mon patron n'utilise que très rarement des formules de politesse"
Guy, 54 ans

Non, je ne trouve pas du tout que les relations sont devenues plus policées dans mon organisation. Que du contraire. Mon patron n'utilise que très rarement des formules de politesse dans ses messages écrits au personnel.

Du coup, on prend ces messages comme "vos désirs sont des ordres".









"T'es pas assez blanc pour être honnête"
Jean, 31 ans

A partir du moment où la relation de travail est bonne et que l'on connaît les personnes avec lesquelles on travaille, je n'ai pas l'impression que l’ambiance et les discussions soient policées.

Par contre, comme on dit, "on peut rire de tout, mais pas avec tout le monde", on peut tout dire et tout faire, mais pas avec "tout le monde", sous-entendu pas avec celles et ceux qu'on ne connaît pas. Parce qu'une fois qu'on sait, pertinemment, que la personne en face ne pense pas fondamentalement ce qu'elle dit, il n'y a aucune raison d'être blessé.

Le problème se pose quand c'est ambigu ou quand on a l'impression que sous couvert d'humour on cache quelque chose de plus sombre. Nous sommes une petite équipe, au boulot, et on a souvent parlé société ou politique (locale et internationale), par extension droit des femmes et immigration, par exemple. Un collègue métis fait régulièrement des remarques sur sa couleur de peau : "j'étais dans la rue et un gars est venu parler en arabe, genre je sais bien que j'ai l'air beur et que la barbe n'aide pas, mais je lui ai dit que je ne pigeais pas un mot de ce qu'il me voulait.

Cela m'arrive tout le temps et ça m'énerve, c'est quand même pas bien compliqué de voir qu'avec mes grosses lèvres et ma grosse **** je suis africain (rires)." A l'inverse, je lui dis de temps en temps : "oui enfin, c'est normal que la police t'ait contrôlé en venant, t'es pas assez blanc pour être honnête". De son côté, il me dit que je suis le blanc-bec de service et que c'est pas étonnant qu'on m'ouvre toutes les portes avec le sourire dès que je mets un costard. C'est une façon de se lâcher et dénoncer le racisme qui nous entoure (surtout lui, moi je suis blanc hétéro cisgenre et un homme, j'ai pas à me plaindre de discriminations, au contraire).

Ca met des mots sur une réalité, ça montre comment "le système" traite différemment deux personnes pourtant similaires sur le plan financier, le plan idéologique, mais qui n'ont pas la même couleur de peau. Et vu qu'on s'apprécie, on se charrie. [...] A partir du moment où on partage des valeurs, et où on sait que fondamentalement l'autre n'est pas insultant, ni ne se sentira insulté, on peut tout dire et tout faire.

L'objectif n'étant pas de blesser l'autre, il y a une retenue à avoir avec des inconnus, et c'est bien normal. [...] De ma courte expérience de vie sur ces quinze dernières années, plus on progresse dans la déconstruction du racisme, du sexisme, du harcèlement, que ces problèmes autrefois cachés sont mis à jour, eh bien plus on peut tout dire sans retenue.

Parce qu'on sait. Je fais des remarques machistes et sexistes, en appuyant le trait, régulièrement avec ma compagne militante féministe, et on va tous les deux protester le 8 mai, ou s'insurger sur des publicités ou paroles sexistes dans l'espace public, politique, médiatique. Une fois que l'on considère l'autre comme un humain égal à soi, en fait, et que l'autre fait pareil, il n'y a absolument aucun problème nulle part.









"Autant fuir et bosser seul"
Luc (prénom d'emprunt), 37 ans

Tout se répète, tout se partage. Voyeurisme. La moindre chose. Chacun interprète à sa manière. L'hypocrisie et le fait de parler dans le dos des gens sont très fréquents. Risque d'avoir une mauvaise réputation pour une bêtise. Impossibilité de revenir en arrière si cela se produit. Les gens parlent dans votre dos mais ne disent rien devant vous. Autant fuir et bosser seul.









"Il n’est plus possible de dire ‘remarques’, il faut utiliser ‘suggestions’"
Laurent, 33 ans

Il n'est plus possible de dire "remarques" mais il faut utiliser "suggestions" concernant le projet d'un collègue par exemple.









"Je me retiens de dire des compliments"
Alex, 45 ans

Avant MeToo, il m'arrivait de donner des compliments lorsque je remarquais la nouvelle coiffure de l'une ou l'autre collègue, ou lorsqu'une tenue mettait en valeur la personne.

Je suis marié et heureux, et toutes les collègues le savaient. Maintenant, je me retiens de crainte que cela soit mal interprété. C'est plus professionnel, mais nettement plus froid comme climat.









"La liberté est bien présente"
Astrid (prénom d’emprunt), 34 ans

Non. Si jamais je vexe quelqu’un ou que je suis vexée par l’attitude de quelqu’un, nous en parlons. La liberté est bien présente. Ça ne me pose aucun problème au quotidien. Derrière votre question se cache le fameux "on ne peut plus rien dire" qui commence à être fatiguant.









"Le télétravail a déconstruit le lien"
Julien, 43 ans

Crainte de heurter les sensibilités idéologiques, politiques, voire de genres (homme/femme) ; le télétravail a déconstruit quelque peu le lien.









"La liberté de parole sur les réseaux sociaux se retrouve en entreprise"
Nicolas (prénom d'emprunt), 35 ans

La liberté de parole qui prime sur les réseaux sociaux a tendance à se retrouver aussi en entreprise, de la part des employés vers leurs supérieurs. En revanche, il est de plus en plus délicat pour un supérieur de faire une remarque négative à un employé.









"Un poignard dans le dos mais avec le sourire"
Fjolnir, 50 ans

(Voici une succession d’expressions qui témoignent du langage usité au travail) :

Belle journée, belle matinée, belle après-midi, belle soirée, bon week-end, bonnes vacances, pas de soucis, nous pouvons t'accompagner dans ton cheminement de bien-être sur le lieu de travail, en pleine conscience, en toute sérénité, un poignard dans le dos mais avec le sourire, asceptiquement et hygiéniquement propre, courtois et loyal.









"Il est dangereux d’avoir un avis"
François, 50 ans

Je préfère les réunions d’équipe afin d’éviter tout malentendu. L’humour est interprété en fonction des types de personnalité. Le manager doit toujours être souriant, sans propos appuyés qui pourraient être interprétés comme du harcèlement moral. Le manager doit être neutre, asexué philosophiquement. À la limite, il est dangereux d’avoir un avis, tant vis-à-vis de sa direction que des employés. Le vocabulaire est très codifié. « J’entends ce que tu dis » est égal à « je ne suis pas d’accord et je t’ai écouté ».









"Une mauvaise interprétation d’un message"
Valérie, 47 ans

Il y a des problèmes relationnels car, par écrit, il y a une mauvaise interprétation d'un message d'un collègue. Ensuite, chacun campe sur ses positions et personne ne veut passer pour le « perdant ».









"J'ai déjà été témoin de comportements sexistes"
Manon, 28 ans

Je ne me suis jamais sentie obligée de lisser mes propos ou mes attitudes au-delà du raisonnable dans le monde professionnel. Je pense que le monde professionnel nécessite "naturellement" une certaine diplomatie et une certaine retenue, dans certains milieux plus que dans d'autres. Par contre, j'ai déjà entendu des réflexions ou été témoin de comportements que j'ai jugés sexistes à mon égard, qu'il y ait ou non une intention de nuire.









"Apparemment le sens des réunions est l'autocélébration de l'organisation"
André, 51 ans

Désormais, le simple énoncé dans un message de faits, pourtant reconnus comme tels, est jugé inapproprié simplement parce qu'il remet en question l'attitude du destinataire. Également, en cours de réunion d'équipe, la cheffe de service remet en question la réunion précédente parce que les participants n'y ont évoqué que du négatif. Apparemment le sens des réunions, déjà trop nombreuses, est uniquement l'autocélébration de l'organisation.









"Les gens n'osent plus se dire les choses"
Serge, 43 ans

La peur de froisser l'autre est quasi constante. Les gens n'osent plus se dire les choses en face et, surtout, les chefs et les dirigeants n'osent plus dire à leurs subordonnés ce qu'ils font mal ou de travers. C'est sans doute dû au fait que les gens n'acceptent plus la critique négative et correctrice. Tout doit toujours être bien, positif. C'est dommage.









"J’évite de dire que je viens en voiture au boulot, pour ne pas choquer"
Leila, 28 ans

J’aimerais répondre "oui" et "non". "Oui", elles sont devenues policées avec les collègues plus éloignés, dans le sens où je suis parfois mal à l'aise de croiser quelqu’un dans le parking qui est venu à vélo alors que je suis venue en voiture. J'ai parfois l'impression d'être jugée comme étant pollueuse alors qu'il ou elle ne sait rien de moi. J'évite d'ailleurs de dire que je viens en voiture au boulot pour ne pas « choquer ».

Auparavant, cela ne me dérangeait pas de parler de ça, même avec les collègues les plus éloignés. Je trouve que les sujets desquels on peut parler avec tout le monde se sont restreints avec le temps. Après, c'est une bonne chose car notre vision a changé sur plein de choses, mais il faut parfois faire attention à ce qu'on dit. Une petite phrase pourrait être mal interprétée. Parfois, il faudrait une longue conversation pour faire comprendre ses idées mais ce n'est pas toujours possible. "Non", avec les collègues plus proches. Avec mes collègues qui sont aussi mes amis, je parle de tout comme je l'ai toujours fait. Je n'hésite pas à faire des blagues que je n'oserais pas faire avec d'autres collègues plus éloignés. Avec mes amis, mes relations n'ont pas changé.









"Nous vivons dans un monde de délation"
Pascal, 50 ans

Je ne parle plus du tout de ma vie privée au boulot par crainte de jalousie mal placée ou, pire encore, de formes de harcèlement. Je pense que nous vivons dans un monde de délation.