Technologie, l'incontournable possible

Forcer la pluie : faisable. Réduire la température en envoyant du souffre dans l’atmosphère : envisagé. Rehausser les digues : en cours. Pas tant de la science-fiction qu’une réalité technologique, à faire pâlir l'auteur Philip K. Dick.

Mais quel rôle va-t-elle jouer face aux urgences climatiques ? Portrait d’une problématique qui déchire, de la philosophie à la situation belge.

La place de l'humain

Le débat qui entoure la technologie prend racine dans une problématique plus générale. Il évolue dans un état du monde nouveau, dans une transformation profonde de l’environnement. Cette pierre d’achoppement se nomme l’anthropocène. Même si le terme est disputé, il s’est intégré au paysage scientifique. Mais au fond, qu’est-ce que c’est ?

"L’anthropocène est une époque géologique" observe Hugues Goosse, professeur à l’Université catholique de Louvain. "Comme le Jurassique, celui qu’on voit dans les films de Spielberg." Une époque caractérisée par une modification profonde de l’environnement.

Et cette modification, l’humanité en est responsable. "L’activité humaine a transformé la composition chimique des océans. Le climat se réchauffe, l’air se charge de plus de métaux et de sulfates, et l’érosion des sols s’accentue", affirme Hugues Goosse. L’environnement change à cause de l’espèce humaine, c’est l’anthropocène.

Cette modification profonde du monde pose une question fondamentale : la place de l’humanité. Ici, deux discours principaux s’affrontent.

Le premier considère que l’anthropocène est l’accomplissement de la domination humaine sur la nature. L’homme est capable de la modeler, il en devient le maître.

Le second discours se veut plus critique. L’idée est de dépasser le clivage entre deux blocs unifiés : la nature et l’humanité. L’anthropocène est un moment d’humilité, où l’humain s’adapte à l’évolution de la planète, où il n’est plus le centre de gravité de la Terre.

Les deux visions confrontent deux conceptions de la technologie dans la problématique climatique. Le discours dominant, celui d’une force de l’Homme sur la Nature, voit dans la technologie la possibilité d’atténuer les effets des changements climatiques. C’est la géo-ingénierie, un ensemble de techniques développées pour influencer artificiellement le climat. La seconde vision s’attache à l’adaptation profonde de nos sociétés aux changements environnementaux. Ce sont des actions sur la consommation, des évolutions culturelles pour un mode de vie plus pérenne. Ici, la technologie n’est pas la réponse, c’est le changement structurel. Et si aucun de ces modèles n’était complet ?

Le compromis

"Face aux urgences environnementales, ce serait une erreur de ne pas utiliser la technologie pour les atténuer", assène Romain Weikmans. Le chercheur de l’Université libre de Bruxelles tempère. Selon lui, la bonne voie est un entre-deux. "On ne peut pas résoudre ces problèmes sans questionner les modes de consommation et toute une série d’aspects culturels." Réagir aux impératifs climatiques n’est pas seulement une atténuation des problèmes visibles. C’est aussi une adaptation aux changements en devenir.

Parce que la technologie a ses effets pervers. "Si vous prenez l’industrie automobile, les véhicules rejettent de moins en moins de gaz à effet de serre. Mais d’un autre côté, il y a de plus en plus de voitures et de kilomètres parcourus. Ça s’appelle l’effet rebond", précise Romain Weikmans. L’atténuation passe par une modification du processus de production, l’adaptation par un changement des modes de consommation. Rendre les véhicules moins polluants, réduire une partie des déplacements.

Mais il existe des domaines dans lesquels la réponse technologique est aujourd’hui impossible, où l’adaptation devient une nécessité. C’est le cas du transport aérien qui représente une partie importante des émissions de CO2. Ces émissions de gaz et d’aérosols participent à la modification de l’atmosphère. L’industrie aéronautique devra s’adapter à de nouvelles conditions de vol.

Les liens de causalité forment un réseau complexe, où toute la chaîne de production a un impact sur la problématique climatique. De la matière première au consommateur, il faut agir sur tous les tableaux.

Lancement d'un missile en 2011 en Chine pour provoquer artificiellement la pluie

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La fonte d'un glacier au Groenland

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Encore 30 % de petites exploitations bovines en Belgique

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L’industrie alimentaire et l’urgence

Et le débat continue. S’il y a un secteur où la demande est assurée, c’est celui de l’alimentation. S’arrêter de consommer de la nourriture n’est pas envisageable, mais adapter le contenu de son assiette l’est. Pour des raisons de santé ou pour limiter la pollution. "La production de viande à l’échelle mondiale est responsable de l’équivalent des émissions du transport aérien, du transport routier et du transport maritime réunis", décrit Romain Weikmans.

Du côté de la production, on s’adapte. "Les éleveurs montrent une vraie volonté de réduire leur empreinte environnementale depuis quelques années", observe Isabelle Dufrasne, vétérinaire et professeure à l’ULG. On assiste à des changements dans le mode de production avec des bêtes qui vêlent plus tôt grâce à une meilleure alimentation, à un nouveau type d’épandage de fertilisant ou à une réorganisation de l’occupation des pâturages.

Et l’adaptation structurelle ? "C’est clair qu’on va vers des exploitations de plus en plus grandes mais il reste 30% de fermes de moins de 100 hectares en Belgique", précise Isabelle Dufrasne. La technologie permet de produire plus et mieux. Mais, toujours, revient l’effet rebond. Plus de consommation, c’est plus d’animaux et plus de gaz à effet de serre. Manger moins de viande a un impact positif sur les émissions de CO2.

Du côté de la Fédération de l’industrie alimentaire belge (Fevia), on entrevoit la technologie comme une solution à certains problèmes. "Il y a deux pistes : consommer moins d’énergie et consommer de l’énergie renouvelable. De nombreuses entreprises alimentaires ont installé des unités de cogénération ou des panneaux photovoltaïques", précise Ann Nachtergaele, Environmental Affairs & Energy Director de Fevia. On peut y ajouter l’évolution des emballages ou la lutte contre le gaspillage alimentaire

Mais la technologie connaît une limite majeure dans le secteur, la production de chaleur. "Il faudra une révolution technologique pour cuire ou chauffer les aliments de manière efficace sans émettre du CO2", affirme Ann Nachtergaele. Le gaz naturel pourrait être remplacé par de l’électricité renouvelable, sans en assurer la rentabilité. Une alternative existe, un gaz produit à partir de biomasse. Mais la technique n’est pas encore mature.

À la question, "la technologie va-t-elle sauver le monde ?", une réponse oscille entre deux pôles complémentaires. L’adaptation aux changements à venir et l’atténuation des urgences actuelles. L’un ne va pas sans l’autre.

Mais là où la technophilie absolue remet l’humanité au centre de tout et assume sa capacité à modeler l’environnement et à trouver des solutions, d’autres discours tendent vers un bouleversement structurel de nos sociétés. Une nouvelle forme de production, l’adaptation de la consommation. Une fenêtre sur un système à construire.

Dossier : Victor Huon
Photos : Belga