ALBÜM

  • Réalisateur: Mehmet Can Mertoğlu
  • Acteurs:: Şebnem Bozoklu, Murat Kılıç, Muttalip Müjdeci, ...
  • Origine: Turquie/France/Roumanie
  • Genres: Drame
  • Année de production: 2016
  • Durée: 1h45
  • Date de sortie: prochainement
  • Synopsis: En Turquie, un couple marié, approchant la quarantaine, tente à tout prix de garder secrète l’adoption d’un bébé en constituant un album de photo fictif...

En Turquie, cherchez la famille


Alain Lorfèvre

L'ouverture d'Album de Famille est choc et frontale : un rideau de fer se lève lentement sur une étable industrielle. On en extrait un bœuf, mené non à l'abattoir mais à la génisse. A peine l'animal monté sur sa partenaire, sa semence lui est extraite mécaniquement (et brutalement). Coitus interruptus et cut à l'image sur un gros plan du sperme bovin inséminé artificiellement... Générique.

Ce début grinçant et sans parole est suivi d'une chronique tout aussi clinique mais décalée de la fondation artificielle d'une famille par un couple turc, Bahar et Cuneyt. On les découvre avec la sœur et le beau-frère de Bahar qui prennent les premiers en photos en divers lieux touristiques de la Turquie. Bahar a le ventre rond. S'agit-il de graver sur carte-mémoire la gestation de leur futur enfant... Au détour d'un dialogue, surprise : le ventre est faux, le futur album de famille en préparation un leurre.

Mehmet Can Mertoglu pointe dans ce premier long métrage un tabou dans la société turque : ne pas pouvoir procréer est vécu comme un échec dégradant dans certains milieux. Alors Bahar et Cuneyt vont adopter en cachette. Ce n'est ni un drame ni un mélo. A travers les péripéties tragi-comique de cette (fausse) maternité, le jeune réalisateur turc dépeint la classe moyenne, urbanisée, de la Turquie d'Erdogan. Administration inefficace, petite corruption, talk-show politiques où se lancent des noms d'oiseaux, mythes nationaux, racisme et préjugés ordinaires : tout y passe, comme cela se passerait, peu ou prou,ailleurs et singulièrement en Europe dont la Turquie du film semble finalement si proche.

La forme du film tient d'un dispositif singulier, mais connu : plans fixes, rares gros plans, peu de dialogues. On pense à l'inévitable Tati, mais aussi, plus proche de nous et du réalisateur, à Elia Suleiman, à la causticité de certaines réalisateurs roumains ou d'un Danis Tanovic - d'ailleurs coproducteur du film. Le réalisateur s'en amuse, et y voit un inconscient culturel commun à l'ancienne sphère d'occupation et d'influence de l'Empire ottoman.

Plusieurs allusions sont d'ailleurs faites au vieux trauma historique de la chute de ce dernier. Cuneyt est professeur d'histoire. On pouvait lire à un moment du film une citation de Kemal Ataturk, père de la République laïque turque: "Ma seule espérance est dans la jeunesse". Comprenez aussi : l'avenir. La classe de Cuneyt, que l'on voit dans la foulée, chahute au contraire dans un joyeux désordre. Plus tard, le prof devenu officiellement, père, la leçon du jour portera sur "le Déclin ottoman" et les élèves seront rentrés dans le rang : droits comme des "i", muets comme des carpes, les garçons en uniformes, les filles voilées. De là à voir derrière cette histoire d'adoption une métaphore de la castration nationale et des sursaut de matamore de la Turquie d'Erdogan, il y a un pas tentant à franchir.