Si l'Union européenne n'existait plus…
il faudrait la réinventer

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Le projet européen n’a plus la cote. A tel point que certains espèrent même le voir sombrer. “La Libre Belgique” a donc tenté d’imaginer à quoi ressemblerait l’Europe si ce scénario venait à se réaliser. Si demain, les chefs d’Etat et de gouvernement signaient l’acte de décès de l’UE.

Des dizaines de feuilles, estampillées d’un drapeau bleu étoilé, s’échappent par une fenêtre du 13e étage du Berlaymont. Sur l’esplanade, un corps sans vie. A l’intérieur, sur un coin du bureau, une lettre tente de se libérer, elle aussi, du poids d’un stylo. “Toute ma vie j’ai cru en l’Europe. J’ai aimé l’Union européenne pour le meilleur et pour le pire. J’ai même appris à la chérir encore plus en temps de crise. Aujourd’hui, je refuse de vivre pour voir notre Union mourir, étouffée par les égoïsmes nationaux, engloutie par les relents xénophobes.” Jean-Claude Juncker est resté fidèle à lui-même jusqu’à son dernier souffle. Ce vétéran de la construction européenne a consacré toute son énergie à sa passion. Impossible, finalement, de ne pas y laisser sa vie aussi. Il fallait mourir avec l’Union pour ne pas vivre sans.

Toute ma vie j’ai cru en l’Europe. J’ai aimé l’Union européenne pour le meilleur et pour le pire. J’ai même appris à la chérir encore plus en temps de crise. Aujourd’hui, je refuse de vivre pour voir notre Union mourir, étouffée par les égoïsmes nationaux, engloutie par les relents xénophobes.”

“L’Europe m’a tuer”, “L’Union emporte avec elle son dernier président”… Les médias des quatre coins du monde ont rivalisé de titres chocs, au lendemain du sommet européen qui a signé la fin de la Communauté. La tragédie a même plombé l’ambiance de la fête qui battait son plein à Westminster, sous des bannières “We told you so”. Comme un ultime croche-pied de l’espiègle Luxembourgeois pour agacer les Britanniques.

L’onde de choc provoquée par la mort du président de la Commission a vite laissé place à celle, bien plus ravageuse, du démantèlement de soixante-cinq ans de construction européenne. La fin de l’Union, personne n’a voulu y croire, même si Juncker n’a cessé de qualifier toutes les réunions de chefs d’Etat et de gouvernement de “sommet de la dernière chance”. L’ultime Conseil a confirmé ses funestes prédictions.



“L’enfer est pavé de bonnes intentions”

Le Premier ministre italien Matteo Renzi a longtemps pesté contre cette Europe ressemblant à “l’orchestre jouant sur le pont du Titanic”, qu’il aurait fallu réformer pour éviter le naufrage. Mais, pour beaucoup, “réformer” était synonyme de “morceler”. En offrant aux Etats membres une Union européenne “à la carte”, on a couru le risque qu’ils ne commandent plus rien. Ou que certains plats européens soient si rarement consommés qu’on finisse par les retirer du menu.

“l’orchestre jouant sur le pont du Titanic”

“A un pays, on dit qu’il ne doit pas appliquer la libre circulation des personnes, à un autre qu’il n’est pas obligé de donner les mêmes droits à tous les citoyens de l’UE. Et la référence d’une Union toujours plus étroite qui était dans les traités, on n’en a plus eu besoin. Touche par touche, on a dilué, démantelé, affaibli le projet européen, pour la bonne raison d’accommoder les diversités. L’enfer est pavé de bonnes intentions…”, observait, ironique, Jacques Rupnik directeur de recherches à Sciences Po Paris*.

Un enfer. Le mot est-il démesuré pour décrire à quoi ressemble aujourd’hui l’Europe sans l’Union, plusieurs mois après la signature de son acte de décès ? Aux yeux des partis nationalistes et d’extrême droite, c’est, au contraire, un paradis. Bien avant l’implosion de l’UE, ils avaient commencé à creuser leur sillon au cœur des démocraties du Vieux Continent. Mais la Commission finissait toujours par leur tirer les oreilles en cas de dérive autocratique. “Le Hongrois Viktor Orban et son homologue polonaise Beata Szydlo étaient en confrontation avec Bruxelles, ils testaient les limites, mais ils étaient conscients qu’il y en avait. Les pays d’Europe de l’Est se retrouvent sans garde-fou de la démocratie”, note M. Rupnik.

“Partout, on assiste à une résurgence des partis d’extrême droite, des politiques nationalistes qui exacerbent la séparation entre les pays”

Ils ne sont pas les seuls. “Partout, on assiste à une résurgence des partis d’extrême droite, des politiques nationalistes qui exacerbent la séparation entre les pays”, pointe l’analyste grec Janis Emmanouilidis, du European Policy Centre. Dans les quelques Etats où les élections n’ont pas encore porté au pouvoir les figures extrémistes, les partis traditionnels se laissent tenter par un discours autoritaire pour maîtriser les remous sociaux ou récupérer quelques électeurs à leurs concurrents nationalistes. Au début de l’année 2016, déjà, la France avait emprunté ce chemin : l’état d’urgence était devenu le mot d’ordre du Premier ministre socialiste Manuel Valls, engagé dans les pas d’un Front national qui n’attendait que son heure.



“Parle à tes ennemis…”

“On assiste au retour de la politique de la période d’entre-deux-guerres, à savoir une politique de chaos et de déroute”, observe Cristian Preda, qui fut eurodéputé conservateur roumain. Durant cette période, prélude du cataclysme de 39-40, “chaque pays cherchait à résoudre ses difficultés comme s’il était seul au monde”, observait dans les années 40 le Français Robert Marjolin, un des acteurs de la construction européenne. Force est de constater qu’en quittant leur dernier Conseil européen, certains chefs d’Etat et de gouvernement se sont serré la main pour la dernière fois. Le Grec Alexis Tsipras a pu dire adieu à la maîtresse de l’austérité Angela Merkel. Et toutes les caméras se sont figées sur la poignée de main du couple franco-allemand. “Est-ce un adieu ou un au revoir ?”, chuchotaient les observateurs. En ôtant la casquette de “membre du Conseil européen” pour ne garder que celle de “simple” dirigeant national, les Vingt-huit se sont débarrassés de cette fâcheuse contrainte de solidarité et de coopération avec ceux qu’ils n’appréciaient pas.

“On assiste au retour de la politique de la période d’entre-deux-guerres, à savoir une politique de chaos et de déroute”

Si Jean-Claude Juncker ne s’était pas suicidé, il serait peut-être mort d’une crise cardiaque en voyant la Croatie et la Slovénie échanger les coups de feu dans la baie de Piran, cette région qu’elles se disputent depuis des années. Ou la Hongrie multiplier les provocations à l’égard de la Slovaquie, de la Roumanie, de la Serbie, pour réclamer ses territoires perdus. Ou la France et l’Espagne régler à nouveau à coups de fusil leur querelle de la pêche.



La vodka coule à flots

Pendant ce temps, la Russie danse. “La consommation de vodka augmenterait de manière spectaculaire si demain on revenait à une fragmentation de l’Europe”, avait prédit M. Preda. Aujourd’hui que l’Union n’existe plus, l’ours russe profite du chaos et de la déroute qui règnent à l’Est pour “essayer d’y imposer un nouvel ordre, lui qui n’a toujours pas avalé la pilule des années 90”, comme le souligne Anna Paczesniak, professeure à l’Université de Wroclaw. “Les situations semblables à celles de la Crimée et de l’est de l’Ukraine se multiplient. Il y a de plus en plus d’épisodes de violences domestiques, de conflits entre minorités, de disputes aux frontières”, explique Federico Romero, professeur à l’Institut universitaire européen de Florence.



Les frontières s’élèvent

Car les frontières, hier levées, se dressent à nouveau entre tous les ex-pays membres. Plus étanches que jamais – du moins les Etats aiment-ils à le (faire) croire. Certes, il n’est plus question pour tout Européen de sauter les barrières, sans contrôle aucun, pour savourer un petit-déjeuner à Paris, une frite belge à midi et une bière à Berlin le soir. Mais chacun peut désormais tenter de se bâtir une forteresse, sur laquelle viendront s’éclater les vagues migratoires. Parce que bien sûr, les migrants n’ont pas renoncé à emprunter la voie vers l’Occident. Tant que les guerres feront rage en Syrie, au Yémen, en Afghanistan, tant que les pays africains connaîtront des conflits ethniques, aucun mur ni frontière n’empêcheront des personnes désespérées de chercher refuge, comme le disait Juncker.

"La Grèce devait de l’argent aux pays européens en euros. Puisque la drachme est fortement dévaluée, le poids de la dette est devenu insoutenable. Du coup, elle doit faire défaut. Il y a le même genre de problèmes avec l’Irlande, le Portugal, l’Italie”
Au Sud, la Grèce, l’Italie, l’Espagne, Malte sont devenus des camps de réfugiés à ciel ouvert, dont les occupants tentent par tous les moyens de remonter vers le Nord. Rien de neuf à l’horizon par rapport à la situation qui prévalait au début de l’année 2016. Si ce n’est des conditions “d’accueil” plus indignes encore, des individus abattus alors qu’ils tentent de traverser des frontières et des pays du Sud plus dépités, croulant déjà sous des dettes de milliards d’eur… Euh, non.

Car l’euro, longtemps considéré comme un carcan rigide limitant l’éventail des politiques économiques, a disparu, lui aussi. Débarrassés de la monnaie unique, les anciens Etats membres peuvent passer à l’offensive, pratiquer la concurrence déloyale, s’adonner à la dévaluation, cette formule supposée simple et indolore permettant de relancer l’économie. Oublié l’intérêt général ou, à tout le moins, le bien compris. Seule compte l’économie nationale, et elle seule.

“Dans l’Union européenne, il y avait des règles pour limiter les aides d’Etats aux entreprises. C’est fini. Les pays riches se permettent d’investir massivement dans leurs entreprises, les autres dévaluent”, analyse l’économiste André Sapir, professeur à l’Université libre de Bruxelles. Mais beaucoup constatent, ébahis, que l’effondrement de l’épouvantail européen n’a effacé ni les dettes ni les interdépendances économiques entre les Vingt-huit. “La Grèce devait de l’argent aux pays européens en euros. Puisque la drachme est fortement dévaluée, le poids de la dette est devenu insoutenable. Du coup, elle doit faire défaut. Il y a le même genre de problèmes avec l’Irlande, le Portugal, l’Italie”, constate M. Sapir.



La dévaluation, symptôme d’une économie faible

Et beaucoup d’économistes l’avaient souligné : la dévaluation est un symptôme, non pas un remède. Une économie faible, dont la monnaie se déprécie constamment, c’est une économie qui se dégrade, dont les salaires, le pouvoir d’achat et le niveau de vie diminuent. Manifestations, grèves, tensions, violences éclatent alors au quotidien de plusieurs pays européens. “Quarante-troisième jour de grève des dockers du port d’Anvers”, “Débordements lors d’une manifestation contre la baisse du salaire minimum en Espagne”, “Les policiers aspergent de gaz lacrymogène les agriculteurs protestant à Varsovie”. Même les chaînes d’information en continu peinent à suivre la cadence. Et les Etats tardent à combler le vide laissé par la disparition du budget et des fonds européens, dévolus à la Politique agricole commune ou à la politique de cohésion sociale.



L’Allemagne aux commandes

Enfin débarrassés des “fainéants” du Sud et des travailleurs bon marché de l’Est, les riches pays d’Europe occidentale se portent moins bien que d’aucuns l’avaient espéré. Ils s’en sortent certes mieux que d’autres mais à quel prix? Quelle ironie que d’écraser l’Union au nom de la sacro-sainte souveraineté nationale pour finir à la remorque de la principale locomotive économique du continent ! “L’Allemagne jouait déjà un rôle dominant. L’Allemagne, en dehors de l’UE, joue un rôle encore plus dominant. On a d’abord connu une période de chaos et, maintenant, certains pays essaient de mettre en place une stabilité autour du Mark. Mais Berlin est aux premières loges et décide d’intégrer ou non des pays dans le système. L’Italie, pas question. La Grèce, jamais. Et que faire de la France ? Politiquement, elle en a la volonté mais, économiquement, en a-t-elle la capacité ? Merkel en doute”, observe M. Sapir.

“C’est une situation politiquement déplaisante, le retour de l’Europe des grandes puissances, des diktats”

Paris, frustré de ne pouvoir suivre l’économie allemande, agite, lui, sa puissance militaire tandis que le Royaume-Uni tente de tirer le meilleur profit de sa relation, bien moins particulière que jadis, avec les Etats-Unis. Et les petits pays, comme la Belgique ou le Luxembourg, n’ont d’autre choix que de suivre le mouvement. “C’est une situation politiquement déplaisante, le retour de l’Europe des grandes puissances, des diktats”, ajoute l’économiste.



“Grandes puissances” et “petits Etats”

L’Europe se porte mal. “C’est la faute à Bruxelles”, pouvait-on encore prétendre hier. Mais “Bruxelles” n’est plus. Et il faut un coupable. On cherche à incriminer celui qui a fait capoter le projet européen. La chasse à l’homme – au pays plutôt – est ouverte. A qui imputer la faute ? A la Grèce, pour avoir déstabilisé la zone euro et démontré combien ses fondations étaient fragiles ? A l’Allemagne, pour avoir provoqué un appel d’air migratoire ? Au Royaume-Uni, pour avoir fait tomber le tabou de la sortie de l’Union ? Aux pays d’Europe centrale et orientale, pour avoir porté, les premiers, les coups de canif aux valeurs démocratiques de la Communauté ? A moins que ce ne soit la faute à…

Pendant que les Européens sont occupés à se montrer du doigt, les puissances mondiales telles que les Etats-Unis ou la Chine étendent leur marché. “Même l’Allemagne ne peut pas tenir tête à ces grands blocs économiques et politiques. Seuls, les pays européens sont écrasés”, regrette M. Preda. Le Belge Paul-Henri Spaak, l’un des pionniers du projet européen, avait pourtant mis en garde : “Il existe deux sortes de pays européens. Ceux qui sont petits et qui en ont conscience. Ceux qui sont petits et qui n’en ont pas encore conscience.”



Et si on s’asseyait autour d’une table ?

Il aura fallu l’effondrement de l’Union pour que tous le réalisent. Au manque de compétitivité s’ajoutent extrémismes, retour des régimes autoritaires, conflits, frustrations, pauvreté, manifestations… A côté des défis que chaque pays doit aujourd’hui affronter seul, les petites querelles qui animaient jadis les dîners entre camarades européens semblent tout à fait dérisoires. “L’Europe ne peut pas continuer comme ça” a affirmé récemment le président français François Hollande, dans une déclaration reprise en chœur par ses homologues.

Il paraît qu’une réunion entre plusieurs leaders européens se tiendra prochainement à Bruxelles. Peut-être décideront-ils de commencer par mettre en commun leurs politiques industrielles ou le marché du numérique ? Qui sait, ils pourraient même aller jusqu’à lever les droits de douane, estiment certains observateurs. Comme si le vieux rêve d’unification du continent européen, que l’on pensait à jamais enterré, couvait toujours sous les cendres. La raison finit toujours par l’emporter.

L’équipe


Gilles Toussaint

Journaliste à La Libre Belgique


Maria Udrescu,

Journaliste à La Libre Belgique


Olivier le Bussy

Journaliste, chef ff. du service Inter à La Libre Belgique


Sabine Verhest

Journaliste - Photographe à mes heures - Service International de La Libre Belgique - Lalibre.be


Gilles Milecan

Chef de LaLibre Culture


Raphael Batista

Graphic and WebDesigner


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