ESHTEBAK

  • Réalisateur: Luc Dardenne, Jean-Pierre Dardenne
  • Acteurs:: Adèle Haenel, Olivier Bonnaud, Louka Minnella , ...
  • Origine: Belgique
  • Genres: Drame
  • Année de production: 2016
  • Date de sortie: octobre 2016
  • Synopsis: Un soir, après l’heure de fermeture de son cabinet, Jenny, jeune médecin généraliste, entend sonner mais ne va pas ouvrir. Le lendemain, elle apprend par la police qu’on a retrouvé, non loin de là, une jeune fille morte, sans identité.

Un été égyptien

Alain Lorfèvre

L'été 2013, au Caire. Quelques jours après la destitution du président Mohamed Morsi par l'armée, violences et émeutes embrasent à nouveau les rues. Les Frères Musulmans et leurs sympathisants affrontent les forces de l'ordre. Des contre-manifestants, qui ont peur du retour des islamistes au pouvoir, descendent aussi dans la rue.

Deux correspondants locaux de l'Associated Press sont arrêtés par la police, qui les soupçonne d'être des provocateurs musulmans. Jetés dans un fourgon, ils tentent d'attirer l'attention d'un groupe de manifestants. Ceux-ci, qui les prennent aussi pour des Frères Musulmans, caillassent le fourgon. Les policiers interpellent le groupe et l'envoie rejoindre les deux reporters manu militari. Le fourgon démarre, mais tombe plus loin sur un barrage de pro-Morsi. Pour libérer le passage, une grappe de protestataires est exfiltrée et jetée à son tour dans le fourgon, qui se transforme aussitôt en pétaudière, avec femmes et enfants dans le tas...

Commence une journée d'enfer pour ce microcosme qui cristallise toutes les tensions que traverse le pays.

Le film d'ouverture de la section parallèle officielle Un Certain Regard permet de retrouver le réalisateur égyptien Mohamed Diab, qui avait livré en 2010 Les Femmes du bus 678. Après cette dénonciation du harcèlement sexuel courant dans la société égyptienne, le propos du réalisateur, qui co-signe à nouveau le scénario avec son frère Khaled, se fait encore plus politique, en phase avec les soubresauts récents de son pays. Pour se faire, il enferme le spectateur avec ses protagonistes dans le fourgon, plus d'une heure et demi durant.

L'effet est double : d'une part, on vit l'enfermement et l'oppression claustrophobe avec eux. D'autre part, tout en circonscrivant l'action, il recrée un espace caractéristique des thrillers, tout en se donnant le temps de dresser divers portraits représentatifs des enjeux et des courants - même au sein des Frères Musulmans, il y a des tensions.

Loin du simple exercice formel, le huis clos, tendu, remplit parfaitement son office révélateur même si certains portraits sont un brin trop caractérisés au départ ou si les modulations du scénario suivent un schéma relativement prévisible. Utilisant un nouveau modèle de caméra, le réalisateur et son opérateur parviennent à filmer dans un espace confiné un large groupe d'acteurs et d'actrices - tous excellents - en variant les angles, les points de vue, ne s'autorisant que de brèves incursions à l'extérieur, à travers les fenêtres ou la porte du fourgon. Le dispositif est plus qu'un effet de style : c'est un accomplissement cinématographique qui n'a pas à rougir de la comparaison avec ses homologues autrement plus commerciaux anglo-saxons.

Sur le fond, au-delà du contexte égyptien précis, Mohamed Diab n'en livre pas moins une réflexion beaucoup plus large, et totalement applicable aux débats, vifs, qui agitent d'autres pays, y compris en Europe où les métastases de l'islamisme radical ont produit leur propre violence et rendu le débat public de plus en plus virulent, voire violent - comme on a pu le voir avec certaines manifestations consécutives aux attentats de Paris ou de Bruxelles.

Dans son propre environnement socio-politique, le réalisateur opère sur le fil du rasoir : ne pas faire mine de prendre parti, tout en assumant un propos et un point de vue. Sa ligne est simple : tous les prisonniers du fourgon, et leurs geôliers inclus, sont d'abord des individus, des hommes, des femmes, à la rigueur des Egyptiens. Les idéologies ou sympathies qui les animent, quand bien même ils et elles y croient fermement, sont exogènes à leur humanité intrinsèque. Au fil des heures et des événements, les clivages se brouillent, les alliances changent - une mère anti-Morsi prendra le parti d'une adolescente islamiste. Les pères et les frères sauront alors baisser le regard dans un même geste de pudeur.

Mais le propos du réalisateur, sans fard, est aussi celui que l'on a tous vécu, tout en l'oubliant souvent : au sein d'un petit groupe, la concorde peut être trouvée, les conflits apaisés, par la force du dialogue ou des nécessités. Mais dans la masse, face à la vindicte collective, les amalgames reprennent le dessus. Et une fois libérée, ces forces-là sont incontrôlables et inhumaines. Le "clash" s'achèvera ainsi sur une note glaçante, constat hélas réaliste, mais qui peut avoir valeur d'avertissement.