Un nouveau Japon pour un nouvel empereur

La fin de l’exception japonaise

Devant le palais impérial, à Tokyo (Photo EPA/FRANCK ROBICHON )

Devant le palais impérial, à Tokyo (Photo EPA/FRANCK ROBICHON )

D'une ère à l'autre

Le 30 avril, l’empereur du Japon Akihito, 85 ans, abdiquera en faveur de son fils Naruhito, 59 ans, après 30 ans de règne, appelé ère Heisei.

Alors que l’archipel n’a jamais attiré autant de touristes, son économie naguère florissante est devenue fragile, sa dette souveraine est abyssale (246% du PIB) et sa société affronte de nombreux changements, confrontée à une dramatique baisse démographique.

Dans une série de reportages, La Libre explore les mutations et les défis qu’affronte le Japon à l’aube de l’ère Reiwa.

Ce projet a été réalisé avec le soutien du Fonds Marilo, géré par la Fondation Roi Baudouin.

Un soir de décembre 2018 à Tokyo. Gare d’Ueno, les trains arrivent à l’heure, à la minute près, comme partout au Japon. Les toilettes sont immaculées - on pourrait manger par terre. Les contrôleurs aux gants blancs guident les voyageurs avec courtoisie. Les navetteurs se pressent d’un bon pas pour attraper leur correspondance. Tout n’est que reflet de Reiwa, l’ère de “l’harmonie ordonnée”, qui débutera le 1er mai 2019, avec l’intronisation du nouvel empereur du Japon, Naruhito.

Mais dans le hall principal, une autre image reflète les métamorhoses des trente ans de l’ère Heisei, qui s’achèvera le 30 avril, avec l’abdication de l’empereur Akihito, 85 ans.

Les étals d'un marché temporaire alignent des produits régionaux, originaires de l'Hokkaido septentrional à Kyushu, l'île du sud de l'archipel, témoins d'une diversité culturelle et culinaire méconnue, dont les autorités font un nouvel argument touristique. La confrontation est marquante avec l’uniformité banalisée des boutiques de chaînes étrangères (dont un confiseur belge) qui essaiment désormais à Tokyo.

Contrastant avec l’étalage de luxe, des SDF s’installent sous les arcades de l’échangeur routier, dans la fraîcheur de la nuit tombante - vision naguère plus familière en Occident.

Des touristes chinois prennent d’assaut les family restaurants (fast foods locaux), accueillis dans leur langue par un compatriote ou un Vietnamien - officiellement “étudiant” ou "apprenti" dans un pays où l’immigration économique est un tabou.

Le long d’un chantier urbain, en activité malgré l’heure tardive, des agents de sécurité septuagénaires guident les piétons. Notre chauffeur du taxi, aussi âgé, plie sous les 30 kilos de notre valise. Comme le concierge de notre hôtel, c’est un pensionné qui complète ses revenus.

Mondialisation, pauvreté, immigration, vieillissement, pénurie de main d’œuvre : voilà les nouveaux défis du Japon qui n’est plus la puissance économique insulaire ni la “nation classe moyenne” qu’il était en 1989, quand Akihito est monté sur le trône.

Carrefour de Shibuya, à Tokyo. (Photo AFP)
(Photo Alain Lorfèvre)
Sans-abri, à Tokyo. (Photo EPA)

Et le Japon devint un "pays ordinaire"

“Le Japon est devenu un pays ordinaire.” Comprenez : “comme les autres pays industrialisés”. C’est de cette formule lapidaire que le sociologue Eiji Oguma, professeur à l’université de Keio et auteur de Heisei History (2012, Kawade Books), résume le bilan des trente ans de l’ère Heisei.

En 1989, lors de la montée du fils d’Hirohito sur le trône du Chrysanthème, le Japon faisait encore figure d’exception, alors au sommet de ce qu’on appelait son “miracle économique”. “Le Japon était l’usine du monde dans les années 1980”, résume notre interlocuteur. L’indice boursier Nikkei atteignait son niveau record. Le taux de chômage était de 2,1%, historiquement bas (seuls le Luxembourg et la Suède faisaient mieux).

Suite à la réévaluation du yen imposée par les Etats-Unis afin de rééquilibrer leur balance commerciale, les prix de l’immobilier ont été multipliés par six à Tokyo. En 1989, le quartier central de Ginza était le plus cher du monde : le mètre carré valait jusqu’à cent millions de yen (700 000 dollars). Le seul palais impérial était équivalent au foncier de toute la Californie.

Cette bulle immobilière s'est dégonflée dès 1991, annonçant la fin de la croissance économique du Japon. Celle-ci coïncide avec la fin de la guerre froide (le mur de Berlin est tombé en 1989, l’URSS a implosé en 1991). “Commence une nouvelle ère durant laquelle lea autorités n'ont pas su s’adapter au changement de l’environnement économique et politique” note le professeur Oguma.

“L’éclatement de la bulle fut un énorme choc et le début d’une période de stagnation. Beaucoup de personnes crurent que ce serait de courte durée. Pour cette raison, le Japon a essayé de préserver sa situation et de maintenir le statu quo. Le revenu moyen a continué à augmenter jusqu’en 1997 et le début de la crise financière asiatique. La plupart des secteurs connurent encore une phase de croissance jusqu’à cette période.”

Une dette publique record

“Ce n’est qu’à ce moment-là que la remise en question est survenue”, note M. Oguma.  Au début des années 2000, la Chine a pris sa succession comme “usine du monde”. En 2002, le chômage a atteint le niveau record de 5,4%. La décennie 1990 devient la “décennie perdue”. En 2013, le nombre d’emplois dans le secteur industriel n’était plus que de deux tiers de celui de 1992. Pour compenser, un programme de chantiers publics a été lancé - ce qui va augmenter la dette publique. Celle-ci est aujourd'hui la plus élevée de l'OCDE.

Parallèlement, le taux d’emplois précaires - rareté au Japon avant 1992 - a augmenté jusqu’à représenter aujourd’hui quarante pour cent des emplois. “Avec l’apparition du fossé entre travailleurs réguliers et irréguliers, en 2006, puis la crise de 2008, le modèle japonais a perdu de sa pertinence. On est entré dans un période de doute, d’égarement.” Les autorités et les élites japonaises ont raté le virage de la mondialisation consécutive à la fin de la guerre froide. “Encore aujourd’hui, rares sont les responsables politiques japonais qui parlent anglais”, poursuit M. Oguma.

Dans un contexte de stagnation économique, accompagné d’un exode rural vers la mégapole Osaka-Tokyo, le Parti libéral-démocrate (PLD, conservateur), au pouvoir depuis 1955 a perdu une partie de sa base électorale. Ce qui a entraîné deux alternances, entre 1993 et 1996, puis entre 2009 et 2012. Durant la dernière, trois gouvernements successifs du  Parti démocrate du Japon (PDJ) n'ont su consolider leur pouvoir.

Le 11 mars 2011, a lieu le plus important séisme jamais mesuré au Japon. Il frappe la région de Tōhoku.

Le séisme cause un tsunami d’ampleur sur la Côte pacifique de Fukushima et les préfectures de Miyagi et Iwaté.

Le tsunami provoque une panne d’électricité à la centrale nucléaire de Fukushima-Daiichi, qui entraîne la fusion des cœurs de trois réacteurs.

Le séisme fait 16 000 morts et plus d’un demi-million de déplacés. (Photos Belga)

Le 11 mars 2011, a lieu le plus important séisme jamais mesuré au Japon. Il frappe la région de Tōhoku.

Le séisme cause un tsunami d’ampleur sur la Côte pacifique de Fukushima et les préfectures de Miyagi et Iwaté.

Le tsunami provoque une panne d’électricité à la centrale nucléaire de Fukushima-Daiichi, qui entraîne la fusion des cœurs de trois réacteurs.

Le séisme fait 16 000 morts et plus d’un demi-million de déplacés. (Photos Belga)

Le traumatisme de Fukushima

Le 11 mars 2011, a lieu le plus important séisme mesuré au Japon. Il frappe la région de Tōhoku, causant un tsunami d’ampleur sur la côte Pacifique de Fukushima et les préfectures de Miyagi et Iwaté. Ce tsunami provoque une panne d’électricité à la centrale nucléaire de Fukushima-Daiichi. Le séisme fait 16 000 morts et plus d’un demi-million de déplacés. Le premier ministre Naoto Kan (PDJ), déjà en difficulté avant la catastrophe, voit sa gestion de la crise contesté. Son parti perd le pouvoir en 2012. Au Japon, ce traumatisme national est évoquée sous la date anglicisée “3.11”, écho du “9.11”, le 11 Septembre, aux Etats-Unis.

“Depuis le drame de Fukushima, le taux de participation aux élections est en-deça des soixante pour cent”, note M. Oguma. Réunissant au moins trente pour cent des suffrages dans chaque circonscription, la coalition conservatrice menée par le PLD semble imbattable. Mais celle-ci est fragile et offre peu de perspectives nouvelles face aux défis présents.

Pour la première fois depuis les mouvements étudiants des années 1960, le Japon a vu des manifestations massives, sur fond de revendications anti-nucléaires, après la catastrophe de Fukushima. “Mais ce mouvement n’est pas structuré, donc n’a pas eu d’impact sur les élections. C’est un mouvement fragmenté” analyse Eiji Oguma, qui a consacré un documentaire à ces manifestations, Tell the Prime Minister (2015).

“L'emploi est précaire, la population vieillit, les inégalités sociales augmentent et des mouvements sociaux apparaissent”. C’est en ce sens que le Japon a perdu son statut d’exception parmi les pays industrialisés et serait devenu une “nation ordinaire”.  “Les gens ont pris conscience que la situation est peu enthousiasmante. Ils s’inquiètent pour l’avenir. Mais ils ne savent pas quelle direction prendre.”

Notre témoin

Eiji Oguma est sociologue et historien. Il enseigne à l'Université Keiko.

Ses recherches portent sur l'identité nationale, le nationalisme, la démocratie et les mouvements sociaux dans le Japon contemporain.

Il est l'auteur de plusieurs articles (en anglais) pour la revue The Asia-Pacific Journal. https://apjjf.org/-Oguma-Eiji

Il a réalisé en 2015 un documentaire sur le mouvement anti-nucléaire au Japon, Tell the Prime Minister.

Il est l'auteur de Heisei History, Kawade Shobo Shinsha Publishers, 2012.