La vérité sur Alan Turing

L’homme qui inventa le XXIe siècle

Alant Turing

Introduction

Notre époque doit beaucoup à Alan Turing, ce mathématicien britannique dont les travaux ont permis de casser les codes secrets des nazis pendant la Seconde Guerre mondiale. Alors qu’un biopic, « The Imitation Game », débarquera bientôt au cinéma, qui est vraiment Alan Turing ? En quoi ses travaux ont-ils posé les bases de l’informatique ? Pourquoi a-t-il été gracié par la Reine Elisabeth 59 ans après sa mort? Et sa mort d’ailleurs, provoquée (ou pas) en croquant une pomme empoisonnée, a-t-elle vraiment inspiré le célèbre logo d’Apple ? « Il était une fois », la série dominicale de LaLibre.be, vous raconte la véritable histoire d’Alan Turing.

« Sans fausse modestie, c’est grâce à moi que vous pouvez lire ceci »

La description d’un compte Twitter parodique résume à elle seule ce qu’a été la vie d’Alan Turing. Sans ce mathématicien, le XXIe siècle n’aurait pas été ce qu’il est devenu. Car c’est notamment grâce à ce cryptographe de génie et à ses travaux dans le domaine de l’informatique que les ordinateurs sont nés.

Chapitre I

Un ordinateur de papier

Au départ, rien ne prédestinait Alan Turing à se distinguer dans la société. Rien, ou presque. Né en 1912, il est séparé très jeune de ses parents, partis pour l’Inde où son père travaille pour le compte de l’Empire britannique. Relégué dans un pensionnat, il exerce son rôle de cancre à la perfection : copies bâclées, notes insuffisantes... Il n’y a qu’en mathématiques que les choses roulent correctement. À l’adolescence, il fait même sa première « découverte » - modeste, certes, mais remarquable pour son âge – dans le domaine des suites numériques. À force de travail acharné, il intègre le prestigieux King’s College de l’université de Cambridge.

Dans les allées rectilignes de son « College », il se fascine pour les déplacements des autres étudiants et des professeurs. « Je vois les gens comme un ensemble couleur rose de données caractéristiques », raconte-t-il à qui veut l’entendre. Tout semble calculable pour ce génie des nombres qui s’intéresse aux travaux de David Hilbert. Selon ce scientifique allemand, chaque problème mathématique a une solution… Il ne reste plus qu’à trouver la recette qui permettrait de reconnaître à coup sûr une proposition vraie d’une proposition fausse. « Pourquoi ne pas confier ce travail à une machine capable de penser par elle-même ? », se demande Alan Turing. Nous sommes en 1936 et le concept d’ordinateur vient de naître… au moins sur le papier.

Le jeune Turing se sent à l’étroit à Cambridge qu’il quitte pour Princeton, aux États-Unis. Là, il met au point un code secret en principe indéchiffrable. Il envisage un temps de le vendre au gouvernement britannique, mais renonce pour des raisons morales. Peu féru de choses militaires, Alan Turing a tout de l’anticonformiste. Un trait de caractère qui se manifeste jusque dans sa tenue.

« Il se moquait des apparences, surtout de la sienne, et avait toujours l’air de sortir du lit. […] Ce que les gens remarquaient en premier, c’étaient ses mains, réellement curieuses, avec des arêtes bizarres sur les ongles. Elles n’étaient jamais vraiment propres ni nettes et bien avant la guerre, il avait pris la fâcheuse habitude de se mordiller, par pure nervosité, la peau autour des ongles. »

Andrew Hodges, « Alan Turing ou l’énigme de l’intelligence »

Chapitre II

L’antimilitariste qui changea
le cours de la Seconde Guerre mondiale

Nerveux jusqu’au bout des ongles, Turing pense parfois plus vite qu’il ne parle. Au point de laisser tomber une phrase en cours de route pour sauter à l’idée suivante... Il n’empêche, le voilà repéré par les services secrets de sa Gracieuse Majesté pour ses talents de cryptographe. Dès le début de la Seconde Guerre mondiale, l’armée britannique le sollicite pour déchiffrer la célèbre Enigma. Ce boîtier, sorte de machine à écrire diabolique, est l’arme fatale des Allemands. Les messages secrets générés par Enigma sont réputés indéchiffrables. Dans son modèle le plus perfectionné, l’appareil est capable de générer plusieurs millions de combinaisons différentes. Si un ordinateur d’aujourd’hui s’attaquait à ces codes uniquement en utilisant la force brute – c’est-à-dire en testant une à une toutes les combinaisons possibles –, il lui faudrait pas moins d’un an de travail !

Dans les années 30, seuls les Polonais, le mathématicien Marian Rejewski en tête, réussissent à déchiffrer quelques messages simples. Mais, fin 1938, les Allemands perfectionnent la méthode de cryptage pour la rendre terriblement complexe.

À Bletchley Park, à 80 kilomètres de la capitale, les services secrets britanniques rassemblent donc une petite armée de mathématiciens, de cryptographes… et même des spécialistes des mots croisés ! Alan Turing fait partie de l’aventure. En août 40, le mathématicien met au point sa « bombe » : un supercalculateur qui, à force de mécanique bruyante, peut décrypter un message d’Enigma en moins d’une heure. Le système connaîtra plusieurs améliorations par la suite.

Chapitre III

Le génie incompris et la machine qui pense

À la fin de la guerre, tout ce qui concerne Enigma est classé « secret défense ». Contraint au silence, Turing a d’autres projets en tête. En 1945, il commence la conception d’une machine à calculer automatique qu’il baptise « Automatic Computing Engine » (ACE). On est loin du PC actuel, certes, mais Turing pose déjà les bases de la programmation informatique. Son ACE utilise son propre langage fait d’instructions en abrégé et est capable de suivre les ordres qu’on lui donne. Turing est persuadé que, à la longue, son invention pourra apprendre par l’expérience. Il n’a qu’un petit demi-siècle d’avance sur son temps…

« Ses prévisions sont forcément un peu naïves : quantitativement mesquines et qualitativement délirantes. Ainsi, le monstre à la capacité de mémoire gigantesque qu’il imagine pour l’an 2000 n’a que la taille d’un gros micro-ordinateur de 1990 ; par contre, il nous imagine discourant de métaphysique ou de Joseph Conrad avec ces créatures d’un genre nouveau »

Jean-Yves Girard, « La Machine de Turing »

Et c’est bien là le drame d’Alan Turing. Personne ne le prend au sérieux. Chacun de ses projets est aussitôt critiqué par ses pairs. Quand, en juin 1948, il met au point le premier ordinateur digital électronique avec programme d’instruction intégré, son directeur de recherche à Cambridge parle d’une « dissertation de collégien ».

En 1950, changement de décor et de champ d’études. Turing abandonne Cambridge pour l’université de Manchester. Il laisse tomber un temps l’informatique pour s’intéresser aux liens entre les mathématiques et la biologie. Il se fascine pour les nombres cachés partout dans la nature : depuis les stries des coquillages, qui forment une série où chaque nombre est la somme des deux précédents ; jusqu’aux pétales de marguerites, dont le nombre sur chaque fleur est déterminé par des chiffres invariables.

Son souhait ultime: reproduire un cerveau humain. Non pas d’un point de vue biologique, mais plutôt sur le plan mécanique. Une question devient alors centrale pour Alan Turing : « Les machines peuvent-elles penser ? ». Il pose ainsi les bases du célèbre « Test de Turing » qui vise à déterminer si un logiciel est capable de reproduire l’intelligence humaine. (lire à ce sujet l’article « Un ordinateur aurait réussi à se faire passer pour un humain » disponible dans la Sélection LaLibre.be.)

Chapitre IV

Un cambriolage qui le mène à sa perte...

Un mathématicien en avance sur son temps, un héros de la Seconde Guerre mondiale… « Voilà qui ferait un bon film ! », se sont dit les producteurs de « The Imitation Game », le long métrage biographique consacré à Alan Turing. Déjà présenté dans quelques festivals internationaux, dont celui de Toronto où il a reçu le prix du public, ce « biopic » sortira le 28 janvier 2015 en Belgique.

La bande-annonce est prometteuse : Benedict Cumberbatch interprète un Turing à la fois ténébreux et sanguin qui peut compter sur la séduisante Joan Clarke (Keira Knightley) pour triompher de la barbarie nazie. Le tout avec ce qu’il faut de désespoir et de victoires pour capter l’attention du spectateur. Parfait pour Hollywood… D’autant que Joan Clarke a bien existé ! Elle a même été fiancée à Alan Turing pendant quelques mois, du printemps à l’été 1941. Mais son nom s’est perdu dans les méandres de la grande Histoire. Car Turing préfère les hommes... Une orientation difficile à assumer dans la société victorienne qui ne dépénalisera l’homosexualité qu’en 1967.

« The Imitation Game » ne fait qu’effleurer ce point de la vie du cryptographe. Pourtant, la question de l’homosexualité est essentielle pour comprendre le personnage. En 1952, c’est à cause d’elle qu’il court à sa perte. Cette année-là, victime d’un cambriolage, il dépose plainte à la police. Les forces de l’ordre remarquent que Turing ne vit pas seul dans sa grande maison de Manchester : il y héberge un certain Arnold Murray, de 20 ans son cadet. La police comprend aussitôt que ce Murray est l’amant de Turing. Ce dernier, loin de nier son homosexualité, est accusé d’indécence grave. Taxé de pervers sexuel, il est jugé et condamné à une « organothérapie ». Soit un dosage hormonal qui passe par des injections d’œstrogènes pour réduire sa libido et orienter sa sexualité dans le droit chemin.

Les effets sur son corps sont immédiats : impuissance, prise de poids, dépression… « Je commence à avoir des seins ! », confie-t-il à un ami en mai 1952. À partir de là, malgré quelques voyages à l’étranger et ses travaux à l’université de Manchester, le cœur n’y est plus. Le 7 juin 1954, celui qui avait voulu comprendre et codifier le vivant programme sa mort. La légende veut qu’Alan Turing, fasciné par le dessin animé « Blanche-Neige » de Disney, a croqué une pomme enduite de cyanure.

Si le médecin légiste chargé d’examiner sa dépouille conclut bien à « un empoisonnement au cyanure », l’importance de la pomme est moins certaine. Son biographe raconte: « On retrouva dans la maison un pot de cyanure de potassium et un autre de dissolution cyanurée. Il y avait également une demi-pomme entamée près du lit, mais on ne procéda pas à l’analyse du fruit, ce qui fait qu’on ne put jamais établir exactement, même si cela paraissait tout à fait évident, qu’il avait été trempé dans le poison. »

Autre point troublant, qui fit longtemps douter son entourage, Turing ne semblait pas avoir planifié son suicide avec minutie. Dans sa maison, on retrouvera des places pour une pièce de théâtre à venir ainsi qu’une lettre prête à être postée dans laquelle il acceptait une invitation. Sa mère ne croira d’ailleurs jamais au suicide et pensera qu’il a été victime d’un accident en manipulant des produits chimiques.

« On lit partout que Turing s’est suicidé en mangeant une pomme empoisonnée au cyanure. C’est un mythe des temps modernes. Il n’y a pas vraiment de preuve. Peut-être qu’il s’est suicidé, mais peut-être que non. Je doute qu’on sache un jour la vérité. Le médecin légiste a fait une déclaration dans la presse locale disant qu’avec un homme du genre de Turing, on pouvait s’attendre à tout. Mais c’est une pure élucubration. Turing était quelqu’un d’extrêmement rationnel. Et penser que parce qu’il était un intellectuel et un homosexuel c’était quelqu’un d’imprévisible et enclin au suicide, c’est totalement absurde. »

Jack Copeland, professeur de philosophie Université de Canterbury, Nouvelle-Zélande

Il faudra attendre septembre 2009 pour que le Premier ministre Gordon Brown présente officiellement des excuses à Alan Turing. Enfin, le 24 décembre 2013, la Reine Elisabeth annule sa condamnation pour « indécence grave » et « turpitude morale ». (Article sur LaLibre.be)

Bonus

La pomme d’Apple vient-elle de chez Turing?

Ce mythe des temps modernes concernant la mort de Turing a la peau dure. Tout comme la question de la pomme. L’épisode a-t-il inspiré le logo d’une célèbre marque de matériel informatique ? Non, selon l’un des fondateurs d’Apple. Dans son livre « Steve Jobs » sorti en 2011, Walter Isaacson se souvient :

« Après que j’ai refusé sa proposition d’écrire sa biographie, [Steve Jobs] m’a appelé de temps en temps. Un jour, je lui ai envoyé un e-mail pour lui demander si c’était vrai, comme le prétendait ma fille, que le logo d’Apple était un hommage au mathématicien Alan Turing qui, après avoir percé les codes de la machine Enigma et été le pionnier de l’informatique moderne, s’était suicidé en croquant une pomme trempée dans du cyanure. Jobs m’a rétorqué qu’il aurait bien aimé avoir eu cette idée, mais que ce n’était pas là l’origine du logo. Ce fut alors le point de départ d’une discussion sur les débuts d’Apple ; et malgré moi, j’ai commencé à me documenter sur le sujet au cas où, un jour, je déciderais d’écrire cette biographie. »

La pomme d’Apple, née en 1976, aurait une origine bien plus triviale. Avant de fonder sa société avec Steve Wozniak et Ronald Wayne, Steve Jobs s’occupait d’une série de pommiers dans la « All One farm », une ferme communautaire tendance hippie appartenant à un ami. Le jour de baptiser l’entreprise naissante, l’idée du fruit s’imposa d'elle-même :

« [Steve Jobs] proposa Apple Computer. ‘J’étais dans la phase “pommes” de mon régime, expliqua-t-il. Je revenais de la plantation de pommiers. Je trouvais ce nom drôle et sympathique, et pas intimidant. Apple mangea finalement le mot ‘computer’. En plus, cela nous plaçait avant Atari dans l’annuaire !” Il posa un ultimatum : si Wozniak n’avait pas une meilleure idée d’ici le lendemain après-midi, ce serait Apple. Et Apple ce fut. »