Starfish Prime

L'essai nucléaire qui est allé beaucoup trop loin

Les bombes nucléaires qui ont explosé, il y en a des tonnes. Mais celles qui ont marqué l’Histoire, on les compte sur les doigts de la main.

L’une d’elles, relativement méconnue du grand public, peut-être parce qu’elle n’a pas fait de morts comme celles d’Hiroshima ou de Nagasaki, mérite pourtant qu’on se penche sur son cas. Elle a d’ailleurs créé une ceinture de radiations d’électrons à hautes énergies pendant plusieurs années autour de la Terre.

Si elle avait été plus puissante, elle aurait pu signer la fin de l'humanité et de toute forme de vie ici-bas. Le nom de l'opération derrière cette explosion ? "Starfish Prime".

Les apprentis-sorciers

Le 9 juillet 1962, Starfish Prime explose à environ 400 km au-dessus du Pacifique. À titre comparatif, c’est à peu près à cette altitude qu'évolue l’ISS, la station spatiale internationale. La bombe est d'une puissance de 1,4 mégatonne, largement supérieure à celle d'Hiroshima (15 kilotonnes), qui a tout de même fait entre 95 000 et 166 000 morts.

Nous sommes alors en pleine guerre froide (1947-1991). Inutile de rappeler que les relations diplomatiques entre les Etats-Unis et l’URSS sont quelque peu tendues.

Peu de temps auparavant, Nikita Khrouchtchev, qui dirige l'URSS, met fin au moratoire sur les essais nucléaires. Les tests soviétiques reprennent d’ailleurs dès le 1er septembre 1961, ce qui pousse les Américains à faire de même. Le 30 octobre de la même année, l'URSS fait exploser la Tsar Bomba, la bombe nucléaire la plus puissante jamais utilisée à ce jour (57 mégatonnes). Tout cela dans un contexte de conquête spatiale, alors que l’URSS est parvenue à envoyer un homme dans l’espace, Youri Gagarine, et que les Américains font tout pour rattraper le retard.

JFK sous pression

John Kennedy, président des Etats-Unis depuis peu, est sous pression, peu de temps après le fiasco du débarquement de la baie des Cochons organisé par son prédécesseur, Dwight Eisenhower. Des opérations qui entachent donc le début de son mandat et marquent une escalade des tensions avec l'URSS.

Pour résumer : tous les ingrédients sont là pour assister à une compétition d’ego, de puissance, de volonté de dissuasion. On est à l’apogée de la compétition nucléaire entre les deux pays.

L'explosion de la bombe de l'opération Starfish Prime, vue depuis Honolulu, à 1500 km du lieu de détonation.

L'explosion de la bombe de l'opération Starfish Prime, vue depuis Honolulu, à 1500 km du lieu de détonation.

Un peu de contexte. Il faut savoir que quelques années avant l’opération Starfish Prime, le physicien et astronome James Van Allen prouve, en 1958, que le champ magnétique qui entoure la Terre est composé d’une forte densité de particules énergétiques issues du vent solaire. Les Américains essaient alors de savoir comment utiliser cette énergie à leur avantage. L’idée est de voir si, avec une bombe suffisamment puissante, il serait possible de dévier cette énergie pour paralyser les infrastructures de tout un pays.

Les apprentis-sorciers de l’époque décident alors de faire exploser Starfish Prime largement au-dessus de la stratosphère, tout cela dans le cadre de l’opération Fishbowl, soit une série d’essais nucléaires à haute altitude. Cette opération fait elle-même partie de l’opération Dominic : des essais destinés à vérifier les capacités et valider différents armements nucléaires.

Les résultats pour Starfish Prime vont bien plus loin que prévu. Trop loin même. Un important flux d’électrons se dégage dans la magnétosphère et provoque des pannes électriques à Honolulu, située à presque 1500 km de la zone d’explosion. Des lampadaires s’éteignent, des alarmes se déclenchent, des lignes téléphoniques sautent.

Pourtant, l’île n’est pas des plus fournies en termes d’équipements électroniques. Les dégâts, au-dessus d’un pays comme les Etats-Unis, auraient été beaucoup plus importants. Et ce n’est rien par rapport à ce que ça pourrait être de nos jours, avec tous les équipements électroniques dont nous dépendons.

Mais ce n’est pas tout. L’explosion provoque aussi la destruction de plusieurs satellites ou les rend inutilisables.

Systèmes de contrôles, panneaux solaires, réseaux électriques endommagés… sur 24 satellites en orbite à l’époque, ou envoyés peu de temps après l’explosion, au minimum huit subissent alors des dommages irrémédiables.

La fin du monde ?

Starfish Prime n’est pas le premier essai nucléaire à haute altitude, ni le dernier. Mais il est le plus puissant réalisé hors atmosphère. Les effets sont tellement importants que John Fitzgerald Kennedy décide de suspendre les essais nucléaires extra-atmosphériques. Il annule ainsi l’essai "Urraca", qui doit avoir lieu à 1000 kilomètres d’altitude.

Pendant plusieurs années, au moins cinq ans, une ceinture de radiations se crée autour de la Terre et provoque des problèmes au niveau des satellites.

D’ailleurs, en octobre 1962, quelques jours après le retour de l’astronaute Walter Schirra, qui a réalisé six orbites autour de la Terre lors de la mission Mercury-Atlas 8, un porte-parole de l’armée américaine annonce que si Schirra avait été au-delà de 640 km d’altitude, il aurait probablement succombé sous les effets des radiations résiduelles de la bombe.

Et selon certaines sources, cette radiation a persisté bien plus longtemps que cinq années…

Concrètement, si Starfish Prime avait été plus puissante, les radiations auraient pu être beaucoup plus problématiques à long terme. Certains avancent même que cela aurait pu avoir un effet sur la ceinture de Van Allen. Cela aurait pu dérégler notre magnétosphère et donc potentiellement détruire ce qui retient l’atmosphère terrestre.

En clair : cela aurait pu tuer toute forme de vie sur la planète.

Course à l'armement

L’opération Starfish Prime est un symbole de ce que la course à l’armement peut produire de plus néfaste. C’est pour cela que le traité sur la non-prolifération des armes nucléaires a été signé en 1968 par la plupart des pays, excepté Israël, l’Inde, le Pakistan et le Soudan du Sud.

D’ailleurs, ce 7 février 2020, le président français Emmanuel Macron a annoncé avoir réduit la taille de son arsenal nucléaire. Mais des questions se posent quant à l’avenir, car il a aussi annoncé qu’il y aurait des exercices nucléaires et des entraînements à l’utilisation de l’arme atomique. Il a d'ailleurs aussi prôné une collaboration au niveau des pays européens.

Pour Jean-Marie Collin, chercheur associé au GRIP et militant engagé dans la campagne internationale pour l'abolition des armes nucléaires, ce discours allait tout de même dans le sens de la course aux armements, malgré les annonces de réduction de l’arsenal. Car pour lui, la dissuasion nucléaire implique que les pays qui en usent s’affichent comme capables d’aller au-delà du droit international. "Cela pose un véritable problème. Aujourd’hui, on n’est plus du tout dans les années 1960, où on a réussi à contrôler la prolifération des armes. On va rentrer dans une accélération de la course aux armements et la destruction des règles de la non-prolifération, avec les conséquences potentielles que ça implique. On va rentrer dans un monde inconnu", alerte-t-il.

Confronté à ce type de critiques, Emmanuel Macron répond que, face aux menaces (de la Corée du Nord, potentiellement de l’Iran...), l’Europe ne peut pas se cantonner à un rôle de spectateur et se doit de rester active.

Exemple d'un essai nucléaire dans le Pacifique, lors de l'opération Crossroads (été 1946). Soit un an après le premier essai nucléaire, Trinity, en juillet 1945. Hiroshima (6 août) et Nagasaki (9 août 1945) étaient les premiers et derniers tests de l'arme atomique en temps de guerre sur une population civile, ce qui va à l'encontre du droit international. © United States Department of Defense

Exemple d'un essai nucléaire dans le Pacifique, lors de l'opération Crossroads (été 1946). Soit un an après le premier essai nucléaire, Trinity, en juillet 1945. Hiroshima (6 août) et Nagasaki (9 août 1945) étaient les premiers et derniers tests de l'arme atomique en temps de guerre sur une population civile, ce qui va à l'encontre du droit international. © United States Department of Defense

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