La montagne
de Sinjar


Par Christophe Lamfalussy - Journaliste
et
Johanna de Tessières - Photographe




Introduction


La chaîne montagneuse de Sinjar, qui culmine à 1463 mètres dans le nord de l’Irak, joue un rôle essentiel dans l’histoire des Yézidis. De tout temps, elle a permis à cette minorité religieuse, inspirée par le zoroastrisme, d’échapper à de nombreuses persécutions. Ce fut le cas durant la période ottomane à la fin du 19e siècle quand les Ottomans ont cherché à les convertir à l’islam. Plus récemment, ils furent persécutés par des groupes sunnites radicaux et l’Etat islamique.



Dans la tradition religieuse yézidie, le mont Sinjar serait l’endroit où l’arche de Noé se serait échouée après le déluge.

Le massif est planté en plein désert. Il s’étend sur une centaine de kilomètres et fait 15 km de large. Il est plus facilement accessible par le nord, où quelques routes mènent à des villages roches du sommet. Plusieurs temples yézidis s’y trouvent également.

Dans la tradition religieuse yézidie, le mont Sinjar serait l’endroit où l’arche de Noé se serait échouée après le déluge. Un serpent aurait bouché les fuites du navire pour le sauver du naufrage.

« Les Kurdes disent qu’ils n’ont que les montagnes pour amis. Pour nous aussi, qui avons connu tant de génocides, cette montagne nous protège », nous dit le Cheikh yézidi Khalat Hassan, issu d’un clan qui a donné plusieurs députés au parlement irakien.



Ce soir, un vent du désert, chargé de sable, a amené de l’orage et de la pluie. Le vent s’engouffre en sifflant entre les dalles de béton des maisons aplaties par les bombardements. Les portes métalliques claquent. Des chiens aboient et hurlent. Mais des lumières scintillent, de ci, de là. Au nord de l’Irak, Sinjar s’endort. La ville martyre des Yézidis, adossée au massif montagneux sacré du même nom, résiste à toutes les tempêtes.

Sinjar fut l’épicentre, il y a huit ans, de l’offensive de l’État islamique contre cette minorité religieuse, une attaque aujourd’hui qualifiée de « génocide » par les Nations unies et de nombreux parlements, dont celui de la Belgique. Pourtant, la majorité de ses habitants et des villages qui l’entourent vivent encore à des heures de route de là, dans une quinzaine de camps situés dans le Kurdistan irakien (KRG).

Deux cent mille personnes sont prises en otage par des rivalités entre Bagdad, la région autonome kurde et des milices. Ils vivent sous tentes et n’ont pas toujours de maisons cinq ans après la libération totale du Sinjar, en 2017, par l’armée irakienne.

« Comment voulez-vous que les gens reviennent ! » s’exclame, dépité, le maire de Sinjar. « Il y a encore des fosses communes dans les villages et des corps sous les débris des maisons de la ville ».

Fahad Hamid Omar dispose d’un bureau dans une maison épargnée par les bombardements. « Nous avons besoin de tout », continue-t-il. Hormis la fourniture d’eau et d’électricité, « le gouvernement de Bagdad ne nous aide pas. J’essaie d’obtenir le soutien d’organisations non-gouvernementales. Parfois, je dois appeler trois fois les checkpoints pour qu’ils laissent passer les ONG ».

Car de Dohuk, où se concentrent les déplacés yézidis, jusqu’à Sinjar, il faut jongler avec une quinzaine de check-points, tenus par les peshmergas kurdes, l’armée irakienne ou les milices chiites du Hachd al-Chaabi, facilement reconnaissables aux photos des martyrs qui tapissent les points de contrôle. Seul le dernier check-point est tenu par des combattants yézidis.



L’Etat irakien fait construire une imposante arcade à l’entrée de la ville arabe voisine de Tal Afar, mais n’a pas utilisé les grands moyens pour dégager les ruines de Sinjar.

Quarante-sept mille maisons ont été détruites dans la région, dynamitées par Daech ou détruites par des tirs d’artillerie et des frappes aériennes. La plupart ont été déminées par l’armée irakienne, les milices chiites et des organisations internationales comme le MAG. Dans le centre-ville, certains bâtiments ont été rasés, un hôpital a été remis sur pied, les routes et trottoirs ont été nettoyés, mais peu de Yézidis sont revenus : 4 700 familles dans la ville selon le maire, et environ 6 500 familles au sud et au nord du massif montagneux.

Murad est l’un de ceux qui sont revenus. Il loge avec sa famille dans la maison de son oncle, miraculeusement épargnée dans un quartier situé à flanc de montagne. Il est revenu en 2018. « Au Kurdistan, je louais une maison soixante dollars par mois », explique-t-il. « Mon oncle, qui vit en Allemagne, nous prête la maison. Ici, j’ai un travail comme gardien. Je gagne environ cinq euros par jour ».

Plus bas dans le centre, Hassan, 27 ans, vient d’ouvrir une échoppe où il sert un café serré, mixé avec des noix. « J’y pensais depuis trois ans. J’ai peur de rater mon affaire car les gens ne reviennent pas », dit ce chiite qui s’est réfugié à Bagdad pendant la guerre. Un peu plus loin, le boulanger a ouvert dès 2016. Il est satisfait. Il fournit du pain aux militaires. Il a engagé huit employés. « Mais si d’autres boulangeries ouvraient », dit-il, « alors j’aurais des problèmes ».

« J’y pensais depuis trois ans. J’ai peur de rater mon affaire car les gens ne reviennent pas »

Ce sont des exceptions : la majeure partie des Yézidis est bloquée dans les camps du Kurdistan. Comme à Khanke, où 50 000 déplacés sont venus se coller à une ville qui ne comptait que 20 000 habitants autrefois. La cité a été construite par Saddam Hussein dans sa politique d’arabisation du nord de l’Irak. L’ancien dictateur voulait réduire le poids des minorités en les déplaçant dans de nouveaux complexes tout en offrant leurs terres à des Irakiens venus du centre et du sud du pays. Mais à Khanke, les Yézidis sont devenus plus forts. Ils sont largement majoritaires et ils accueillirent dès l’offensive de Daech dans la plaine de Ninive en 2014 ceux qui venaient de Sinjar.

Sabah a laissé les déplacés s’installer sur le terrain qui fait face à sa maison. Une petite ville de tentes blanches s’est créée. Des fils ont été tirés des poteaux électriques tandis que des latrines et réserves d’eau potable ont été installées. Le camp est temporaire depuis huit ans. « Le gouvernement irakien ne fait rien pour les aider », peste Sabah. « Ils ne nous considèrent pas comme des citoyens irakiens ».

Habillé d’un veston, un homme nous interpelle entre deux rangées de tentes. Il nous montre une photo de sa maison de Sinjar, complètement détruite. « Comment voulez-vous que j’habite là ? Je préfère vivre ici car il y a de la sécurité ».

La sécurité est le motif avancé par la majorité des Yézidis pour rester au Kurdistan. Ils estiment que la multiplication des milices au Sinjar est une source d’insécurité. Faux, rétorque le général yézidi Ali Farhan, assis dans son bureau de Sinjar, « jamais la sécurité n’a été aussi grande en cent ans. Les gens au Kurdistan ne savent pas ce qui se passe ici ».

Le général dirige une unité de 520 soldats, affiliée au Hachd al-Chaabi. Dans son bureau figure un portrait de l’ayatollah Sistani, la plus haute autorité chiite d’Irak, et une photo de Lalesh, le site religieux emblématique du yézidisme. « Le problème », dit-il, « c’est la relation entre le KRG et Bagdad. Le KRG utilise les réfugiés comme une carte à jouer ».

La région autonome kurde, dans les mains patriarcales du clan Barzani, refuse en effet de céder au gouvernement irakien l’ensemble de ses recettes pétrolières. Et Bagdad le lui rend bien en payant le salaire de l’autre milice kurde, la puissante Unité de protection du Peuple (YPG), qui a constitué dans le Sinjar une force estimée à 10 000 hommes et femmes et qui est rivale des peshmergas.

Avec l’aide du PKK, les YPG sont crédités d’avoir sauvé des milliers de Yézidis en créant un corridor à travers la montagne de Sinjar d’où ils ont pu s’extraire du génocide commis par Daech. La plupart des Yézidis saluent le courage des combattants YPG et reprochent aux peshmergas kurdes de les avoir abandonnés, sans les avoir avertis du danger représenté par l’Etat islamique.

Aujourd’hui, on trouve des Yézidis dans toutes les milices présentes à Sinjar, ce qui rend la situation encore plus kafkaïenne.

Nous avons fui notre maison du sud Sinjar avec nos documents d’identité, nos vêtements et ma kalachnikov.

Un accord a été signé en 2020 entre l’armée irakienne et les peshmergas pour le retrait des YPG et du Hachd al-Chaabi. Mais les YPG maintiennent des positions au sommet de la montagne où près de 1 300 familles continuent à vivre sous tentes malgré le froid de ce mois de mars. Ils ont creusé des tunnels pour se protéger des frappes de l’armée turque, qui traque inlassablement cette milice laïque et de gauche, qui est selon Ankara totalement liée au PKK.

Nous montons jusqu’au plateau de Sardashty, presqu’au sommet de la montagne, que ces familles yézidies refusent de quitter depuis huit ans. « Nous avons fui notre maison du sud Sinjar avec nos documents d’identité, nos vêtements et ma kalachnikov. Nous n’avions pas d’autre choix que la montagne », dit un homme. « Seul Dieu peut nous sauver ».

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Exposition à Liège

Les photos de Johanna de Tessières et les textes de Christophe Lamfalussy sont visibles jusqu'au 13 mai 2022 à l'Espace Wallonie de Liège dans le cadre de l'exposition "Yézidis, du génocide à la reconstruction?", du lundi au vendredi de 9h à 16h30.

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Ce reportage a été réalisé avec le soutien du
Fonds pour le Journalisme de la Fédération Wallonie-Bruxelles.

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