Crépuscule au pays du soleil levant

Le Japon, d'une ère à l'autre (3)

Photo EPA

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Le 30 avril, l’empereur du Japon Akihito, 85 ans, abdiquera en faveur de son fils Naruhito, 59 ans. Au terme des trente ans de son règne, appelé ère Heisei, La Libre explore dans une série de reportages les mutations et les défis qu’affronte la société japonaise à l’aube de l’ère Reiwa.
Ce reportage a été réalisé avec le soutien du Fonds Marilo, géré par la Fondation Roi Baudouin.

Bienvenue dans la "société vieillissante"

Où est passé le Japon surpeuplé ? On se croirait dans Walking Dead !” Telle fut laaction étonnée d’un ami, recevant notre selfie, pris au milieu d'une rue déserte de la préfecture de Kanagawa, au sud de Tokyo.

De part et d’autre de cette rue se dressent pourtant de gigantesques immeubles résidentiels. Dans les années 1960-1970, ils accueillaient la génération des baby-boomers, cheville ouvrière du “miracle économique”. Kanagawa en était alors un des cœurs, siège d’entreprises comme Toshiba, Canon, Pioneer ou Hitachi. Aujourd’hui, l’ancienne cité-dortoir est en léthargie.

Nous nous rendons dans à une résidence pour personnes âgées, Cross Heart Yuki. Elle fait partie du réseau Shinko Fukushikai, créé par Masue Katayama. Pouvant accueillir 140 personnes, Cross Heart Yuki occupe les locaux rénovés d’un ancien lycée – tout un symbole.

Dans un centre du réseau Shinko Fukushikai. (Photo Alain Lorfèvre)

Dans un centre du réseau Shinko Fukushikai. (Photo Alain Lorfèvre)

Pour y arriver, nous traversons deux aires de jeux. Sur la plus petite, à droite, quelques écoliers piaillent durant leur récréation. Sur la plus grande, à droite, des seniors s’adonnent en nombre à une variante nippone du jeu de croquet.

Choc des deux extrêmes du Japon du XXIe siècle, que résume Kanagawa où un habitant sur quatre est âgé de plus de 65 ans tandis que seul un sur huit a moins de 15 ans. Bienvenue dans la koreika shakai, la “société vieillissante”, où l’on vend plus de langes pour incontinence que pour nourrisson depuis 2012.

Dans une école gardienne de la préfecture de Niigata. (Photos Alain Lorfèvre)

Dans une école gardienne de la préfecture de Niigata. (Photos Alain Lorfèvre)

La baisse des moins de 15 ans

Les démographes considèrent qu’une population est vieillissante lorsque la part des plus de 65 ans y oscille entre 14 et 21 %. En Belgique elle est déjà de 18,56 %. Mais au Japon, 27,8% de la population avait plus de 65 ans en 2013. Ce taux pourrait être supérieur à 30% d’ici 2040.

La population du Japon a augmenté de 37 pour cent entre 1960 et 2010, passant de 93,4 millions d’habitants à 128 millions. Le pic démographique fut atteint en 2008 - l’année de la crise économique mondiale…

Si on divise la population entre trois groupes d’âges distincts (moins de 15 ans, 15-64 ans et 65 ans et plus), on constate que la population des moins de 15 ans a commencé à diminuer en 1980, avant de diminuer rapidement pour atteindre seulement 16,8 millions en 2010, soit seulement 13% de la population et une baisse de 40% en cinquante ans. Dans le même intervalle, la population de plus de 65 ans a été multipliée par 5,5, de 5,4 millions en 1960 à 29 millions en 2010, pour représenter près du quart de la population.

La population de 15-64 ans a atteint son pic en 1995 avec 87 millions de personnes. Elle n’était plus que de 81 millions en 2010. La population en âge de travailler est retombée à son niveau de 1960 (64%) en 2010.

Le rythme de vieillissement de la population est vertigineux : il n’a fallu que 25 ans au Japon pour voir doubler sa population de plus de 65 ans, entre 1970 et 1994. La même évolution a pris 126 ans (de 1864 à 1990) à la France et 85 ans à la Suède (de 1887 à 1972) (United Nations 1956, 2010).

Le pays le plus âgé du monde

Le 1er mai, Naruhito en deviendra lui-même l’incarnation  : à 59 ans, il sera l’héritier le plus âgé à monter sur le trône du Chrysanthème, depuis deux siècles. Un tiers de ses 126 millions de sujets a plus de 60 ans. Comme pour donner un coup de jeune au nouvel empereur, le ministère des Affaires intérieures a publié le 12 avril un recensement révélant qu’un Japonais sur cinq passe le cap des 70 ans.

“J’ai 73 ans. Je tiens cet établissement depuis cinquante ans avec ma femme.” Derrière le comptoir de ce petit izakaya (équivalent nippon du bar à tapas) de Tokyo, le chef s’affaire sur ses brochettes de volaille, avec son fils – la quarantaine sonnée. Un des habitués est à peine plus jeune que les patrons. Il gère encore son entreprise d’import-export.

Cela n’a rien d’exceptionnel au Japon, où près d’une personne active sur huit a plus de 65 ans – soit 8 millions de “vieux travailleurs”. L’âge moyen du paysan est de 67 ans.

Une paysanne âgée pique le riz. L'âge moyen du paysan japonais est de 67 ans. (Photo EPA)

Une paysanne âgée pique le riz. L'âge moyen du paysan japonais est de 67 ans. (Photo EPA)

Depuis 2008, le Japon est le premier pays industrialisé dont la courbe démographique s’est inversée : le taux annuel de natalité est inférieur au taux de mortalité. La population est en diminution constante. “Le Japon est un vieux pays industrialisé, commente Rémi Scoccimarro, docteur en géographie et chercheur à la Maison franco-japonaise de Tokyo. Les logiques démographiques sont les mêmes qu’en Europe, mais avec une avance de dix à quinze ans renforcée par une faible immigration.”

Avec une espérance de vie parmi les plus élevées du monde (le pays a un nombre record de centenaires : 65 000 en 2016, dont la doyenne de l’humanité, Kane Tanaka, 116 ans), la part des seniors ne cesse de croître.

Une grand-mère et son petit-fils (Photo EPA)

Une grand-mère et son petit-fils (Photo EPA)

Les pensions sous tension

Cette évolution démographique grève le budget d’un pays dont la dette publique (223,4 % début 2019) est la plus élevée du monde. Le coût des retraites augmente, quand bien même celles-ci sont parmi les moins élevées de l’OCDE (moins de 500 € au niveau de base). Un quart du budget de l’Etat est déjà consacré aux seules dépenses sociales (contre 17,6 % en l’an 2000). Un dixième de ce montant concerne les soins de santé qui ont doublé en trente ans, pour atteindre 42,1381 trillions de yens (333,85 milliards d’euros) en 2016. Soixante pour cent concernent les plus de 65 ans.

Le système de couverture sociale est menacé par le déclin démographique. “Les jeunes générations ont le sentiment de payer pour des services dont elles ne bénéficieront pas. Le risque est de voir apparaître des conflits d’intérêts au cœur de la société, entre jeunes et vieux par exemple. Il faut parvenir à recréer le sentiment d’un système de solidarité” nous explique Tetsuya Itagaki, éditorialiste au quotidien Asahi Shimbun.

Le système de pension japonais, pensé à l’époque de la croissance, est sous tension. Les pensions n’étant pas indexées, le montant payé aurait idéalement dû être compensé par l’inflation et la croissance économique. Mais confronté à une stagnation et à la déflation, le phénomène inverse se produit : la charge des pensions augmente.

Des retraites tardives

Une particularité du système de retraite japonais est le décalage entre l’âge du départ à la retraite (60 ans dans la majorité des entreprises) et celui de l’éligibilité aux prestations de la pension de base, qui est de 65 ans. Depuis les débuts de la baisse de la natalité, au début des années 1970, les différents gouvernements ont tenté de reculer l’âge effectif de la retraite à 60 ans et celui de la perception de la pension de 55 ans à 65 ans.

Depuis 2004, les entreprises doivent prolonger l’emploi jusqu’à 65 ans. Pour inciter les salariés à poursuivre leur activité, une série d’avantages leur ont été offerts : réduction de 20 % des allocations pour ceux poursuivent leur activité jusqu’à 65 ans. D’autre part, en permettant aux personnes de plus de 70 ans qui restent actives de toucher l’intégralité de leur pension de base et d’être exemptés de cotisations. Dans les faits, selon le ministère de la Santé et du Travail, si 75 % des entreprises autorisent leurs employés à travailler jusqu’à 65 ans, 80 % d’entre eux choisissent malgré tout de prendre leur retraite à l’âge de 60 ans.

Une électrice lors des législatives de 2009. Dans un pays vieillissant, le vote des seniors est déterminant... et fait obstacle à des réformes structurelles.(Photo EPA)

Une électrice lors des législatives de 2009. Dans un pays vieillissant, le vote des seniors est déterminant... et fait obstacle à des réformes structurelles.(Photo EPA)

Depuis son arrivée au pouvoir, Shinzo Abe tente de réformer le système. Mais le premier ministre conservateur marche sur des œufs, devant ménager un électorat vieillissant qui est la base électorale de son parti, le PLD. En février dernier, le gouvernement a néanmoins repoussé l’âge de la retraite des fonctionnaires de 70 à 80 ans. En compensation, le revenu de la pension augmente en proportion.

“Il y a deux raisons à ce type de mesures : maintenir les contributions fiscales d’une partie de la population de plus de 65 ans et permettre aux finances publiques d’économiser sur le montant des retraites postposées” nous explique Tetsuya Itagaki. Une course contre la montre perdue d’avance. “C’est un contrat de dupes. Dans les faits, la majorité des employés ne gagnent déjà plus de quoi subvenir à leurs besoins.” Le cercle est vicieux : les hommes de moins de quarante ans, estimant ne pas gagner de quoi entretenir une famille, se marient de moins en moins, ce qui accentue la crise démographique…

La fin des emplois à vie

Depuis “la crise de la bulle” des années 1990 et face à la stagnation, beaucoup d’entreprises ont généralisé les contrats temporaires, aux salaires et niveaux de pension plus faibles. La “génération perdue” de cette décennie approche à son tour à l’âge de la retraite, avec des pensions médiocres. Comme dans d’autres pays industrialisés, la classe moyenne s’appauvrit et tend à disparaître. “Le Japon n’est plus un pays de classe moyenne” confirme Tetsuya Itagaki. Le niveau de salaire moyen baisse. Or, “c’est sur cette classe moyenne que pèse le gros de la charge fiscale”.

En résulte un cercle vicieux : “Il faut maintenir la qualité des services pour les personnes âgées mais aussi établir un système qui bénéficiera aux plus jeunes. Si les services baissent pour les personnes âgées, la charge de leurs enfants augmentera, dans un pays où la norme sociale veut que ceux-ci s’occupent de leurs parents. Chaque année, en moyenne, cent mille personnes, majoritairement des femmes, quittent leur emploi afin de s’occuper d’un parent à domicile.” Avec un impact négatif sur la population active, déjà dramatiquement diminuée du fait de la crise démographique. L’équilibre est fragile. “Le risque est de voir apparaître des conflits d’intérêts au cœur de la société, entre jeunes et vieux par exemple”, prévient Tetsuya Itagaki. “Il faut recréer un système de solidarité.”

Ceux dont les revenus le permettent, épargnent ou cotisent à une pension complémentaire, ce qui a un impact négatif sur la consommation et les recettes fiscales liées à celle-ci. Les autres conservent une activité professionnelle, par nécessité. Un senior sur cinq vit sous le seuil de pauvreté – record dans l’OCDE. Beaucoup de personnes âgées exercent des petits métiers, souvent non qualifiés – caissiers, serveurs,… Ceux qui bénéficiaient d’un contrat à vie, prolongé, sont relégués à des postes subalternes, voire inutiles (à quoi sert un agent de sécurité de 70 ans ?).

Pensionnaires d'un centre de jour effectuant des travaux d'entretien, à Tokyo. (Photo Alain Lorfèvre)

Pensionnaires d'un centre de jour effectuant des travaux d'entretien, à Tokyo. (Photo Alain Lorfèvre)

La quadrature du cercle japonais est peut-être de s’obstiner à relancer la croissance avec une population en décroissance. Mais la grande révolution structurelle ne semble pas encore venue. Pour Shinzo Abe, la nouvelle ère impériale, Reiwa, doit être celle de l’espoir et de l’harmonie. Dans la continuité.

Naissance de la Silver Economy

Sur un stand à un salon d'équipements de rééducation et de gériatrie, à Tokyo. (Photo EPA)

Sur un stand à un salon d'équipements de rééducation et de gériatrie, à Tokyo. (Photo EPA)

Faute de grives, mangeons des merles. Fautes de jeunes, produisons pour les vieux… L’âge de la population japonaise engendre une silver economy, une “économie des cheveux gris” destinée aux personnes âgées - avec nourriture, loisirs, services, biens adaptés à leurs besoins. C’est un marché potentiellement porteur, dès lors que la majorité de la population tend à vieillir. Cinquante-cinq pour cent du patrimoine des ménages sont détenus par les seuls plus de 60 ans, contre seulement 8% pour les trentenaires. Le marché de la “consommation grise” est estimé à 850 milliards d’euros.

L’emploi dans le domaine de soins de santé a doublé depuis 1999, avec 8,2 millions de personnes dans le secteur.

Chaque année, à Tokyo, le salon Shukatsu Festa vise spécifiquement les seniors. On y présente des technologies adaptées à leurs besoins - comme des téléphones portables simplifiés - mais aussi toute une gamme de services destinés aux préparatifs funéraires.

“C’est toute la société qui s’adapte au vieillissement, relève Rémi Scoccimarro chercheur à la Maison franco-japonaise de Tokyo, auteur de Atlas du Japon - l’ère de la croissance fragile (éd. Autrement, 2018). “Les infrastructures ont été adaptées : boutons plus grands dans les ascenseurs, signalétique très visible, rampes d’accès pour personne à mobilité réduite. C’est une population sensible, parce qu’elle vote. Ce vieillissement a des effets parfois surprenants pour l’Européen : par exemple, il y a des restaurants interdits aux enfants, pour préserver la tranquillité des clients âgés.”