LA DANSEUSE

  • Réalisateur: Stéphanie Di Giusto
  • Acteurs:: Soko, Gaspard Ulliel, Mélanie Thierry...
  • Origine:France
  • Genres: Drame
  • Durée: 1h48
  • Année de production: 2016
  • Date de sortie: septembre 2016
  • Synopsis: Rien ne destine Loïe Fuller, originaire du grand ouest américain, à devenir une icône de la Belle Epoque et encore moins à danser à l’Opéra de Paris. Même si elle doit se briser le dos et se brûler les yeux avec ses éclairages, elle ne cessera de perfectionner sa danse. Mais sa rencontre avec Isadora Duncan, jeune prodige avide de gloire, va précipiter sa chute.

Une fleur de lumière ressuscitée


Alain Lorfèvre

La section officielle Un Certain Regard a livré vendredi soir le premier film marquant du 69e Festival de Cannes : un grand film de cinéma, une oeuvre sur l'art, un récit de passion passionnée et l'acte de naissance d'une réalisatrice ainsi que la confirmation d'une comédienne entière. On se plait à souligner que dans la salle étaient présents, entre autres spectateurs de prestige, Bertrand Tavernier et Frederick Wiseman, deux grands cinéastes et artisans, différents dans leur style et leur centre d'intérêt, mais unis par le même amour du cinéma et de l'art.

La Danseuse est née d'une image, une photo jaunie d'une danseuse-papillon en plein mouvement, dans des volutes de soie. Tombée en sidération devant celle-ci il y a six ans, la jeune réalisatrice française Stéphanie Di Giusto s'est mis en quête de l'histoire de cette figure méconnue.

Née Mary Louise Fuller, d'un père français et d'une mère américaine, Loïe, comme elle se rebaptisa, revint de New York vers la France de ses ancêtres à l'aube du XXe siècle. Fille de quasi-rien, n'ayant aucune formation dramatique, elle s'était rêvée actrice, en un temps où cette profession était encore méprisée et méprisable pour les femmes. Un incident de costume l'avait fait improviser un numéro de danse et découvrir la beauté des mouvements d'une étoffe. Marie-Louise trouva sa voie, qu'elle suivit donc jusqu'en France, aux Folies Bergères, où elle devint cette "fleur de lumière", louée par Mallarmé, entre autres. Velléitaire et inspirée, Loïe fut une des premières chorégraphes et scénographes, intégrant la fée électricité à l'art de la mise en scène pour créer des effets de lumières dans les mouvements de voiles qu'elle créait.

Devant la caméra de Stéphanie Di Giusto, incarnée par l'intense et incandescente Soko, le récit de son parcours est une ode à la rage de créer, aux artistes qui s'abandonnent corps et âmes à leur art, leur passion et leur vision. C'est aussi le récit, féministe à rebours, d'une femme s'affranchissant des codes moraux et de l'ordre social et genré de son temps - une avant-gardiste en tout point qui, du music-hall où elle fit ses débuts dans son Amérique natale accomplit le chemin exactement inverse que bien des artistes opèrent de nos jours : revenir dans la "Vieille Europe", et "monter" des Folies-Bergères au prestigieux Opéra de Paris - fut au risque de sa propre ruine financière et physique. Et quand bien même elle eut des mécènes ou soutiens divers (dans le film : Gaspard Ulliel, François Damiens et Louis-Do de Lencquesaing - chacun hélas un brin caricatural), c'est essentiellement à elle-même et à son acharnement qu'elle dû sa reconnaissance - ainsi que, dans le film, à sa directrice artistique/ange gardien Gabrielle (Mélanie Thierry).

On retrouve certes dans La Danseuse bien des thèmes et des rebondissements propres aux oeuvres retraçant les destins d'artistes, voire de sportif - Loïe Fuller tient un peu des deux. Mais il y a plus. Stéphanie Di Giusto, épaulée au scénario par le roué Thomas Bidegain (scénariste d'Audiard, entre autres), met Loïe en présence de la jeune Isadora Duncan, qui achèvera dans la foulée de sa mentor de créer la danse moderne. D'un côté, la pure, l'instinctive, la passionnée, de l'autre l'ambitieuse, forte de sa formation classique qu'elle saura destructurer pour en repousser les limites..

On pourra débattre de la justesse factuelle et historique de la relation entre les deux danseuses. Mais à l'écran, le choc fonctionne d'autant mieux que, face à Soko, c'est une "fille de", Lily-Rose Depp, qui incarne Isadora : immédiatement identifiable, graine de star : le choix de casting est d'autant plus pertinent que l'impétrante soutient la comparaison lorsqu'il s'agit de faire un pas de deux - et non des moindres.

Mais ce biopic atypique se distingue par sa direction artistique, sa mise en images (mention à la photographie naturaliste de Benoît Debie, et pas seulement parce qu'il est Belge) et le regard de sa réalisatrice qui ne passe ni à côté de son sujet, ni de la forme qu'imposait celui-ci. Sa recréation à l'écran de la métamorphose scénique de la chrysalide Fuller est un pur moment d'émerveillement, aussi intense que dû l'être en son temps la découverte par le public des chorégraphies de Loïe. La réalisatrice surmonte même les effets de styles convenus de la reconstitution d'époque, captant l'âme de vénérables bâtisses ou ruines authentiques qui reflètent l'élégance de cette Belle Epoque, tout en présageant la fin d'un monde dont Fuller, entre autres, incarna les métamorphoses.

La mise en abîme est inévitable : comment ne pas voir dans l'affirmation de Loïe Fuller le reflet de l'accomplissement d'une réalisatrice qui signe un premier film en tous points remarquable, assuré, affirmé et sans concession ? Et que Stéphanie Di Giustio soit adoubée par des parrains aussi prestigieux - et de prime abord différents - que les producteurs Alain Attal, Vincent Maraval, Luc et Jean-Pierre Dardenne ne réduit en rien son mérite. C'est, au contraire, la confirmation de sa singularité et de sa personnalité - un certain regard.