Tourisme, sport, influenceurs et finance...

Comment les monarchies du Golfe préparent l’après-pétrole

Les pétromonarchies du Golfe font partie des pays les plus dépendants de l’or noir. Mais la lutte contre le réchauffement climatique, et la baisse du coût des énergies renouvelables, devraient diminuer progressivement la consommation de brut au niveau mondial. Comment les pays du Golfe s’adaptent-ils à cette réalité ?

En 2016, Mohammed ben Salmane, le prince héritier d’Arabie saoudite, a présenté son plan vision 2030, dont l’objectif est de s’affranchir de la "dépendance maladive" de l’économie saoudienne à l’or noir. Ce plan est-il réaliste? Comment s’articule-t-il? La Libre a interrogé plusieurs experts sur cette question.

Sport, finance, tourisme… Aux yeux des dirigeants du Golfe, Dubaï est un exemple de diversification économique réussie. Les faibles ressources pétrolières de l’Émirat l’ont poussé à démarrer très tôt cette transformation. Une mutation qui n’a été possible que grâce au travail de millions de travailleurs étrangers très faiblement rémunérés. Même si ce modèle est difficilement réplicable, et même moralement discutable, il est source d'inspiration dans la région du Golfe.

L’Arabie saoudite pourra-t-elle suivre les traces de Dubaï ?

Aux yeux des pétromonarchies du Golfe, Dubaï est un exemple. Aujourd’hui, l’économie dubaïote ne dépend plus de la rente pétrolière. Selon Michael Herb, de l’Université d’État de Géorgie, l’Émirat a exploité à fond le modèle économique selon lequel des travailleurs étrangers fournissent la main-d’œuvre bon marché nécessaire au développement d’un secteur privé, notamment dans le tourisme et la logistique.

Ce modèle implique que le budget de l’État soit alimenté par la taxation de ce secteur privé. Avec cet argent, Dubaï peut financer des emplois bien rémunérés dans la fonction publique, au bénéfice de ses propres citoyens. Cette stratégie présente cependant certaines faiblesses. “Les citoyens dubaïotes appartiennent à une minorité très privilégiée dans leur propre pays, explique Michael Herb, dans une publication du Project on Middle East Political ScienceCette minorité vit des recettes fiscales générées par des millions de travailleurs étrangers non-citoyens.”

Ce modèle n’est pas réplicable dans tous les pays du Golfe, estime Michael Herb. L’Arabie saoudite et Oman ont une population trop importante. Le Koweït, lui, n’a pas créé un environnement d’affaires assez attractif.

Dans ces conditions, le plan Vision 2030 de Mohammed ben Salmane, le prince héritier d’Arabie saoudite, a-t-il des chances d’être couronné de succès ? Les chiffres du budget saoudien montrent qu’il reste du chemin à parcourir pour s’affranchir du pétrole. En 2019, avant la chute du prix du baril, l’or noir représentait encore 64 % des recettes du pays.

En prévision de l’assèchement progressif des revenus du pétrole, Vision 2030 prévoit d’augmenter considérablement les recettes non pétrolières : celles-ci doivent passer de 358 milliards de riyals en 2020 à 1000 milliards en 2030 ; une sacrée augmentation. Ces rentrées non pétrolières n’étaient que de 163,5 milliards de riyals en 2015, l’année précédant la mise en place de Vision 2030. Elles ont donc déjà doublé en cinq ans, mais doivent encore tripler d’ici 2030. C’est au nom de cette diversification des recettes de l’État que les Saoudiens ont découvert la TVA en 2018. Initialement à 5 %, son taux a été porté à 15% en 2020.

Omar Al-Ubaydli, Chercheur au centre d’études Derasat, situé à Bahreïn

Omar Al-Ubaydli, Chercheur au centre d’études Derasat, situé à Bahreïn

Pour accroître les recettes non pétrolières, il est aussi nécessaire d’augmenter la part du secteur privé dans le PIB du pays. En effet, au fur et à mesure que la rente pétrolière s’asséchera, l’État ne pourra plus employer autant de fonctionnaires. Le privé doit donc progressivement prendre le relais du secteur public. MBS ambitionne de faire passer la part du privé dans le PIB de 40 % en 2015, à 65% en 2030. Mais en 2019, le privé avait tout juste dépassé les 45 %.

Une stratégie payante ?

Riyad a récemment annoncé un investissement de 20 milliards de dollars dans l’intelligence artificielle d’ici 2030 ; 500 milliards de dollars dans la ville futuriste The Line ; et des sommes importantes sont consacrées aux grandes manifestations sportives, comme le Clash On The Dunes, un match de boxe anglaise entre l’Américain Andy Ruiz et le Britannique Anthony Joshua.

Il reste à voir si ces investissements, qui semblent manquer de cohérence, auront un impact réel sur la diversification économique. “Pendant de nombreuses décennies, l’Arabie a été un pays fermé sur lui-même”, nous explique Omar Al-Ubaydli, chercheur au centre d’études Derasat, situé à Bahreïn. “Tous ces événements très médiatiques sont une formidable opportunité de dire au monde entier : nous sommes ouverts au business et au tourisme.”

Cet expert est assez confiant quant aux chances de succès de la transformation économique de l’Arabie saoudite. “Ils ont les financements, une excellente université, des scientifiques venus du monde entier, des technologies adaptées à la région”, déclare-t-il. “L’élément crucial est désormais de travailler sur l’enseignement. Il faut que cette diversification économique soit auto-alimentée et non plus importée. Il faudra aussi voir comment l’industrie du tourisme va se remettre du Covid.” Sans oublier un élément crucial pour le développement économique : la confiance. À ce niveau, le meurtre du dissident Jamal Khashoggi et l’épisode du dépouillement de l’élite saoudienne au Ritz par MBS en 2017 ne sont évidemment pas rassurants. Steffen Hertog, de la London School of Economics, était lui assez sceptique, juste après la présentation de Vision 2030. Selon lui, même si l’emploi privé augmentait de 5 % par an, il faudrait 16 ans pour que l’économie saoudienne puisse se délivrer de la rente pétrolière. Ou 27 ans à un taux de croissance annuel de 3 %. Dans ce cas, il faudrait plutôt parler de “vision 2050”.

“En hiver, Dubaï et Abou Dabi deviennent une alternative aux Canaries et à l’Égypte”

Dubaï et sa piste de ski, ses malls et magasins, ses îles en forme de palmiers (Palm Islands) ou son archipel en forme de planisphère (The World), son célébrissime hôtel Burj al Arab (en forme, lui, de voile géante) et sa non moins célèbre tour Burj Khalifa, tout le monde en a désormais entendu parler. C’est d’ailleurs Dubaï, à la fois ville et Emirat, qui a fait office de pionnier, dans les années 90, quand il s’est agi, pour toute la région, de commencer à penser à l’après-pétrole. En partant de ses deux principaux atouts pour les touristes : la mer et le soleil… Il a depuis été suivi par Ras Al Khaïmah, Abou Dabi et les autres Émirats.

Dubaï et Abou Dabi deviennent une alternative, surtout en hiver, à des destinations comme les Canaries ou l’Égypte”, indique Pierre Fivet, porte-parole de l’Abto, l’Association belge des tour-opérateurs, qui constate une croissance des clients ces dernières années même si les chiffres restent encore modestes. “Aux Émirats arabes unis, il y a toujours du soleil”, renchérit Paul Ryckaseys, directeur d’Imagine Travel qui envoie “en année normale” entre 600 et 700 clients belges aux Émirats arabes unis (EAU). “La plupart font un circuit, souvent en combinant Dubaï, Abou Dabi et Doha, capitale du Qatar.” Autres avantages du coin : des vols de 5 h 30 à 6 heures et des liaisons journalières.

Avec les ressources touristiques qu’a l’Arabie, le tourisme est son deuxième pétrole.
Meziane Meziant - Expert en politique de développement touristique

“Dubaï a commencé par aménager le bord de mer et construire des hôtels”, raconte Meziane Meziant, expert en politique de développement touristique. “La politique de départ était orientée vers un tourisme haut de gamme. À côté des hôtels, on a mis des choses en place pour attirer les touristes étrangers. On a donc inscrit des golfs à destination d’une clientèle aisée, mis sur pied des événements d’envergure internationale : compétitions de golf et hippiques.” Et de reprendre : “Dubaï a depuis changé d’orientation : de destination de luxe, Dubaï se présente désormais comme une destination de tourisme de masse presque “démocratique” avec, à côté des 5 étoiles, des 3 et 2 étoiles avec des offres à une vingtaine de dollars la nuit.”

Abou Dabi et la culture

Dans la foulée de Dubaï, sa voisine Abou Dabi, “tout en construisant de splendides palaces, a misé sur la culture”, pointe Meziane Meziant. Avec la Sorbonne Abou Dabi (en 2006), Le Louvre Abou Dabi (en 2017) et le Guggenheim Abou Dabi qui doit encore ouvrir ses portes.

Dubaï et Abou Dabi affichent également safaris en jeep et parcs de loisirs (Legoland pour le premier et Ferrari World pour le second) et l’Exposition universelle devrait débuter à Dubaï en octobre prochain, en fonction de la situation sanitaire bien sûr.

Non loin de là, le Qatar fait un peu figure de parent pauvre. “Les possibilités touristiques y sont moindres”, dit Pierre Fivet. Même si l’endroit peut aussi compter sur le duo désert-balnéaire.

Enfin, l’Arabie saoudite entend également faire du tourisme un des secteurs clés de l’après-pétrole. À l’affiche, visas touristiques et ministère ad hoc. “Les ressources touristiques – montagnes, désert, mer Rouge… – et le patrimoine culturel sont très importants, avec des sites comme, par exemple, la vallée d’Al Ula avec l’antique cité d’Hégra construite comme Pétra, en Jordanie, par les Nabatéens”, souligne Meziane Meziant. Reste au Royaume à investir, et il va le faire massivement, dans le cadre de sa Vision 2030 supervisée par le prince héritier. Et à améliorer son image car “pour un pays qui veut accueillir les touristes, l’élément primordial est la sécurité qui y règne…”“Il y a de grandes chances pour que le pays soit une destination touristique affirmée à moyen terme, en 2035, mais tout dépend de la politique”, conclut l’expert. “Avec les ressources touristiques qu’il a, le tourisme, c’est son deuxième pétrole.”

Le sport ? La vitrine idéale pour des pays en quête d’estime

C’est tout un symbole. Le Qatar sera l’année prochaine le premier pays du Moyen-Orient à accueillir la Coupe du Monde de football et même le plus petit pays à avoir jamais accueilli un événement sportif d’une telle envergure.Si cette désignation a suscité bien des interrogations sur l’éthique du processus et pas mal d’indignation sur les conditions de travail sur les sites de construction des stades, cette Coupe du Monde qatarie démontre bien l’intention de ce pays de la péninsule arabique de compter sur la planète foot.

PSG et Manchester

Voilà d’ailleurs dix ans maintenant que le fonds souverain Quatar Investment Authority (QIA) est devenu majoritaire dans le club de Paris Saint-Germain, avant de rafler un an plus tard toute la mise du capital.

La Qatar n’est pas le seul à mettre des billes dans le foot. Ainsi, Manchester City, le club actuel de Kevin De Bruyne, a été acheté en 2008 par Abou Dabi United Group. Le Prince saoudien Abdullah, copropriétaire du Beerschot, est aussi l’actionnaire majoritaire du club Sheffield United. Le fonds d’Investissement Public (PIF) saoudien piloté par le prince héritier Mohammed ben Salmane avait tenté en vain, l’année dernière, de mettre la main sur le club de Newcastle.

C’est encore le groupe de médias qatarien beIN Sports qui a raflé voilà quelques semaines les droits de diffusion de la Premier League au Moyen-Orient et en Afrique du Nord pour la période 2022-2025, contre la somme d’environ 400 millions d’euros.

Le cyclisme a aussi été mis à l’honneur. Le Dubaï Tour a ainsi été organisé entre 2014 et 2018. Le Tour des Émirats arabes unis 2020 a ensuite pris le relais. Il ne compte pas pour du beurre puisque c’est une épreuve de l’UCI World Tour, le calendrier le plus important du cyclisme sur route.

Tennis, golf et F1

Depuis le début des années 90, des tournois de tennis ATP ont été organisés à Doha (Qatar) et à Dubaï. Le tournoi de Doha aurait d’ailleurs dû avoir lieu en ce début janvier.

Le DP World Championship, bouquet final de la saison de golf professionnel, a eu lieu en décembre à Dubaï. Un tout premier tournoi de golf féminin a même été organisé en novembre en Arabie saoudite.

Cette même Arabie saoudite hébergera pour la première fois le grand prix de Formule 1 cette saison, alors que ces mêmes bolides ont arpenté le circuit de Bahrein dès 2004.

Dans les sports moteurs, toujours, le Dakar 2021 aurait plutôt dû s’appeler Jeddah, car il part et arrive dans cette ville d’Arabie saoudite.Autant d’événements qui ont pour but de présenter ces pays sous un jour le plus favorable possible puisque le sport est censé être fédérateur.

"Abou Dabi devient un véritable paradis fiscal qui fraude en permanence avec la législation internationale."

Sébastien Boussois, chercheur en sciences politiques associé au Cecid (ULB)

Un fonds souverain puissant et persuasif

Le fonds d’investissement public saoudien (PIF) dispose d’une capacité d’investissement de 347 milliards de dollars. Ce fonds souverain est présidé par Mohammed ben Salmane (MBS), le prince héritier et homme fort du royaume. Durant la crise sanitaire, le PIF a profité de la chute des marchés boursiers pour réaliser quelques acquisitions à prix cassés. Il a investi dans le groupe américain Live Nation, qui organise des concerts et événements partout dans le monde.

Cet investissement, comme celui dans Disney, semble en ligne avec le plan Vision 2030, qui entend faire de l’Arabie saoudite un haut lieu du divertissement. D’autres acquisitions semblent plus opportunistes que stratégiques. Alors que Riyad entend progressivement s’affranchir de l’or noir, le PIF a investi dans les pétrolières BP, Shell, et Total. Il faut dire que ces majors font partie des secteurs qui ont le plus souffert de la crise sanitaire.

Face à la crise économique, le PIF a décidé de rediriger une partie de ses capacités pharaoniques vers l’économie domestique : 40 milliards de dollars devraient être injectés en 2021 et en 2022, pour soutenir l’économie saoudienne.

Selon le Financial Times, MBS tente aussi d’utiliser la puissance financière du PIF pour convaincre d’importantes entreprises internationales de déménager leur siège régional de Dubaï vers Riyad. MBS aurait offert de généreuses exonérations fiscales pour inciter les frileux. Certaines entreprises ne sont cependant pas prêtes à quitter l’environnement libéral et la position économique avantageuse de l’Émirat pour rejoindre Riyad. Google, de son côté, a accepté d’ouvrir son premier bureau en Arabie saoudite, afin d’honorer un contrat de cloud passé avec le géant du pétrole Aramco. 

Dubaï, le paradis des “influenceurs”

Stars de la téléréalité, influenceurs en tout genre sur des réseaux sociaux tels qu’Instagram ou Youtube : elles ou ils sont de plus en plus nombreux à déposer leurs valises dans l’émirat de Dubaï. “L’une des principales raisons qui poussent les influenceurs à s’installer à Dubaï est sans conteste la sécurité, notamment pour ceux qui ont des enfants ou qui souhaitent fonder une famille”, indique la société d’influence marketing Kolsquare à nos confrères de 20 Minutes. “Là-bas, ils retournent presque dans une forme d’anonymat et cela change largement la donne au quotidien.”

Ce phénomène de domiciliation vers les Emirats concerne notamment les influenceurs et influenceuses de l’Hexagone, telles que la célèbre Nabilla et son compagnon Thomas Vergara, qui ont 8 millions d’abonnés sur Instagram à eux deux. Et il y a une autre grosse motivation : à Dubaï, aucun impôt n’est appliqué sur le revenu, ni même sur les sociétés, à moins qu’il ne s’agisse d’entreprises de l’industrie pétrolière et gazière.

Enfin, avec son climat ensoleillé toute l’année, l’émirat serait idéal pour le placement de produits, sources indispensables de revenus pour les influenceurs et autres stars de la téléréalité. “La ville permet d’imaginer des dispositifs créatifs tout au long de l’année grâce à un accès à ‘toutes les saisons' et à tous types de paysages dans un rayon de quelques kilomètres : plages, désert, ville, pistes de ski”, énumère Kolsquare. “Lorsque vous êtes un influenceur à Dubaï, vous pouvez imaginer faire la promotion de boots pour skier l’hiver (NdlR : Dubaï possède des pistes artificielles de ski) et trois minutes plus tard, vous retrouver sur un yacht pour la promotion d’une marque de maillots de bain”, explique la société.

Photos : Shutterstock