Vol au-dessus
d'un nid d'insoumis

Les habitants de Notre-Dame-des-Landes,
exploitants et squatteurs,
attendent le résultat de la présidentielle.
Le prochain chef de l’État les évacuera-t-il
pour construire un nouvel aéroport dans leur bocage ?

REPORTAGE

La route départementale 281, qui trace une ligne droite entre La Paquelais et Les Ardinières, n'existe pas si l'on en croit le GPS. Le Conseil général de Loire-Atlantique l'a définitivement fermée à la circulation en 2012 : les automobilistes y encouraient "des risques", "subissant menaces et agressions". Dans cette région de l'ouest de la France, on raconte l'histoire d'un camionneur égaré qui s'est fait dépouiller de sa cargaison; celle d'un médecin appelé pour une urgence et forcé de rebrousser chemin; les récits de journalistes malmenés par des hommes encagoulés. "Nos désirs sont désordre", lit-on sur une affichette à un croisement de routes.

Bienvenue dans la ZAD, la "zone d'aménagement différée" devenue "zone à défendre" de 1650 ha contre la construction d'un aéroport à Notre-Dame-des-Landes.

Une caravane repeinte, à l'entrée de la zone d'emprise de Notre-Dame-des-Landes.

Une caravane repeinte, à l'entrée de la zone d'emprise de Notre-Dame-des-Landes.

Des incivilités, des démonstrations de force, de la marijuana, il y en a dans ce coin du bocage nantais, personne ne le nie. Mais "on affabule aussi beaucoup", affirme Sylvain Fresneau, dont la famille élève des vaches laitières depuis cinq générations.

"Il était urgent pour la sérénité dans le bocage" de dégager cette route qui n'existe officiellement plus et qui avait, depuis, été colonisée par des militants anticapitalistes, anarchistes et écologistes. "Il fallait la rendre plus circulante", notamment pour permettre aux engins agricoles de passer plus facilement, affirme Julien Durand, éleveur à la retraite qui attend "le respect" des nouveaux cohabitants. "Autant de lieux de vie,autant de philosophies", tranche l'homme qui ne manque pas de poigne.

Alors cette fameuse "route des chicanes", comme on la surnomme ici, a été en bonne partie dégagée la semaine dernière par des équipes venues en force. Elle reste malgré tout encore grignotée par la végétation, barrée de haussières qui forcent à ralentir, bordée de carcasses de voitures, de caravanes et d'un improbable fatras, empiétée d'étranges constructions en bois et de panneaux interpellants. "Humains en liberté, merci de ralentir." Des humains, et des chiens qui viennent mordre les mollets quand on s'approche un peu trop près aussi. Ils vivent là dans des cabanes – certaines perchées dans les arbres -, des caravanes ou des maisons abandonnées.

Sur la route des chicanes.

Sur la route des chicanes.

Des marginaux, des écolos, des rêveurs en quête d'une autre vie côtoient les agriculteurs, éleveurs et habitants du cru. Leurs moyens d'action peuvent se révéler différents - "on prêche la présence physique non violente", insiste un habitant du bourg - mais leur objectif est le même : empêcher le transfert ici de l'aéroport de Nantes-Atlantique.

"Selon le planning, les avions devraient décoller en septembre 2017", sourit malicieusement Julien Durand, qui est aussi le porte-parole de l'Association citoyenne intercommunale des populations concernées par le projet d'aéroport (Acipa). Clairement, ils ne s'envoleront pas dans quatre mois. Et peut-être même jamais.

"Ni l'un ni l'autre"

Alors que le premier ministre sortant, Bernard Cazeneuve, a fait reporter sine die l'évacuation de la zone, ses habitants sont aujourd'hui suspendus au résultat de l'élection présidentielle. La seule chose qui soulage Sylvain Fresneau, regard franc et moustache fournie, dans cet entre-deux tours,c'est que François Fillon, ardent défenseur de la construction de l'aéroport, n'ait pas été élu. "On aurait été très mal..."

Pour le reste, il ne fait "pas plus confiance à Marine qu'à Emmanuel". La frontiste n'approuve personnellement pas le projet, mais le mettra en oeuvre, prête à faire évacuer ce qu'elle considère comme une "zone de non-droit". Le candidat d'En Marche !, favorable à l'aéroport mais conseillé par des opposants notoires, propose de nommer un médiateur pour, "une dernière fois, regarder les choses" en termes "économiques, environnementaux, d'empreinte carbone, de capacité à développer".

"Il a conscience qu'il faut un nouveau consensus pour évacuer la ZAD sans heurts."

Julien Durand

Emmanuel Macron l'a affirmé: "Je ne veux pas d’un Sivens puissance 1.000", Sivens étant le site d'un projet controversé de barrage sur lequel un militant a été tué par la grenade d'un gendarme. En l'occurrence, rien ne paraît plus difficile. Les zadistes restent ultra-vigilants, ils s'entraînent à l'autodéfense, posent des pièges et construisent des postes d'observation pour prévenir l'arrivée des forces de l'ordre.

La plus vieille lutte de France

La Vache rit !, le hangar qui sert de lieu de rassemblement des opposants.

L'histoire de l'aéroport de Notre-Dame-des-Landes remonte aux années 1970, quand le terrain plat, agricole et peu peuplé de la commune a été choisi pour accueillir les nouvelles infrastructures aéroportuaires. Claude Colas s'en souvient bien, il était conseiller municipal à l'époque. "Le Concorde devait partir d'ici en 1985 pour que le fameux "bang" se fasse au-dessus de l'Atlantique. On nous disait aussi que les Anglais débarqueraient des avions avec leur voiture." Ça le fait rire.
"Le préfet était venu prêcher la bonne parole. Mais son ton, l'attitude qu'il avait par rapport à nous, les bouseux, m'a convaincu de m'opposer au projet. Pour moi, c'était économiquement idiot de faire cet aéroport, on en avait un, celui de Nantes-Atlantique, et l'on en n'avait pas besoin d'un nouveau."

Puis le choc pétrolier est passé par là, et le TGV arrivé à Nantes. "On n'en a plus parlé." Mais le terrain convoité a été classé en zone d'aménagement différé, permettant à l'Etat d'accumuler de la réserve foncière par droit de préemption au fil des ans.

Claude Colas, un opposant de la première heure.

Claude Colas, un opposant de la première heure.

C'est en l'an 2000, sous le gouvernement de Lionel Jospin, que le projet est ressorti des cartons et, huit ans plus tard, sous celui de François Fillon, que la "déclaration d'utilité publique" a été signée. La vie de Sylvain Fresneau et de sa famille a alors changé du tout au tout. Les "gens de Vinci", constructeur et concessionnaire de l'Aéroport du Grand Ouest, sont venus faire le tour des habitants de la zone. Certains ont vendu leur bien, et bien vendu. D'autres se sont sentis "harcelés", surtout "des personnes âgées"; ils ont cédé et s'en mordent aujourd'hui les doigts, raconte l'éleveur, dont 114 des 190 ha de propriétés se trouvent sur la ZAD. Près de 300 habitants sont ainsi partis à l'amiable. "Moi j'ai été très clair, je n'étais pas à vendre. Si cet aéroport avait été vraiment nécessaire, j'aurais dit d'accord. Mais là il fallait résister !" En face de chez lui, son "tonton" octogénaire a accroché une banderole dans le lierre qui recouvre une façade de sa maison:

"Je suis né ici, je reste ici !"

Une procédure d'expropriation a alors été enclenchée à l'encontre de tous ceux qui résistaient. La justice est descendue sur place pour évaluer leurs biens: "On rentre dans votre salle de bain, dans votre chambre à coucher, c'est une violation de l'intimité. Je l'ai mal vécu, ma femme encore plus..." La décision d'expropriation est tombée le 18 janvier 2012. Mais lorsque l'huissier a amené le chèque à Sylvain Fresneau, le bonhomme l'a refusé.

Sylvain Fresneau.

Sylvain Fresneau.

Depuis le 25 mars 2016, lui, sa famille, ses vaches sont "expulsables", mais "on continue à vivre, à semer, à exploiter, à investir même si, du jour au lendemain, on peut être virés..."

César contre Astérix

La vue sur le bocage, depuis le phare de La Rolandière, une ferme squattée depuis un an.

Il était écrit que rien ne serait simple, d'autant que les premiers squatteurs s'étaient installés sur les terrains préemptés et expropriés dès 2009. Quand l'Etat a dépêché plus de mille gendarmes et policiers pour évacuer la zone, la guérilla bocagère s'est organisée. "Si les zadistes n'avaient pas été là, on ne serait plus là non plus", pense Sylvain Fresneau, le regard franc et moustache fournie. L'"opération César", avec ses cabanes détruites et ses hommes blessés, a rendu la lutte de Notre-Dame-des-Landes célèbre dans toute la France - et au-delà.

Les opposants n'en démordent pas, ils jugent le projet d'aéroport "déraisonnable, inutile, coûteux et destructeur". Bref, une absurdité économique et écologique, bâtie qui plus est sur des "manipulations" d'études d'impact et des "mensonges", tempête le porte-parole de l'Acipa.

"On nous a toujours caché des trucs.
Ce qu'on demande, c'est une étude transparente, qu'on pourrait suivre de A à Z."

Julien Durand

Les partisans de l'aéroport, eux, le jugent bel et bien "utile, légal et légitime", affirme Mathias Crouzet, le porte-parole de l'association Des Ailes pour l'Ouest. L'utilité du projet, qui permettrait de faire face à la croissance du trafic aérien, selon lui, a d'ailleurs été confirmée en 2013 sous le gouvernement de Jean-Marc Ayrault. Le Nantais est lui-même un ardent partisan du transfert de Nantes-Atlantique: il permettrait à sa ville de ne plus être survolée par les avions et de développer de nouveaux projets immobiliers.

Mais, en même temps, sur le terrain, la situation continue à se compliquer. Car le combat de Notre-Dame-des-Landes a attiré du monde sur une zone qui a vu naître des enfants. Il y a ceux qui vont et viennent, d'une lutte à l'autre, vivant parfois du revenu de solidarité versé par un Etat qu'ils exècrent. "Zadiste, c'est un métier", sourit Julien Durand, l'enfant du pays qui voit défiler les altermondialistes, écologistes, anarchistes depuis des années. Il y a aussi ceux qui s'installent plus durablement dans le bocage avec l'ambition d'y rester. "L'ancrage du territoire permet énormément de choses. Nous ne sommes pas soumis au côté éphémère des mouvements sociaux", explique Lucie, les idées claires et le verbe ciselé d'une femme habituée à parler aux médias.

Dans une salle de La Rolandière,qui sert de point d'information aux nouveaux arrivants.

Dans une salle de La Rolandière,
qui sert de point d'information aux nouveaux arrivants.

Elle-même travaillait à la promotion des semences paysannes, quand elle s'est lancée dans l'aventure. "C'était en 2013, il y avait eu un appel à venir occuper le terrain, y vivre et cultiver les terres", raconte la trentenaire nature, en training et sous-pull polaire. "Plus cela avance, plus le mouvement grandit. On peut arracher des terres promises à un projet contestable. On peut reprendre sa vie en main, hors de la légalité."

Les squatteurs du bocage font du maraîchage, ils élèvent des animaux, fabriquent du pain, organisent des activités et leur communauté en bonne intelligence. "Les denrées sont distribuées toutes le semaines à prix libre sur un non-marché", explique Lucie.

Le Gourbi, dôme de terre où se tiennent les assemblées.

Le Gourbi, dôme de terre où se tiennent les assemblées.

Le non-marché.

Le non-marché.

"On est sur du partage, on veut sortir de la logique où chacun doit se débrouiller avec ce qu'il a", précise Camille, qui ne s'appelle pas plus Camille que Lucie porte le prénom de Lucie – on préserve l'anonymat sur la ZAD.

"Ce qui remplit nos journées, c'est tout ce qui est nécessaire quand on n'est plus dans une société où l'on achète des services."

Camille

"Il faut s'organiser pour produire de la nourriture, entretenir les habitations, répondre à la presse, se tenir à l'écoute de ce qu'il se passe", raconte la femme originaire de la région, qui a rejoint le mouvement il y a un an, séduite par la possibilité "de construire une autonomie tout en maintenant une lutte forte".

Un référendum puis rien

Au carrefour des Ardillières.

François Hollande a cru pouvoir sortir de l'impasse en convoquant un référendum local le 26 juin 2016 sur le transfert de l'aéroport de Nantes-Atlantique vers la commune de Notre-Dame-des-Landes. Le projet a été approuvé à 55,17 %, mais la consultation n'a finalement rien réglé. Les opposants estiment qu'elle a été "taillée sur mesure pour obtenir un oui", les partisans estiment légitime d'exiger le début des travaux. "Il n'existe plus aucun obstacle juridique", martèle Mathias Crouzet. Mais les autorités se gardent bien de bouger. L'évacuation forcément délicate de la ZAD n'est pas une priorité pour un président et un gouvernement en fin de mandat, a fortiori alors que la France est en état d'urgence et ses forces de l'ordre mobilisées pour le renforcement du plan Vigipirate.

Les opposants ne relâchent donc pas la pression. "L'occupation du terrain est indissociable des actions politiques et juridiques", pense Claude Colas. Alors les gens du coin continuent à introduire des recours en justice. Les expropriés ont récemment demandé à la justice la rétrocession de leurs biens, terres agricoles, habitations, bâtiments d'élevage. Ils escomptent aussi beaucoup de la fin de la déclaration d'utilité publique qui deviendra obsolète au début de l'année prochaine si le premier coup de pelle n'est pas donné d'ici là.

"Je voudrais que cela s'arrête,
pour mes enfants."

Sylvain Fresneau

"C'est le combat d'une vie. Nos volontés pourraient servir à autre chose", soupire l'éleveur, dont le fils de 24 ans, jeune père, veut continuer à faire vivre l'exploitation.

"Personnellement, je pense qu'ils ne peuvent plus faire cet aéroport. On a réussi à mobiliser à un niveau très large. Nous avons des comités de soutien qui sont prêts à se mobiliser dans toute la France. Vider la ZAD serait une opération à très haut risque pour les politiciens", pense Claude Colas. "Si l'on perd malgré tout, on pourra se regarder dans une glace", reprend Sylvain Fresneau. "Si cet aéroport se fait finalement, ce ne sera pas grâce à nous."

Sabine Verhest
Envoyée spéciale à Notre-Dame-des-Landes

Un croisement de routes au milieu de la ZAD.