Tsutomu Yamaguchi, l’homme qui a survécu à deux bombes nucléaires

Durant la Seconde Guerre mondiale, Tsutomu Yamaguchi a échappé au pire. Deux fois. Après avoir été blessé durant le bombardement d’Hiroshima, le Japonais a revécu la même épreuve, quelques jours plus tard, à Nagasaki.

“Personne ne saurait dire si c’est l’homme le plus chanceux ou malchanceux du monde”, ont résumé les médias qui ont parlé de son histoire.

A travers son récit, revenons sur l’un des événements les plus tragiques de l’Histoire. Quelles ont été les conséquences du largage des bombes? Comment ont été vus les “hibakushas” (personnes irradiées)? A-t-on suffisamment tiré les leçons de ce tragique événement? Nous faisons le point dans le cadre de notre dossier “Il était une fois”.

Chapitre 1 : Hiroshima

Nous sommes le 6 août 1945. Il est un peu moins de 7h du matin. Tsutomu Yamaguchi, lui, est déjà levé depuis longtemps. Sa mission au chantier naval d’Hiroshima est sur le point de s’achever. Dès le lendemain, le jeune homme de 29 ans pourra rentrer voir sa famille, qu’il n’a plus vue depuis trois mois.

Impatient à l’idée de revoir ses proches, le Japonais décide de prendre le premier car vers son lieu de travail. Mais au moment de monter dans le véhicule, où deux de ses collègues l’attendent déjà, l’ingénieur est freiné dans son élan. “J’avais oublié le tampon de la société dans un tiroir à la pension”, écrit-il dans son livre “Le camphrier irradié” (Editions Tanka, 2013) . “Quand je suis finalement redescendu de la pension avec le cachet dans ma poche, le surveillant, Monsieur Nakaba, m’a annoncé que le bus était déjà parti. Il m’a invité à boire du thé. Je l’ai donc suivi dans son salon.” 

Tsutomu Yamaguchi ne le sait pas encore, mais cet anodin concours de circonstances lui a peut-être sauvé la vie ! En effet, depuis plusieurs heures, dans le plus grand secret, plusieurs avions américains avalent à toute vitesse les kilomètres qui les séparent de la ville d’Hiroshima. A son bord, l’un d’entre eux transporte un chargement inédit : une bombe nucléaire destinée à faire plier le Japon, qui refuse toujours les conditions de sa reddition. 

Après avoir bu son thé, Tsutomu Yamaguchi opte finalement pour le tram. Celui-ci doit le conduire dans la ville d’Eba, située non loin d’Hiroshima. De là, il espère rejoindre rapidement son entreprise et terminer au plus vite sa journée de travail. Ni l’ingénieur, ni les habitants d’Hiroshima ne se doutent du cataclysme qui les attend. 

Un avion éclaireur américain avait pourtant été repéré le matin-même mais personne ne s’en était inquiété outre mesure. Il faut dire que depuis le début de la guerre, la ville d’Hiroshima avait été relativement épargnée par les bombardements. Les avions ne faisaient généralement que la survoler pour larguer leurs armes mortelles dans d’autres villes du pays. “Hiroshima était une ville paisible malgré la guerre”, confirme Tsutomu Yamaguchi dans ses mémoires. 

Malheureusement, ce jour-là, les bombardiers ne passeront pas leur chemin. A 8h16 exactement, l’Enola Gay largue le Little Boy qui explose à plusieurs centaines de mètres au-dessus du sol. “Un bruit a résonné, comme un moteur soudainement emballé. (...) J’ai ensuite vu une colonne de feu étendre petit à petit son domaine en continuant d’évoluer tel un être vivant. (...) Je ne pouvais apercevoir que le contour du soleil dans le sinistre nuage qui recouvrait tout le ciel”, écrit Tsutomu Yamaguchi. 

Le jeune homme a beau se trouver à bonne distance du centre de l’explosion, il est quand même soufflé par l’onde de choc qui lui inflige de graves blessures. “Une pluie noire s’est ensuite mise à tomber”, écrit-il dans son livre de poèmes. “Elle a pénétré impitoyablement dans ma tête brûlée à vif et les blessures de mes bras.” Bien que gravement brûlé, Tsutomu Yamaguchi a malgré tout la chance d’être en vie. Ce n’est pas le cas des 140.000 victimes présumées de la bombe, sans compter celles qui décéderont par la suite des radiations de l’explosion. A ce jour, le nombre de victimes de d’Hiroshima est toujours inconnu et oscille entre 90.000 morts et 237.000 morts.

Conscient d’avoir échappé au pire, Tsutomu Yamaguchi n’a plus qu’une seule idée en tête : quitter cette ville “à présent sans soleil” pour rejoindre sa famille restée à… Nagasaki. 

(c) Shutterstock

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Silhouette de la flotte de bombardiers américains du Pacifique (c) Shutterstock

Silhouette de la flotte de bombardiers américains du Pacifique (c) Shutterstock

Modèle d'après-guerre de 'Little Boy', la bombe atomique a explosé au-dessus d'Hiroshima (c) Shutterstock

Modèle d'après-guerre de 'Little Boy', la bombe atomique a explosé au-dessus d'Hiroshima (c) Shutterstock

Hiroshima, 1 mois après le largage de la bombe atomique. (c) Shutterstock

Hiroshima, 1 mois après le largage de la bombe atomique. (c) Shutterstock

Chapitre 2 : Nagasaki

Une survivante de Nagasaki dont la peau est brûlée dans un motif correspondant aux parties sombres d'un kimono porté au moment de l'explosion. (c) Shutterstock

Une survivante de Nagasaki dont la peau est brûlée dans un motif correspondant aux parties sombres d'un kimono porté au moment de l'explosion. (c) Shutterstock

Modèle d'après-guerre de 'Fat Boy', la bombe atomique a explosé au-dessus de Nagasaki (c) Shutterstock

Modèle d'après-guerre de 'Fat Boy', la bombe atomique a explosé au-dessus de Nagasaki (c) Shutterstock

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Miraculeusement, Tsutomu Yamaguchi parvient à trouver dans le chaos un train qui roule toujours, et qui se dirige justement vers Nagasaki. Il y retrouve ses deux collègues qui avaient eux aussi fait un détour salvateur avant de se rendre au travail ce matin-là. 

Durant leur trajet, les trois hommes ressassent les images des cadavres qu’ils ont dû enjamber pour rejoindre la gare. Un silence qui contraste avec les cris de douleur des irradiés qu’ils ont entendus toute la nuit. “Leur peau rouge pendait de leur corps. Sans leurs cheveux, on ne pouvait plus distinguer s’ils étaient des hommes ou des femmes”, écrira à leur propos Tsutomu Yamaguchi, traumatisé par le spectacle macabre.

Au bout de plusieurs heures de route, le Japonais arrive finalement à bon port. Après être passé par l’hôpital, il parvient assez vite à retrouver ses parents, sa femme et son fils âgé de 8 mois. Il aurait pu rester là, avec sa famille, à profiter d’un repos bien mérité. Mais il insiste pour se rendre au travail dès le lendemain. 

Sur place, il se fait directement questionner par ses camarades de travail. “Au moment où on me disait qu’il était incroyable qu’une seule bombe puisse anéantir Hiroshima, un éclair a jailli. J’ai tout de suite deviné que c’était le même qu’à Hiroshima”, écrit le Japonais. En effet, à 10h58 précisément, les Américains larguent une autre bombe nucléaire, le Fat Boy, sur Nagasaki cette fois. Ironie de l’histoire, ce n’est pas cette ville qui aurait dû être visée, mais les mauvaises conditions météo ont fait changer les bombardiers de cible au dernier moment.

En tout, entre 35.000 et 80.000 personnes y perdent la vie. Mais pas Tsutomu Yamaguchi, ni sa femme, ni son fils. Ces deux derniers succomberont toutefois des années plus tard à un cancer provoqué par les radiations de la bombe. 

Le Japon quant à lui annonce sa reddition aux Alliés dès le lendemain, le 10 août 1945. Entre les dégâts causés par les bombes, et la récente déclaration de guerre de l’URSS, le pays juge plus prudent de rendre les armes. 

A la fin de la guerre, Tsutomu Yamaguchi exerce brièvement le métier de professeur. Après l’occupation américaine, il finit toutefois par reprendre son travail au chantier naval. Durant toutes ces années, il a beaucoup souffert des douleurs liées à ses blessures passées. Mais il est resté en vie jusqu’à l’âge de 93 ans. Ce n’est qu’en 2010 qu’il s'éteint d'un cancer de l’estomac. Le Japonais est à ce jour le seul homme à avoir officiellement survécu à deux bombes atomiques.

Chapitre 3 : Le contexte autour du
double bombardement

A quel point le largage des deux bombes nucléaires a-t-il changé le cours de la guerre? Pour bien comprendre, il faut se souvenir du contexte général. 

A l’époque, la Seconde Guerre mondiale est finie en Europe. Mais elle se poursuit toujours dans le Pacifique. “Le Japon a toutefois perdu de sa puissance”, note Christophe Wasinski, professeur en sciences politiques et relations internationales à l'ULB. “Le pays est exsangue. Les multiples bombardements ont fait de nombreux dégâts dans les grandes villes”, ajoute Noriko Berlinguez-Kôno, professeure en histoire et société du Japon à l'Université de Lille. Celui de Tokyo, dans la nuit du 9 au 10 mars, a fait 100.000 morts et poussé des millions de Japonais à fuir. 

Le Japon est si affaibli qu’il commence à se mettre en tête que la guerre est perdue”, détaille Christophe Wasinski. Toutefois, il refuse toujours les conditions de capitulation élaborées lors de la conférence de Postdam. Notamment parce que les Alliés veulent l’éviction de la figure de l’Empereur, ce qui est inacceptable aux yeux des Japonais. Notons qu’à l’issue de la guerre, le Japon parviendra à maintenir l’Empereur mais celui-ci perdra son statut de dieu vivant. “Certains historiens pensent que si la proposition avait été faite avec le maintien de l’Empereur, le Japon aurait accepté de capituler plus tôt”, note Noriko Berlinguez-Kôno. Mais ce n’est pas le cas, et les Etats-Unis ne veulent pas attendre davantage. Ils vont donc utiliser la bombe nucléaire qu’ils ont mise au point via le projet Manhattan. L’objectif annoncé est double : mettre fin rapidement à la guerre et éviter plus de morts côté américain.

A l’époque, cette décision est peu remise en question, pour plusieurs raisons: 

1. Hiroshima était un bombardement comme un autre. “On avait déjà beaucoup bombardé tout au long de la guerre avec des bombes classiques et incendiaires. Il y avait une forme d’habitude tragique”, note Christophe Wasinski. “Pour les militaires, c’était avant tout une bombe, avant d’être une bombe nucléaire.”

2. Il fallait justifier les investissements colossaux injectés dans le projet Manhattan.Au début de la Seconde Guerre mondiale, les Américains avaient très peur que l’Allemagne se dote de la bombe nucléaire. Ils voulaient donc, eux aussi, posséder une telle arme”, poursuit le professeur de l’ULB. “Les participants au projet étaient très contents d’avoir réussi à créer une telle bombe. Ils étaient fascinés par ce qu’ils avaient produit.” Ils ont donc été satisfaits d’apprendre que leur invention allait être utilisée en conditions réelles. 

Vue aérienne de l'une des usines du projet Manhattan. (c) Shutterstock

Vue aérienne de l'une des usines du projet Manhattan. (c) Shutterstock

3. Le racisme anti-asiatique. “Cette forme de racisme existait déjà depuis le 19ème siècle aux Etats-Unis”, poursuit-il. A l’époque de la guerre, des caricatures anti-Japonais ont refait surface. “Le racisme ne peut pas expliquer à lui seul le largage des bombes, mais c’est un élément qui a réduit l’esprit critique.”

4. La volonté de stopper l’Union soviétique. “Pour certains historiens, les bombardements d’Hiroshima et Nagasaki signent le début de la guerre froide”, continue Christophe Wasinski. Pour rappel, l’Union soviétique avait toujours refusé de s’engager dans le Pacifique, mais, la veille du largage de la bombe de Nagaski, elle entre officiellement en guerre contre le Japon. Et cela ne plaît pas aux Américains. Au début de la guerre, ceux-ci avaient espéré que l’Union soviétique entre en guerre pour utiliser ses positions afin de bombarder le Japon, mais depuis qu’ils ont conquis des territoires dans le Pacifique, cela ne les intéresse plus. “Certains historiens pensent que les Etats-Unis ont largué les bombes nucléaires pour empêcher l’Union soviétique de renforcer sa position en Asie.” 

A l’heure actuelle, les Etats-Unis ne se sont toujours pas excusés d’avoir largué les bombes nucléaires. “Ils pensent encore que c’était justifié afin d’éviter de nombreuses morts américaines”, poursuit Christophe Wasinski. 

Le Japon, de son côté, n’a jamais demandé d’excuses. “Ils ne veulent sans doute pas ouvrir une boîte de Pandore”, explique-t-il. En effet, le Japon a colonisé beaucoup d’îles du Pacifique durant la guerre et souvent de façon assez brutale. Réclamer des excuses aux Etats-Unis voudrait dire “donner l’idée aux autres îles de faire pareil envers le Japon”. 

Chapitre 4 : Quelles conséquences?

Les hibakushas, “personnes irradiées” en japonais, ont dans un premier temps été empêchées de raconter leur histoire au monde. Durant l’occupation américaine du Japon, qui s’est étendue jusqu’en septembre 1952, les Américains ont interdit aux journalistes japonais de parler des conséquences des bombes nucléaires. “Les Japonais pouvaient en parler oralement, mais il valait mieux éviter”, ajoute Noriko Berlinguez-Kôno. Aux Etats-Unis aussi, il y a une forme de censure. “On demande aux journalistes américains de ‘faire attention’ lorsqu’ils parlent de la bombe, on leur suggère de faire relire leurs articles par la Maison Blanche”, énumère Christophe Wasinski. 

Le manque d’informations engendré par les censures a eu des conséquences directes sur les Japonais. “Les survivants souffraient de l’incompréhension d’une partie de la population japonaise. Il y avait des préjugés sur eux, surtout si c’était des personnes défavorisées”, explique Noriko Berlinguez-Kôno. “Certains croyaient que la radioactivité était contagieuse. Des entreprises ne voulaient pas engager les survivants. Des familles ne souhaitaient pas de mariage avec eux. Leur existence est parfois devenue taboue.” 

Les années d’occupation américaine ont également retardé la mise en place des systèmes d’aide aux victimes. Ce n’est qu’en 1957 qu’une première loi a fini par être votée, donnant accès à une prise en charge médicale gratuite des survivants dans les centres. Avant une autre loi en 1968. “Par contre, l’aide financière directe a tardé à venir”, note Noriko Berlinguez-Kôno. “Mais c’est en partie dû au retard du Japon sur le sujet des aides sociales.

A l’heure actuelle, très peu d’hibakushas sont toujours en vie. Mais la parole a fini par leur être donnée afin qu’ils racontent leur histoire. “Ils sont devenus les fers de lance du mouvement anti-nucléaire. Ils sont aussi le garant de la Constitution japonaise, qui interdit au pays de posséder l’arme nucléaire”, explique Noriko Berlinguez-Kôno. 

Commémoration du bombardement d'Hiroshima (c) EPA

Commémoration du bombardement d'Hiroshima (c) EPA

Depuis, des commémorations sont régulièrement organisées pour rendre hommage aux victimes des deux bombes. Mais, pour Christophe Wasinski, “il faut absolument éviter de replier l’événement sur son passé, sans le rapporter à des événements présents”. N’oublions pas que la menace nucléaire peut toujours être brandie en temps de guerre. Vladimir Poutine nous en a donné un triste exemple lors de la guerre en Ukraine.

Pour rappel, plusieurs pays disposent toujours de l’arme nucléaire : les cinq puissances nucléaires de la guerre froide (les Etats-Unis, la Russie, la Chine, la France et le Royaume-Uni) ainsi que l’Inde, le Pakistan, la Corée du Nord et Israël, même si, pour ce dernier, l’arme n’est pas déclarée. 

Un traité d’interdiction des armes nucléaires est pourtant entré en vigueur en 2021, mais il n’a pas été signé par ceux qui en possèdent. Ni par la Belgique, qui héberge encore des armes nucléaires sur son sol, sur la base de Kleine-Brogel. “Il s’agit de bombes américaines. Mais les pilotes de la force aérienne belge s’entraînent à les utiliser en cas de crise très très grave. Pour l’instant, la Belgique a une position assez attentiste sur le sujet”, note Christophe Wasinski. 

Pour lui, “Hiroshima et Nagasaki doivent servir de leçon et doivent inciter à en faire davantage pour interdire l'arme nucléaire”. Ce qui n’est malheureusement toujours pas le cas à l’heure actuelle.

Tamiko Nishimoto, une hibakusha, survivante d'Hiroshima (c) EPA

Tamiko Nishimoto, une hibakusha, survivante d'Hiroshima (c) EPA

(c) EPA

(c) EPA

Vladimir Poutine a brandi la menace nucléaire lors de l'invasion de l'Ukraine.

Vladimir Poutine a brandi la menace nucléaire lors de l'invasion de l'Ukraine.

Sources :
- Tsutomu Yamaguchi, “Le camphrier irradié” (Editions Tanka, 2013)
- Entretien avec Christophe Wasinski, réalisé le 21 janvier 2022
- Entretien avec Noriko Berlinguez-Kôno, réalisé le 28 janvier 2022
Photos : Shutterstock, EPA et AFP