Thor Heyerdahl

L’homme prêt à faire 8.000 km en radeau pour prouver qu’il avait raison




Il est des histoires vraies qui deviennent des légendes. Celle de Thor Heyerdahl en fait partie. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, ce Norvégien passionné de zoologie et d’ethnographie est vu comme un farfelu par ses pairs. Allant de sociétés d’explorateurs en revues scientifiques, il tente de faire valoir une hypothèse novatrice : et si les peuples qui habitent les îles polynésiennes depuis des millénaires étaient originaires d’Amérique du Sud, et non pas d’Asie du Sud-Est comme on le pensait jusqu’ici ?

Dans les milieux scientifiques, cette théorie fait sourire ou, dans le pire des cas, énerve les plus grands ethnographes de l’époque. Pourtant, Thor Heyerdahl apporte toute une série d’arguments. Fin 1946, dans son texte « Polynesia and America, a study of prehistoric relations », il note par exemple l’existence d’un récit mythologique selon lequel un certain Kon-Tiki, le dieu du Soleil inca, aurait débarqué en Polynésie. Il est aussi persuadé que les peuples d’alors possédaient l’expertise nécessaire pour naviguer sur les océans.

Lâché de toutes parts, Thor Heyerdahl a une idée : pourquoi ne pas prouver par l’expérience que, même des milliers d’années avant notre ère, les mers étaient déjà vues comme des routes et non pas comme des barrières ? Lui qui sait à peine nager se met aussitôt dans la tête de construire un radeau dans le respect des techniques ancestrales et d’emmener un équipage qui reliera le Pérou jusqu’aux îles Tuamotu dans l’Océan Pacifique.

« J’ai décidé de construire une reproduction du radeau de balsa si contesté, et ceci dans un double but : déterminer son comportement en mer et sa navigabilité à partir d'une observation pratique, et démontrer la justesse de ce que je pensais pouvoir être vérifié indirectement par d'autres faits, à savoir que la Polynésie était naturellement accessible aux embarcations primitives du Pérou. »
Thor Heyerdahl dans « American Indians in the Pacific », 1952.




Une bande de marins d’eau douce

Dès les premiers mois de l’année 1947, l’expédition prend forme. Heyerdahl réunit autour de lui un équipage de 5 Scandinaves aux compétences diverses. Il y a Erik Hesselberg, le navigateur, Knut Haugland et Torstein Raaby, les héros de la toute récente Seconde Guerre mondiale qui possèdent de précieuses compétences en matière de transmissions radio, Herman Watzinger, l’ingénieur de l’équipe, et Bengt Danielsson. Ce dernier s’est joint à l’aventure sur le tard. Étudiant en sociologie, il sera l’intellectuel du bord. À ce titre, il emporte de nombreux livres dans ses bagages.

La construction du navire est un défi technique. Thor Heyerdahl l’affirme : il doit s’agir d’un radeau fait de rondins de balsas, un bois très léger connu pour sa capacité à flotter, liés ensemble par des cordes. Pas question d’utiliser des clous vu que les peuples précolombiens n’en avaient pas.

Heyerdahl et ses hommes trouvent le bois en Équateur. Ils font descendre des troncs entiers par voie fluviale jusqu’à Callao, un port situé non loin de Lima, la capitale du Pérou. Au fur et à mesure que la construction avance, il faut bien se rendre à l’évidence : l’embarcation ne paye pas de mine… Avec sa hutte faite de bambou et de feuilles de bananiers en son centre et sa voile tendue de part en part, le radeau pourra-t-il affronter les courants d’un océan qui n’a parfois de pacifique que le nom ? La marine péruvienne en doute et fait signer un document à Thor Heyderdahl pour se décharger de toute responsabilité en cas de naufrage ou d’avarie.

Qu’à cela ne tienne, Heyerdahl est prêt à prendre la mer coûte que coûte. Son bateau a un nom : le Kon-Tiki, en référence au mystérieux dieu inca qui aurait débarqué en Polynésie des millénaires auparavant. La tête de ce personnage légendaire est peinte sur la voile du bateau, comme pour scruter l’horizon. En route vers l’inconnu.


À la mode précolombienne… ou presque

Mais attention : les aventuriers ne comptent pas pousser jusqu’au bout leur logique d’archéologie expérimentale. En mettant le Kon-Tiki à flot, Heyerdahl veut avant tout prouver que les civilisations précolombiennes disposaient des compétences techniques pour parcourir de longues distances sur l’eau. Le but n’est pas de montrer que 6 Scandinaves du XXe siècle sont en mesure de survivre en mangeant et en vivant à la manière des Incas.

« Nous n'avions pas l'intention de nous nourrir de chair de lama ni de patates kumara séchées, car nous ne faisions pas ce voyage pour prouver qu'un jour nous avions été nous-mêmes des Indiens. »
Thor Heyerdahl dans « L’expédition du Kon-Tiki », 1952.
Dans cette optique, l’équipage du Kon-Tiki a pris le soin d’emporter le matériel de survie indispensable. Sur le radeau, on trouve notamment une radio, des rations de nourriture fournies par l’armée américaine, une caméra pour documenter le voyage, un canot pneumatique pour filmer le radeau de loin, mais aussi une guitare et même… un perroquet ! Pour le reste, les aventuriers comptent se nourrir de poissons et récupérer l’eau de pluie.

Le 28 avril 1947, c’est le grand départ ! Le Kon-Tiki est emmené au large des côtes péruviennes par un remorqueur avant d’être laissé à lui-même. Le frêle esquif est propulsé uniquement par une voile et est guidé par un lourd gouvernail. Les tentatives d’avancer « à la godille », c’est-à-dire à l’aide d’un aviron placé à l’arrière de l’embarcation, se révéleront bien vite infructueuses. Et dès le début, rien ne se passe comme prévu. Heyerdahl et ses hommes essuient leur premier grain majeur. C’est la panique : entre le balsa qui boit l’eau de mer et les courants qui entraînent le radeau trop au nord, l’angoisse s’empare de l’équipage.

Au bout de quelques jours, la situation se normalise. L’expérience archéologique se transforme même en voyage océanographique. L’Océan Pacifique révèle certains de ses secrets les mieux gardés : les voyageurs seront les premiers à voir vivant un escolier serpent, un long et fin poisson qui préfère d’habitude se cacher à 600 m de profondeur. Quelques semaines plus tard, c’est un requin-baleine, le plus grand poisson connu sur la planète, qui vient frôler le Kon-Tiki. Les marins capturent même un requin à main nue. Une scène capturée sur le vif par la caméra embarquée sur le navire.






Terre en vue !

Poussés dans la bonne direction par des courants favorables, Heyerdahl et ses hommes avalent les distances à raison de 80 km par jour. Le 30 juillet 1947, soit trois mois après leur départ, ils aperçoivent les premières terres. Le 7 août, l’équipage met enfin le pied sur la terre ferme, non sans essuyer quelques sueurs froides. Arrivés en vue de l’atoll de Rarioa, en Polynésie française, ils doivent franchir une imposante barrière de corail. Les 6 hommes parviennent à effectuer la manœuvre sans trop endommager le radeau. La joie qui s’empare d’Heyerdahl et de ses compagnons est alors indescriptible : ils ont réussi ce que personne ne croyait faisable. Ils ont parcouru 8.000 km en 101 jours. Ils ont relié l’Amérique du Sud à la Polynésie par la seule force des vents et des courants.


De retour à la civilisation, malgré un livre vendu à plusieurs millions d’exemplaires à travers le monde et un documentaire couronné d’un Oscar en 1952 (à voir en intégralité en cliquant) ici, Thor Heyerdahl devra encore affronter les sceptiques. Car s’il a prouvé qu’il était techniquement possible d’atteindre les îles polynésiennes par l’est, il reste des indices, notamment génétiques, qui tendent à montrer que des populations asiatiques ont aussi mis le pied sur ces atolls.


« Avant l'expédition du Kon-Tiki, on a dit que, comme les Indiens, nous ne pourrions survivre à une traversée océanique de ce type parce que le radeau était fait de bois de balsa léger et poreux convenant seulement à la navigation côtière puisqu'il absorbait l'eau. Après la réussite de notre traversée, on a dit, tout de suite également, que nous avions réussi parce que notre radeau était fait de balsa, une essence de bois censée maintenant ne pas être connue des Indiens de la côte occidentale de l'Amérique du Sud. »

Thor Heyerdahl cité par Snorre Evensberget dans « Thor Heyerdahl : The Explorer » en 1994.
Mais Heyerdahl n’a que faire des critiques. Dans les décennies qui suivent, il applique sa méthode à d’autres mers du globe et à d’autres peuples. Ainsi, en 1970, il relie le Maroc à la Barbade pour prouver que les anciens Égyptiens auraient pu influencer les civilisations sud-américaines.

Cet « archéo-aventurier » hors du commun décède en 2002, à l’âge respectable de 87 ans. En 2012, le film « Kon-Tiki » débarque sur les écrans norvégiens. Ce long-métrage bat tous les records : film le plus cher de l’histoire du cinéma en Norvège, record de fréquentation à sa sortie, une nomination à l’Oscar du meilleur film étranger… Le tout enrobé dans une débauche d’effets spéciaux qui achèvent de consacrer la légende de Thor Heyerdahl.



Sources

Evensberget S., Thor Heyerdahl : The Explorer, J.M. Stebersen, Oslo, 1994.

Heyerdahl T., « L’expédition du Kon-Tiki, sur un radeau à travers le Pacifique, Editions Phébus, coll. Libretto, Paris, 2011.

Ryan D., « Thor Heyerdahl et l’Expédition du Kon-Tiki : mythe et réalité », dans Bulletin de la société des études océaniennes n°275, septembre 1997, pp. 22-35.

« Kon-Tiki » sur Wikipédia, http://fr.wikipedia.org/wiki/Kon-Tiki

« Thor Heyerdahl » sur Wikipedia, https://fr.wikipedia.org/wiki/Thor_Heyerdahl

Crédits photo :

Reporters
The Weinstein Company
D.R