A Liège,
les Compagnons de la Terre expérimentent une ferme citoyenne



Reportage par
Aude Quinet

Vidéo par
Gilles Toussaint Christel Lerebourg

Photos par
Michel Tonneau

|N°5
La Libre.be
Lundi 12.06.2017

Le ciel est plombé en ce jeudi matin. Malgré cette météo chagrine, une poignée de courageux bénévoles s’activent sur le chantier du jour dans le paisible domaine des Cortils à Mortier (Blegny). Leur mission ? Planter du trèfle d'Alexandrie entre les plants de Goji, un arbuste originaire de Chine dont les fruits sont riches en antioxydants. Une culture plutôt inhabituelle au cœur du pays de Herve.

Parmi ceux-ci, Julian n’a pas hésité à faire plusieurs kilomètres pour " donner un coup de main ". " Pour l’instant, on désherbe autour des plants pour pouvoir semer ensuite le trèfle ", lance-t-il, accroupi les mains dans la terre.

Julian

Cet étudiant en gestion de l’environnement a pris connaissance du chantier via Internet. " J’avais déjà entendu parler du projet. J’ai voulu voir ce qu’il s’y passait car une fois mes études terminées, j’aimerais développer un projet d’agriculture agroécologique sur Verlaine ", confie-t-il. " Ce qui me plaît ici, c’est que c’est une initiative locale qui crée une alimentation saine, recrée de l’emploi dans l’agriculture et soigne la terre. "

Des chantiers hebdomadaires

Un peu plus loin, Guy Simonis guide le chantier dans une ambiance détendue et conviviale.
" Comme le sol est trop envahi par du mouron, on est en train d'enlever celui-ci. Puis on va semer un couvre-sol, le trèfle blanc, qui va à la fois empêcher la végétation de revenir et permettre d’enrichir le sol en y piégeant l’azote ", explique-t-il. Habitant la région, cet enseignant à la retraite qui possède son propre potager apprécie travailler la terre. En tant que coopérateur-bénévole actif, " je viens ici tous les jeudis depuis février l’an dernier. Ce projet est tellement riche que j’ai envie d’apporter ma contribution ".

Une fois par semaine des chantiers collectifs comme celui-ci sont organisés sur le site de production des Compagnons de la Terre. Les tâches varient d’une semaine à l’autre, selon les besoins et la saison : plantation (de légumes, de haies, d’arbres), entretien, marquage des délimitations… " C’est très diversifié ", relève le bénévole.

En tout, près 6 hectares de terres ont déjà pu être revalorisés en production maraîchère (dont une grande partie sous serres) par les Compagnons, leur permettant de nourrir plus de cent familles de la région liégeoise. " On a planté de la salade, du fenouil, des épinards, des oignons, du chou. On a aussi un hectare de céréales ", précise Ariane Hermans, déléguée à la gestion journalière. A partir de juin, " d’autres produits vont sortir : tomates, pois, haricots, carottes, pommes de terre, persil, cerfeuil, bettes, navets, betteraves, concombres, courgettes, aubergines. A la belle saison, on a vraiment de tout ! " Sur une année, la ferme expérimentale comptabilise ainsi plus de 35 variétés de légumes différents.

Une coopérative collective et citoyenne

Les Compagnons de la Terre sont organisés sous la forme d'une coopérative citoyenne et paysanne liégeoise, portée au préalable durant plus de deux ans par un ingénieur agronome et une géographe. Depuis janvier 2015, elle est installée sur ce magnifique et vaste site où elle occupe une trentaine d'hectares de terres agricoles (sur un total de 70 ha) qui surplombent le château de Cortils et sa ferme en carré. Des terrains pour lesquels elle dispose d'un bail emphytéotique (un bail de 99 ans) pour un loyer modique.



" Le dernier occupant, un fermier conventionnel, a pris sa pension et n’a pas eu de repreneur. Le propriétaire des lieux, très engagé dans le développement durable, souhaitait quant à lui passer à une agriculture plus respectueuse et conforme au paysage initial de la région ", raconte la responsable. Les Compagnons lui proposent alors leur projet pilote d’agriculture agroécologique et agroforestière en coopérative citoyenne né " dans la foulée " de la " Ceinture aliment-terre liégeoise " (CATL). Constituée fin 2013 par un groupement d’acteurs locaux, cette " ceinture " a pour objectif de transformer en profondeur le système alimentaire régional, en créant " une série de microfermes un peu partout dans la région ".

Une réponse à un modèle agricole délétère

" L’originalité ici, précise Ariane Hermans, c’est que la coopérative a été créée par des citoyens, des consommateurs âgés de 25 à 40 ans, qui depuis des années entendent parler des méfaits de la malbouffe, des dégâts de l’agroindustrie sur les paysages et l’environnement mais aussi de la difficulté des petits agriculteurs à vivre décemment." Plutôt que de rester les bras croisés, ceux-ci préfèrent essayer d'apporter des solutions. " On s’est dit qu’on devait créer quelque chose. On sait qu’on ne va pas changer le monde, mais on peut au moins apporter un mieux à la région liégeoise ". Leur volonté ? Se réapproprier leur alimentation par le contact avec la terre. Pas question toutefois d’écarter les agriculteurs du projet. " On produit sur notre propre terrain mais avec l’idée d’avoir des producteurs associés. Soit des maraîchers qui occupent un lopin sur nos terres ; soit des producteurs de lait de la région qui nous vendraient leur lait que nous pourrions valoriser dans le futur hall de transformation que nous voulons bâtir. Idem pour la viande ", souligne-t-elle.



Actuellement, 500 coopérateurs participent au capital. Si chaque part vaut 250 euros, aucun détenteur ne peut dépasser un plafond de 5000 euros. " Ce sont eux qui détiennent la coopérative. Chacun dispose d'une voix à l’assemblée générale (quel que soit le nombre de parts en sa possession, NdlR). Celle-ci désigne le conseil d’administration qui définit les orientations opérationnelles ainsi que le responsable à la gestion journalière ". La transparence de la gestion est en outre un principe fondamental. Des groupes de travail composés de travailleurs et de bénévoles planchent de leur côté sur les moyens de faire grandir la coopérative et d'améliorer son fonctionnement. " Il y a un groupe production (planter, cueillir, nettoyer…), logistique, communication, informatique, commercialisation, finance et administratif, gouvernance, ressources humaines, énergie et jeunes étudiants… ", détaille la coordinatrice. " Chacun d'entre eux est piloté par un responsable qui fait les rapports, organise les réunions une fois par mois, assure le suivi… "

« Près d’une centaine de bénévoles
participent ainsi au développement
de la coopérative qui emploie
également à l’heure actuelle quatre salariés. »

Une production agroécologique
et agroforestière

" Les grands principes de la coopérative, c’est le respect de la terre, de l’être humain, du rythme de la nature et des territoires. Nous travaillons en fonction de la configuration des lieux, des sols et de l’intérêt paysager ", insiste Ariane Hermans, le souhait étant de développer " une agriculture écologique, durable et nourricière ".

" Notre objectif est de rendre à la terre sa productivité naturelle que l’être humain a gâchée, et par là rendre aux aliments leurs propriétés nutritives ", ajoute-elle. Pour restaurer et enrichir les sols, la coopérative fait usage de techniques ancestrales remises au goût du jour comme le semi-labour de surface, le paillage, le BRF (bois raméal fragmenté)…



Autre principe mis en œuvre par les Compagnons: l’agroforesterie. " Là, on a replanté plus de 300 arbres fruitiers (pommiers, poiriers et pruniers), des basses tiges et des hautes tiges avec des variétés traditionnelles de la région ", commente le maraîcher bénévole Guy Simonis en pointant du doigt les parcelles en question.

Des ambitions pour 2021

Si les Compagnons sont jusqu’ici plutôt satisfaits de leur avancée, ils voient plus loin. Outre le maraîchage, la coopérative prévoit d’accueillir d’ici 2021 du petit élevage (poules, moutons, cochons) ainsi que la transformation de produits.  " On a un projet de construction d’un hall relais où il y aura une filière céréales (boulangerie), animale (transformation de viande) et laitière. Mais tout ça est encore à construire avec les producteurs pour que l’on identifie leurs besoins, leurs envies. Il faut qu’on leur fasse comprendre que c’est dans leur intérêt de s’associer à nous et qu’on a aussi des choses à apprendre d’eux ", développe Ariane Hermans.

" L’idée est à terme d’avoir un cycle fermé. Si on a des animaux, leurs excréments pourront servir de fumier, les céréales pourront servir à les nourrir… " La coopérative à finalité sociale ambitionne également, en cultivant les 30 ha de terres agricoles à sa disposition, de nourrir plus de 1000 familles, d'arriver à créer vingt emplois directs et à soutenir une vingtaine d’emplois indirects en développant des partenariats avec des producteurs indépendants. " Au niveau du financement : on doit encore capitaliser. Il faudrait qu’on arrive à 1,5 million d’euros. Pour l’instant, nous en avons le tiers. "

Autocueillette et épiceries locales

Mais comment se procure-t-on les légumes produits par la ferme? " Il y a la formule d’autocueillette. Les gens viennent sur le terrain avec leur petit couteau, leur sac et leur seau, ils pèsent sur la balance et payent. Une liste reprend le prix au kilo de chaque légume ", explique la coordinatrice. Une signalétique leur indique également quoi et comment couper. " On demande aux gens qui viennent la première fois de venir le jeudi ou le vendredi pour qu’on leur donne des explications. Après, ils viennent quand ils veulent ". La coopérative écoule également ses légumes dans plusieurs petites épiceries de la région. " Nous fournissons aussi des légumes à la Coopérative Ardentes qui propose des paniers à ses clients. Et nous envisageons d’aller sur les marchés de la région (Visé, Herstal, Herve…). "






" C'est plutôt difficile, il ne faut pas être angélique "


Lancer une coopérative collective et citoyenne n’est pas aussi simple qu’on pourrait le croire, explique Ariane Hermans. " Ça a démarré sur les chapeaux de roues, mais nous avons peut-être fait des erreurs de jeunesse en étant trop enthousiastes, trop ambitieux, peut-être prétentieux à l’égard des agriculteurs. Aujourd'hui, je me dis qu’on doit collaborer. Notre but n’est pas de faire de la concurrence. On sait que les laiteries achètent le lait des producteurs laitiers à un prix ridiculement bas. Notre idée, c’est de leur racheter le lait à un prix plus élevé pour le transformer et lui donner une plus-value de qualité. Ça profite à tout le monde, tant aux producteurs qu’aux consommateurs. "

Par ailleurs, poursuit-elle, " l’énergie de départ a aussi été entachée par une crise interne à la fin de l'année dernière. Des travailleurs et fondateurs n’étaient pas d’accord sur les orientations à suivre. Il y avait ceux qui voulaient rester attentifs à la production et à l’avancement du projet calmement, sans prendre de risque inconsidéré, et d’autres qui voulaient aller plus vite dans un système de gouvernance très autonome. Cela a fait très peur au conseil d’administration qui a dû se séparer de l’un des fondateurs."
" Dans des projets comme celui-ci, avec des personnalités fortes, il est presque logique à un moment donné qu’il y ait des confrontations. Il y a eu une baisse de régime, mais on essaie de se ressaisir. On est toujours là et on va se réorganiser calmement avec peut-être moins d’ambitions et plus de modestie." Mais elle en reste convaincue : " Ce qui rend les choses plus faciles, c'est le collectif. Le fait d'être plusieurs permet de faire porter les responsabilités et les difficultés sur plusieurs têtes, mais aussi d'avoir plus de force et d'enthousiasme. "



<

Suivez-nous sur facebook







L’équipe




Gilles Toussaint

Responsable de rubrique

Valentine Van Vyve

Journaliste La Libre Belgique

Lire les articles "INSPIRE"

©Lalibre.be 2017 - INSPIRE