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Trafic et pollution,

Atmosphère lourde en mer du Nord

Par Romane Bonnemé,
Valentin Dauchot et Gaëtan Gras

Introduction

Près de 50 000 navires commerciaux passent chaque année dans les eaux maritimes belges, 150 000 dans l’ensemble de la mer du Nord. En hausse constante, ce trafic génère à lui seul près d’un quart des émissions européennes d’oxyde d’azote (NOx) et 12% des émissions d’oxyde de soufre (SOx), tous secteurs économiques confondus. 

Or, ces polluants ont de graves effets sur la santé et l’environnement: on estime à 40 000 le nombre de décès prématurés provoqués chaque année en Europe par les émissions liées au trafic maritime, ce qui coûterait à la société plus de 65 milliards de dollars par an. 

En 2008, l’Organisation maritime internationale (OMI), qui réunit 174 États membres au sein des Nations Unies, a donc créé des “zones de contrôle des émissions”, imposant des limites en matière d’émissions de NOx et SOx aux navires commerciaux. La Convention Marpol (annexe VI) en détaille les contours.

Pionnière dans le domaine, la Belgique a conçu en 2015 un outil révolutionnaire : l’avion renifleur qui survole les navires pour détecter et enregistrer leurs taux de pollution, afin de cibler et faciliter les contrôles éventuellement menés dans les ports européens par la suite.

Mais la législation comme le système demeurent lacunaires. À l’heure actuelle, très peu de contrôles sont effectués, et une large marge de manœuvre est encore laissée au secteur maritime pour déclarer et limiter ses émissions. Enquête et reportages au sein d’un monde opaque, où enjeux commerciaux, sanitaires et climatiques s’entrechoquent. 

Des rejets d’oxyde de soufre,
d’azote et un avion belge pour les renifler

avion renifleur

La Belgique invente l’avion renifleur

La Belgique est à la pointe. En 2015, elle s’est dotée d’un outil inédit pour traquer la pollution atmosphérique des navires : l’avion renifleur. Un petit bimoteur (BN2) récupéré auprès de l’armée de l’air par l’Institut Royal des Sciences Naturelles (IRSNB), et équipé de capteurs capables de “renifler” les panaches de fumée des navires dans les eaux belges, afin de déterminer leur composition en SOx, NOx, et carbone noir.


En partie financé par l’Union européenne, il a enregistré 177 heures de vols nationaux en 2021, dont 65 exclusivement destinées à traquer les émissions de soufre et d’azote. Dès qu’elles sont collectées, toutes ces données sont enregistrées dans Thétis-EU : une base de données commune aux 22 États côtiers européens, que nous avons passée au peigne fin.


Lorsqu’une infraction est constatée, elle est immédiatement et automatiquement consignée dans ce registre, et l’équipe de l’Unité de gestion des modèles mathématiques de la mer du Nord (UGMM) de l’IRSNB informe les autorités portuaires du prochain port d’escale, afin qu’elles puissent éventuellement procéder à un contrôle à quai.

Des résultats brillants… en apparence

Trois options se sont retrouvées sur la table de l’industrie maritime pour s’adapter aux nouvelles règles et limiter ses émissions d’oxyde de soufre : recourir à un nouveau type de carburant à très faible teneur en soufre (dit ULSFO), recourir au gaz naturel liquéfié, ou poursuivre avec du carburant lourd tout en s’équipant d’un épurateur capable de filtrer la majeure partie de ses rejets atmosphériques d’oxyde de soufre. Sans grande surprise, cette dernière option a fini par s’imposer.

L’usage de carburant à faible teneur en soufre

Clairement la meilleure option sur papier, l’Ultra Low Sulfur Fuel Oil (ULSFO) est considérée comme l’alternative la plus “propre” (lire lien ci-dessous) et ne requiert pas d’investissements techniques additionnels. En 2020, la crise sanitaire a en outre entraîné une chute globale du prix des carburants, rendant l’ULSFO pratiquement aussi abordable que les carburants plus “lourds”. Les armateurs y ont donc eu recours dans un premier temps. Mais ces deux dernières années, la courbe des prix s’est à nouveau envolée, accentuée par la guerre en Ukraine. Le prix du carburant “plus léger” a explosé et les armateurs se sont tournés vers d’autres solutions.

Toutes nos explications

Les épurateurs, fausse bonne idée

Sous la pression des armateurs, l’OMI a autorisé les navires à utiliser des épurateurs.
Mais ces derniers sont considérés comme une “fraude” par certains acteurs environnementaux et maritimes.

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100%

“100% des plus grosses infractions au soufre détectées depuis 2020 ont été perpétrées par des navires équipés d’épurateurs”, selon Ward Van Roy de l’Institut des Sciences Naturelles. Il n’est pas totalement exclu que cela provienne de défaillances techniques. “Un doute” plane néanmoins sur une éventuelle intention ou négligence.

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L’oxyde d’azote ou l’arnaque législative

Deux ans après l’introduction d’une zone de limitation des émissions d’oxyde d’azote en mer du Nord (NECA), le taux de conformité des navires était de 95,7%, selon les relevés de l’avion renifleur. Mais ces chiffres masquent, ici aussi, une réalité moins glorieuse.

0,37%

En 2021 et 2022, seule une minorité de navires contrôlés dans les ports (91 sur 24 347, soit 0,37 %) étaient soumis au niveau le plus restrictif en matière d’émissions de NOx. Un ratio qui correspond aux observations de l'avion renifleur (7 navires sur 1954, soit 0,35%)"

Chef, un navire pollue, on fait quoi ?

Invisible, continue et comme nous l’avons vu, encore mal réglementée, la pollution atmosphérique reste en outre difficile à établir. Le trafic maritime, par nature mobile et transfrontalier, rend la collecte de la preuve et l’application d’une sanction extrêmement complexe.

Concrètement, “il n’y a aucun moyen de contrôler un navire qui traverse les eaux belges sans faire escale dans un port belge” constate Paul Tourret, directeur de l’Institut Supérieur d'Economie Maritime (ISEMAR) basé à Nantes. Un navire qui dépasse les limites de SOx ou de NOx autorisées ne peut pas être inquiété tant qu’il ne fait pas escale dans un port, alors que ses rejets atmosphériques ont un impact direct sur les populations du littoral maritime qu’il traverse.

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Qui est responsable ?

L’État du pavillon :

Tout navire est enregistré dans un pays signataire de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer. Ce dernier doit théoriquement s’assurer que ses navires respectent les règles de sécurité maritime et de protection de l’environnement.

L’État du port :

Lorsqu’un navire fait escale dans un port, l'État du port concerné a pour mission de surveiller et inspecter les navires qui s’y trouvent. Depuis 2011, toutes les inspections effectuées, infractions relevées et sanctions imposées par les 22 Etats côtiers européens sont consignées dans une base de données commune baptisée Thétis-EU, dont nous avons compilé et analysé la totalité des relevés pour élaborer la carte ci-dessous.

L’État côtier :

L’État dont le navire traverse les eaux territoriales sans y faire escale n’est pas tenu de faire respecter les règles relatives à la sécurité maritime ou l’environnement, mais peut renvoyer le contrôle à l’État du port où ledit navire ferait escale par la suite. Concrètement, il n’y a aucun moyen de contrôler un navire qui se contente de traverser les eaux belges.

La carte THETIS

Cette pression exercée sur les contrevenants reste largement insuffisante, confirment les équipes de terrain. La pandémie de Covid19 a brouillé les relevés de cette pollution pour les années 2020 et 2021. Depuis, les infractions repartent à la hausse dans tous les ports européens, en dépit du durcissement de l’arsenal législatif. Nous avons cartographié l’ensemble de ces infractions environnementales relevées par les autorités portuaires de l’Europe.

Tapez le port de votre choix :

L’avion renifleur, un outil révolutionnaire mais sous-exploité

Depuis 2016, l’avion renifleur de l’Institut royal des Sciences naturelles de Belgique (IRSNB) a procédé à 6975 “reniflages” qui ont conduit au signalement de 455 navires (soit 6,52%) "non conformes" au regard de la législation qui encadre la teneur en soufre admise dans les carburants.

Bien qu’il n’ait “reniflé” qu’une portion congrue du nombre global de navires passés dans les eaux belges depuis 2016, l’avion renifleur permet de réduire considérablement les inspections effectuées, grâce au ciblage des navires contrevenants. Selon les données livrées par l’Institut, depuis sa création, plus de 41% des infractions détectées par les autorités l’ont été sur base d’un signalement de l’avion.

Ses relevés ne sont toutefois utilisés qu’à titre indicatif. Ils ne constituent aucunement une base légale pour lancer une procédure judiciaire. Les alertes de l’avion ne sont, en outre, pas toujours suivies d’une inspection. Et, même lorsque c’est le cas, le délai peut demeurer extrêmement long, pour le plus grand bonheur de certains armateurs. Au total, plus de 42% des navires jugés “non conformes” ont été inspectés plus de six mois après leur détection. De quoi leur laisser largement le temps, de se mettre en conformité pour le contrôle qui suit. 

Un contrôle… sur base de la bonne foi


À côté de l’avion renifleur, la base de données Thétis constitue l’autre grand outil de ciblage des autorités pour mener des contrôles. Commune à l’ensemble des pays signataires du Mémorandum de Paris, elle sert avant tout de plateforme de partage des données, propres aux navires qui circulent dans la zone (niveau de risque, historique des inspections, sanctions…). Mais ici aussi, la méthode est lacunaire : les équipages déclarent ce qu’ils veulent, et les contrôles vont rarement plus loin. En d’autres termes, les autorités contrôlent essentiellement des données… fournies par les principaux intéressés. 

Amendes ? bannissement ? quelles sanctions ?

Comment, finalement, sanctionner efficacement un secteur peu contrôlé sur le plan environnemental, et qui peut épargner des sommes colossales en ne suivant pas les règles ?

Les auteurs d’infractions à la pollution atmosphérique encourent des sanctions pénales et administratives. Ces dernières sont jugées “efficaces et dissuasives”, selon les autorités belges. Mais que disent les chiffres ?

En conclusion

Malgré un suivi encore insuffisant des alertes lancées par l’avion renifleur, la Belgique reste pionnière dans la traque des polluants atmosphériques émis par les navires. “Nous sommes clairement le meilleur élève dans le monde sur la mise en œuvre de l’annexe VI de la Convention Marpol” insiste Ward Van Roy de l’Institut Royal des Sciences Naturelles (IRSNB)

La Belgique détient, effectivement, le record du nombre d’inspections relatives aux émissions d’oxyde de soufre et d’azote réalisées depuis 2015 parmi tous les pays côtiers de la mer du Nord, et plus globalement de la base de données Thétis-EU. C’est d’autant plus épatant au regard de la longueur de ses côtes et de la superficie de ses eaux maritimes.
Les autorités portuaires belges ont ainsi effectué 415 inspections ces six dernières années, devant l’Allemagne (345), les Pays-Bas (230), la France (186), le Royaume-Uni (113) ou le Danemark (55).

L’avion renifleur est encore perfectible techniquement. Mais il a surtout besoin d’être intégré dans un cadre européen, voire international, plus structuré et nettement plus ambitieux, afin que les inspections et les sanctions soient réellement efficaces et dissuasives. Cela reste impossible sans la coopération des compagnies maritimes, qui continuent de faire pression politiquement dès que sont entamées des discussions en faveur d’une industrie plus verte. Tant que les armateurs mettront leurs intérêts financiers avant l’environnement et la santé, l’espoir d’un réel changement de cap s’envolera dans un nuage de fumée. 

L'équipe

Equipe ayant réalisé cet article

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Romane Bonnemé

Journaliste

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Valentin Dauchot

Journaliste

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Gaëtan Gras

Data Journaliste

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Alain Tiri

Data Scientist

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Raphael Batista

UI-UX Designer

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Anthony Preite

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Ce reportage a été réalité avec le soutien du Fonds pour le journalisme
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