Des « Protocoles des sages de Sion » à Charlie Hebdo…
le solide succès des théories du complot

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Introduction

Il court, il court, le complot. « Il paraît que », « j’ai entendu dire », « t’as vu ce truc sur internet ? » Désormais, chaque événement, petit ou grand, a sa théorie du complot : les déboires de DSK ? Un complot pour qu’il rate la course à la présidence ! L’attentat contre Charlie Hebdo ? Un coup monté par les services secrets israéliens ! Les attentats du 11-Septembre ? L’oeuvre de la CIA !

De tous les complots, celui des « Protocoles des sages de Sion » est sans doute le plus efficace de l’Histoire. Ce texte, créé de toutes pièces au début du XXe siècle, se présente comme le compte-rendu de conversations secrètes tenues entre de puissants juifs désireux de dominer le monde. Rapidement démasqué comme un faux historique flagrant, le livre sera ensuite cité comme une preuve par Hitler dans « Mein Kampf ». Aujourd’hui encore ces délirants « Protocoles » connaissent une grande popularité dans les régions du monde où les juifs sont considérés comme des ennemis publics n°1.

Mais comment se construisent les théories du complot les plus « efficaces » ? Et comment les combattre ? Réponses dans le « Il était une fois » de cette semaine avec Gérald Bronner, professeur de sociologie à l’université Paris-Diderot et auteur en 2013 de « La démocratie des crédules » (PUF).

Le « Protocole des sages de Sion » : le complot de tous les complots

L’histoire des « Protocoles des sages de Sion » commence dans la Russie des tsars, au début du XXe siècle. Piotr Ratchkovski, chef de la police secrète russe à l’étranger, l’Okhrana, fait les cent pas dans son bureau parisien. À cette époque, le tsar Nicolas II est régulièrement victime d’attaques d’opposants politiques. Pour Ratchkovski, les choses ont assez duré. Il est temps de remettre l’église (orthodoxe) au milieu du village. Mais comment ? L’homme s’arrête, son visage s’illumine. Il vient de trouver LA bonne idée. Pourquoi ne pas profiter du climat d’antisémitisme ambiant pour pointer les juifs comme principaux responsables des maux de Nicolas II ?

Ah, si seulement il y avait un document prêt à l’emploi pour diffamer les juifs une bonne fois pour toutes… Problème : ce document n’existe pas. Solution : il suffit de l’écrire ! Ratchkovski s’offre les services de Matveï Golovinski. Cet avocat radié du barreau, reconverti en journaliste à scandales, commence son travail dans le plus grand secret. Il imagine une histoire d’une efficacité redoutable : de puissantes personnalités de la diaspora juive se sont réunies pour comploter en vue de dominer le monde entier. Golovinski intitule son texte, présenté comme un compte-rendu des conversations tenues lors de ces rencontres, « Protocoles des sages de Sion ». L’intrigue est solide, le titre est sérieux. Voilà qui devrait marcher du tonnerre.

L’objectif est clair : il s’agit ici de rassembler l’opinion contre un ennemi commun. Pourtant, l’ouvrage est un faux grossier plagié sur un texte plus ancien. En effet, Golovinski a puisé allègrement son inspiration dans le « Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu », un pamphlet contre Napoléon III écrit une quarantaine d’années plus tôt par un Français, Maurice Joly. Des lecteurs attentifs ne tarderont d’ailleurs pas à démasquer l’imposture. En 1921, un article du « Times » britannique effectue une comparaison implacable, phrase après phrase, des deux textes. Mais rien n’y fait, l’envie d’y croire est trop forte.

Commence alors une longue période faste pour les « Protocoles ». Et ce grâce à de puissants relais. Traduit en plusieurs langues, il se répand dans toute l’Europe. En 1924, Adolphe Hitler cite l’invention de Golovinski dans « Mein Kampf » :

« Les “ Protocoles des sages de Sion”, que les juifs renient officiellement avec une telle violence, ont montré d’une façon incomparable combien l’existence de ce peuple repose sur un mensonge permanent. “Ce sont des faux”, répète en gémissant la “Gazette de Francfort” et elle cherche à en persuader l’univers ; c’est la meilleure preuve qu’ils sont authentiques. […] Le meilleur moyen de juger ces révélations est de les confronter avec les faits. »

Adolphe Hitler, Mein Kampf, Nouvelles éditions latines, Paris, 1934, p. 307.

Par la suite, même pointés comme un tissu de mensonges, les « Protocoles » devront leur succès à cet argument massue : « D’accord, c’est peut-être un faux, mais ce qu’on y raconte se vérifie avec le cours de l’Histoire ». Le philosophe Heidegger suivra ce raisonnement face à Karl Jaspers. Ce dernier dans son « Autobiographie philosophique » se souvient avoir parlé avec Heidegger « de la question juive et de cette pernicieuse ineptie des sages de Sion ». Ce à quoi le philosophe répondit qu’il existait « bel et bien une dangereuse alliance internationale des juifs » (plus de détails dans cet article du Monde à lire en cliquant ici.

Décennie après décennie, la popularité des « Protocoles » et des théories du complot qui en découlent ne se dément pas. En 2002, le texte est « adapté » en série télé sur une chaîne égyptienne. « Le cavalier sans monture », diffusé dans 17 pays arabes, retrace la création de l’État d’Israël en s’appuyant (y compris dans les dialogues) sur le texte de Golovinski.


Devenus l’outil parfait pour mobiliser les islamistes contre les juifs, les « Protocoles » ont aussi connu leur heure de gloire après la chute des tours du World Trade Center à New York. Parmi les nombreuses théories conspirationnistes nées du 11-Septembre, l’une d’elles met en avant le complot juif visant à faire basculer le monde dans le chaos. Selon des rumeurs persistantes, les juifs auraient reçu l’ordre des services secrets israéliens de ne pas aller travailler dans les tours le jour fatidique. Une supposition qui fait bondir le politologue Stephen Bronner interviewé sur Arte en janvier 2014 :

« C’est complètement absurde. Entre 250 et 400 juifs sont morts dans les attentats. Ensuite, il faut se demander comment les juifs auraient pu être informés. On dit que le Mossad les aurait prévenus. Comme si les services secrets israéliens avaient le numéro de téléphone ou l’adresse email de chaque juif sur la planète. C’est tellement insensé que je ne sais pas quoi dire. »

« Sociétés secrètes. Le masque des comploteurs », Arte, 4 janvier 2014.

Avec internet, les « Protocoles des sages de Sion » ont encore de beaux jours devant eux. L’ouvrage, format ePub, Kindle ou PDF (au choix), se trouve gratuitement en quelques clics. Les plus paresseux ou les plus pressés écouteront les résumés sur YouTube. Les avertissements en préface n’y changeront rien : pour les tenants de la théorie du complot, l’imposture du texte importe peu. Enfermés dans leurs convictions, ils ne retiennent que le côté soi-disant « prophétique » d’un livre considéré comme l’un des plus dangereux de l’histoire contemporaine.

Gérald Bronner

« Le droit au doute est une chose,
mais il y a aussi des devoirs »

Gérald Bronner - sociologue

Le 11-Septembre, la mort de Kennedy, le premier pas sur la Lune, et plus récemment les attentats de janvier à Paris… Tous les grands événements de l’histoire ont été suivis d’un lot de théories du complot. Dans ce domaine, internet a changé la donne. Désormais, la rumeur ne se répand pas au rythme des conversations, mais elle se déverse en quantités phénoménales par des vidéos sur YouTube, via les réseaux sociaux… Au point de devenir une soupe idéologique dont la désinformation est l’ingrédient principal.

Le sociologue Gérald Bronner s’intéresse tout particulièrement à la manière dont les théories du complot se diffusent. En 2013, ce professeur à l’université Paris-Diderot publiait « La démocratie des crédules » (PUF). Avec une question centrale : « Pourquoi les mythes envahissent-ils l’esprit de nos contemporains ? ».

Interview

Avez-vous été surpris par la rapidité avec laquelle les théories du complot ont surgi suite aux attentats de janvier à Paris ?

Je n’ai pas du tout été étonné. Le processus de rapidité de développement de ces rumeurs ne date pas de l’attaque contre Charlie Hebdo. On l’avait déjà observé dans plusieurs affaires. Lors de l’attentat du marathon de Boston par exemple, dans la journée, on avait constaté qu’il y avait déjà des éléments de théorie du complot qui émergeaient. Pour le coup, c’est internet qui apporte cette célérité à cette mythologie contemporaine.

En fait, les théories du complot ont toujours existé. Elles sont très anciennes dans l’histoire des hommes. On en retrouve même pour le procès des templiers. Mais la différence c’est que, auparavant, ces théories se diffusaient par le bouche-à-oreille. Quand il y avait un événement d’actualité qui paraissait surprenant, on pouvait en parler dans les bars, dans sa famille… Si des théories suspicieuses se développaient, c’était un processus très lent et ça ne concernait que des événements majeurs, sinon elles disparaissaient dans l’espace social parce que ça n’intéressait plus personne.

Avec internet, on prend comme objet de théorie du complot même des micro-objets sociaux. Dans l’affaire de Charlie, ce n’est pas le cas parce que c’est un fait majeur qui a ému toute la planète. Mais dans une moindre mesure, le crash de l’avion du PDG de Total a donné lieu, en raison de la rapidité de la réaction, à des mythes du complot. C’est pourquoi il me semble qu’internet, qui est un outil fabuleux par ailleurs, est un très bon incubateur de mythologies contemporaines.

Comment ça se construit, une bonne théorie du complot ? Dans « La démocratie des crédules », vous évoquez la technique des « millefeuilles argumentatifs » …

L’affaire Charlie Hebdo a montré de façon on ne peut plus lumineuse l’existence de ces millefeuilles argumentatifs. C’est une raison du succès de ces théories. Contrairement à ce qu’on pourrait croire comme ça, il n’y a pas besoin d'être stupide pour adhérer aux théories du complot, au contraire, elles ont beaucoup d’arguments. C’est ce que permet internet. Ce que vous avez vu dans l’affaire Charlie Hebdo, c’est une forme d’intelligence en essaim, une créativité collective avec des milliers de personnes qui vont s’exercer à trouver des anomalies. Et en quelques jours on passe à plus de 50 anomalies. Ce ne sont pas des démonstrations en soi, mais c’est ce que j’appelle des produits cognitifs en millefeuilles. Il y a des dizaines d’arguments, en réalité tous bidon, qui donnent l’impression que tout ce qui est avancé n’est pas faux.

Les conspirationnistes veulent créer une forme de doute dans les esprits. Il suffit de faire douter l’interlocuteur une fois, deux fois, trois fois. Puis l’esprit, notamment des jeunes, va basculer dans une forme d’idéologie. La théorie conspirationniste, c’est une porte d’entrée dans des idéologies qui peuvent être franchement nauséabondes ou en tout cas radicales, que ce soit d’extrême droite, d'extrême gauche ou religieuses.

Il y a donc une saturation d’« arguments » toujours plus nombreux. Mais, si on prend le cas des théories complotistes autour de Charlie Hebdo, les personnes interrogées avancent toujours les deux ou trois mêmes « preuves » : la carte d'identité oubliée, les rétroviseurs de la voiture des frères Kouachi qui changent de couleur selon les photos ou le fait que, sur une vidéo amateur, un policier est abattu sans qu’on voie une seule fois la couleur du sang…

La faute aux faibles capacités de mémorisation du cerveau. Si on regarde les vidéos conspirationnistes sur les attentats du 11-Septembre, il y a des dizaines d’arguments mentionnés. Il n’y a pas besoin que les individus les mémorisent. Il suffit qu’ils aient l’impression qu'il y en a beaucoup pour leur donner l’impression que tout ne peut pas être faux. Il leur reste ensuite à mémoriser un ou deux arguments. Puis, quand vous voulez débattre contre un conspirationniste, quand vous essayez de lui démontrer que ce qu'il dit est faux, le problème c’est qu’il va pouvoir puiser à l’infini dans cet échantillon pour ne pas accepter vos arguments. Dans le cas de Charlie Hebdo, si vous lui démontrez que les rétroviseurs étaient chromés, il va dire : « Oui, mais François Hollande est arrivé trop vite sur les lieux… ». À la fin, pour celui qui y croit, il reste une impression favorable à la théorie.

Pour Charlie Hebdo, de nombreux médias ont évoqué le succès des théories du complot chez les jeunes. Est-ce que cet « effet loupe » n’a pas contribué à populariser dans certains milieux l’hypothèse d’un complot ?

Les médias pour le coup ont raison d’en parler. Il vaut mieux apporter un éclairage. Certes, ça contribue à répandre certaines idées, mais je suis sûr que ça fait du bien aussi. Même si c’est difficile de le mesurer. En revanche, ça renforce chez beaucoup de jeunes l’impression que les médias leur mentent et qu’ils sont du côté du système. Donc on n'en sort pas.

Il est temps qu’on se rende compte qu’on est face à un vrai problème. Si les médias n’avaient pas traité de cette façon frontale et massive la question, peut-être que les pouvoirs politiques en France ne s’en seraient pas autant souciés. Parce que là on voit une vraie réaction: on comprend que le jihadisme est une idéologie, que cette idéologie est souvent adossée à des théories du complot. Il y a une volonté d’en faire un objet de réflexion et d’action politique.

Quand on se promène dans la sphère complotiste sur internet, on trouve rapidement des commentaires, parfois violents, qui vous accusent d’empêcher les gens de douter librement. Qu’avez-vous à leur répondre ?

Ces gens en général se mettent en scène comme des opprimés, ce qu’ils ne sont pas du tout. Jamais je ne les empêcherai de chercher la petite bête. Au contraire, ils n’ont qu’à douter, il n’y a aucun problème. Par contre, si le droit au doute est une chose, il y a aussi des devoirs. On a le droit de douter d’une version officielle, je trouve ça même sain dans une démocratie. Il faut des avocats du diable. Si les complots existent, il faut les dénoncer. Le problème, c’est que les partisans des théories du complot s’accordent tous les droits sans s’adosser à des devoirs, notamment des devoirs de méthode, de démonstration. Quand on leur oppose des arguments techniques très précis, ils refusent d’entendre.

Voilà pour les constats… Qu’en est-il du remède ? Comment faire pour combattre les théories du complot ?

Il faudrait qu’en Belgique, en France, partout, les gens qui ont un point de vue dépassionné sur le monde prennent toute leur place dans cet espace public d’information qu’est internet. Tout le monde dit qu’internet c’est la démocratie, mais le problème c'est que le rapport de force est fondé sur la motivation des acteurs. Et comme les conspirationnistes sont extrêmement motivés, ce n’est pas « un homme une voix ». C'est ça la démocratie. À l’inverse sur internet, c’est, pour certains, 0 voix parce qu’ils ne s’expriment pas ; et pour d’autres 1000 ou 2000 voix parce qu’ils le font sans cesse.

Donc pour contrebalancer la tyrannie des minorités croyantes sur certains sujets, il faudrait que nos concitoyens prennent toute leur place sur les forums, sur les réseaux sociaux, dans des blogs, dans les débats... Il faudrait une nouvelle forme de militantisme, de citoyen démocratique. Que les citoyens comprennent qu’une des luttes politiques maintenant, ça peut être aussi sur internet.

Et à l’école ?

Le deuxième volet, c’est évidemment une intervention auprès des jeunes, probablement dans le cadre de l’école. C'est un travail à long terme. Mais je pense qu’il faut développer véritablement la pensée méthodique. On me demande souvent si ce serait bien de faire des cours sur telle ou telle théorie du complot. Ça ne sert à rien parce qu’une nouvelle théorie apparaîtra aussitôt après. Il n’y a pas besoin non plus de faire de nouveaux cours. Il faut injecter dans les programmes existants des occasions pour les jeunes esprits de se former à la critique de leurs propres intuitions. Qu’ils trouvent l’occasion de penser leur propre pensée, ce qui fait qu’on va les doter d'une boussole assez solide pour s’orienter dans cet univers d’information qu’est devenu l’espace contemporain.